Pour cet homme d’une grande persévérance, épris de techniques difficiles, l’art du laque se révèle être pleinement à sa portée. Depuis sa rencontre avec Sougawara en 1912, Dunand s’emploie avec tout son sérieux à maîtriser les subtilités de cette création millénaire chinoise, introduite au VIe siècle – en même temps que le bouddhisme – au Japon, puis en Indochine. Ni la patience et la minutie que requièrent l’urushi – qui désigne la résine extraite du Rhus vernicifera, cet « arbre à laque » poussant dans les régions tropicales de l’Asie –, ni la vingtaine d’opérations complexes que sa pose entraîne ne rebutent l’artiste, rodé aux exigences du métal.
L’Âge d’or d’une technique haute en couleur
L’Âge d’or d’une technique haute en couleur
C’EST EN LAQUANT QU’ON DEVIENT LAQUEUR
À la faveur de l’enseignement expert du maître japonais, et sous sa conduite, Dunand s’est exercé, avant-guerre, à laquer une petite sculpture de Jean Dampt en ivoire et en or à l’effigie de Jeanne d’Arc52 . Tandis que la démarche se limitait à embellir la matière naturelle, cette expérience lui a révélé sans aucun doute les possibilités de cet art fascinant. Car le grand mérite de la laque est d’adhérer à toutes sortes de matériaux – bois, métal, pierre, verre, porcelaine, cuir ou encore soie –, la technique de fabrication variant selon les objets à réaliser.
Sougawara, qui a été formé aux techniques du bois au Japon et affecté à la confection d’autels bouddhiques, lui a plus spécifiquement dévoilé les secrets de ce savoir-faire délicat, lui transmettant ses recettes et le mode opératoire à suivre. Dunand, en disciple studieux, a consigné méthodiquement dans ses carnets les conseils prodigués. Car il faut commencer par apprêter le support en bois, le poncer pour en éliminer les aspérités, puis l’enduire de laque naturelle ; s’ajoute la pose au pinceau d’une préparation à base de laque naturelle et de terre très fine importée du Japon sur un entoilage en lin appliqué à même le panneau ; puis, l’application des couches de laque (entre trente et quarante), chacune devant passer de cinq à douze jours dans une chambre humide pour durcir, puis être poncée à l’eau avant de recevoir la couche suivante. Une fois obtenue une surface parfaitement plane, vient enfin l’application des laques décoratives ; cinq à six couches sont nécessaires, en utilisant des laques de qualité de plus en plus belle et fluide, longuement poncées53 . Ainsi que l’explique Dunand lui-même : « On applique la laque avec des pinceaux faits de cheveux de Chinois qui ont une vingtaine de centimètres de long et qui sont pris entre deux tablettes de bois de façon à ne laisser sortir qu’un centimètre de cheveux au bout du pinceau54 ». D’un plus gros diamètre que ceux des Européens, les cheveux de Chinois présentent en effet plus de résistance que n’importe quel poil pour étendre cette forme de glu et « sont cependant plus fins que du crin ou de la soie de porc qui laisseraient des marques de «cordes» sur la laque55 ».
Si le nom de Sougawara est présenté le plus souvent accolé à ceux de ses deux brillants élèves, Eileen Gray et Jean Dunand, il convient de reconnaître le rôle majeur qu’il a joué dans l’implantation en France de ce métier exotique. Le maître compte à coup sûr parmi « ces nombreux maillons qui forment la trame des transmissions des savoir-faire artisanaux entre l’Extrême- Orient et l’Occident56 ».
Des ateliers gérés en véritable chef d’entreprise
Les ateliers du 72, rue Hallé, que Jean Dunand occupe depuis 1908 dans un quartier appelé le « Petit Montrouge », entrent dès lors en ébullition et dans une nouvelle phase d’expansion. Tandis qu’à ses débuts l’artiste œuvre en solitaire, le succès venant et les commandes affluant, il se voit contraint de s’entourer d’un certain nombre d’ouvriers qu’il forme à l’exécution des décors de ses dinanderies, et désormais de ses laques. Aux fins de faciliter la tâche de ces derniers, Dunand met à disposition un précieux outil de travail : un recueil d’ornements esquissés par ses soins, réunissant quantité de modèles de motifs géométriques ou floraux. Réalisées à la gouache sur fond noir, ces élégantes planches décoratives – animées de « constellation, peau de serpent, œil de paon, spirale, bâtons rompus 57 » – s’apparentent en tout point aux hinagata bon japonais, recueils réunissant des modèles textiles d’une très grande inventivité [ill. 28]. On relèvera d’ailleurs le dynamisme poétique et ludique qui se dégage de ces dessins décoratifs respectifs.
Ainsi Dunand devient-il l’animateur d’un ensemble d’ateliers qui compte une vingtaine d’artisans en 1919, et atteindra bientôt le double et même jusqu’à cent personnes lors de la réalisation, en 1935, des décors du paquebot Normandie de la Compagnie générale transatlantique. Aux trois ateliers d’origine, qui répondent aux phases successives de l’art de la dinanderie – à savoir le travail du forgeron, celui des patines et celui de la gravure et de la ciselure – se rattachent désormais les ateliers de laque et d’ébénisterie58
. Dans ces derniers, le savoir-faire s’organise à peu près comme en Extrême-Orient. Non seulement les terres et les résines sont importées des colonies françaises d’Indochine, mais la main-d’œuvre est également asiatique. Le maniement de
la laque présente en effet des dangers pour la santé, provoquant des éruptions. Alix Dunand, l’une des filles de l’artiste, en fera d’ailleurs les frais, se retrouvant « les yeux gravement malades d’avoir regardé dans une jarre pleine de cette pâte perfide59
». Voilà pourquoi seuls des Indochinois, mieux armés par atavisme que les Occidentaux, manient cette résine dans les ateliers de la rue Hallé et en supportent l’exposition constante60
.
Sous la direction du maître d’œuvre, et se référant à une table d’échantillons laqués à différents stades « constituant autant de pages d’un dictionnaire spécial61 », les ouvriers asiatiques exécutent des décors en créant des effets de dégradés par l’action du ponçage des couches de laque naturelle, ou les colorant par l’ajout de pigments végétaux broyés.
Un beau paravent daté de 1920 témoigne des rendus de textures auxquels s’emploie alors Dunand [ill. 29]. Si les quatre feuilles présentent sur l’avers de remarquables surfaces rouges – interrompues, au registre supérieur, par une frise de roses stylisées très proches de celles qu’imprime alors Raoul Dufy sur ses étoffes [ill. 29, détail] –, le revers est quant à lui parsemé de motifs de feuilles. D’un bleu comparable à l’indigo traditionnel japonais rappelant les textiles de type tsutsugaki62 , ces ornements sont constellés de poussière d’or et d’argent (p. 44) et nimbés de filaments sinueux évoquant ceux formant les plumes de paon [ill. 30].
Toujours curieux et prodigue d’idées, l’artiste met encore en pratique bien d’autres procédés décoratifs. De fait, la laque fraîche, comme le métal, se prête à l’incrustation de toutes sortes de matières : nacre, os, ivoire, feuille d’or, poudre d’or (maki-e), d’argent, d’alliages de métaux divers, sable, burgau63 , coquille d’œuf, etc. Elle peut être aussi incisée de motifs, sculptée en relief, arrachée pour produire des effets d’ondes granuleuses64 , bref autant de formules que Dunand va exploiter et transposer dans des compositions modernes qui vont faire son succès.
Genève fête Dunand
L’année 1922 est marquée au Musée d’art et d’histoire de Genève par la présentation d’une petite exposition consacrée aux arts du métal. Elle met en avant quelque soixante œuvres d’artistes exerçant aussi bien dans le champ de la dinanderie que du fer forgé et entend montrer « dans quelles directions les recherches se continu[ent], chez nos voisins et amis de France, et chez ceux des nôtres qui poursuivent leur carrière à Paris, après avoir été élèves de nos écoles d’art65 ». Cette allusion directe à Jean Dunand souligne toute la fierté qu’il inspire aux autorités locales. L’éblouissante carrière de cet artiste formé en Suisse – quand bien même celui-ci s’est fait naturaliser français un mois plus tôt – suscite une admiration unanime. Avec sa trentaine d’œuvres – des vases, plateaux, cendriers, bonbonnières, coupes et coupelles [ill. 31] –, Dunand est l’artiste le mieux représenté à cet événement66 , ce qui laisse entendre qu’il domine incontestablement l’art de la dinanderie. L’originalité typologique de ses pièces et la richesse des décors, comme ce plateau au motif de grue d’un esprit très japonisant [ill. 32], montrent combien il est parvenu à faire passer un simple art décoratif en un art d’un raffinement précieux – voire d’apparat pour ses pièces de proportions monumentales –, digne d’être présenté dans les musées.
DES DINANDERIES MÉCONNAISSABLES
Parallèlement à ses essais techniques sur le bois, Dunand, animé par ses préoccupations de toujours, a également à cœur d’anoblir ses dinanderies par un manteau laqué chatoyant. Il aspire ainsi à « travailler la laque comme le ferait un artiste peintre avec ses tubes de couleur67 ». Les contraintes techniques qu’impose la laque sur métal – qui exige un passage au four à 180° entre chaque couche – le conduisent cependant à renouveler la forme de ses vases qui vont en s’épurant et, dans le même sens, à simplifier ses décors. Il puise dès lors allègrement dans la gamme de motifs stylisés qu’il avait mise au point avant-guerre et qui se prête plus aisément à sa transposition dans l’urushi [ill. 33]. Réalisé en 1920, un petit gobelet témoigne des essais auquel se livre alors l’artiste [ill. 34]. Il s’inspire dans ce cas précis de l’un des échantillons de laques travaillées qu’il a exécutés de concert avec Sougawara68 . En cuivre martelé, l’objet est revêtu de plusieurs couches de laques essuyées, formant des taches organiques posées de façon aléatoire, qui se détachent sur un fond vert sombre [ill. 34, détail] ; ces formes ocellées rouges et noires, aux faux airs d’écaille de tortue, étant par ailleurs rehaussées de fines particules d’or. D’esthétique nippone, ce gobelet en reprend le principe décoratif des parois intérieures revêtues de laque rouge. La mention « Jean Dunand laqueur » (p. 39), portée sous son pied, participe de cette même identité. Elle se détache sur un fond noir en lettres majuscules rouges – suggérant la technique de la laque negoro69 – et s’inscrit dans un carré marqué aux coins supérieurs par des lignes incurvées. Ce motif évoque à la fois la silhouette d’un torii, ce portail japonais érigé à l’entrée des sanctuaires shintoïstes, et celle des nombreux cachets qui émaillent les estampes – preuve que l’artiste a conçu cette petite pièce dans une disposition d’esprit résolument tournée vers les arts de l’archipel nippon.
Les essais que lance Dunand dans le champ de la dinanderie laquée accélèrent ainsi son passage vers un vocabulaire sinon abstrait, du moins ouvertement géométrique qui détonne de la production de ses pairs, encore ancrée dans le végétalisme ornemental de l’Art nouveau. Dunand affirme là une esthétique nouvelle nourrie par le cubisme et, une fois encore, toute sa singularité. Les compositions géométriques et colorées dont se parent les galbes de ses vases sont d’un riche effet. Elles s’accordent avec l’esprit de faste qui règne en cet après-guerre, né en réaction aux restrictions vécues.
Une polychromie à la japonaise
Friand de tout ce qui fait peau, Dunand se plaît à recouvrir l’entier des surfaces de ses objets et recourt pour ce faire à une palette de couleurs contrastées, correspondant aux teintes réalisables dans le domaine de la laque70 . Le rouge, qui dans l’armement permet d’être visible de loin et de camoufler aux yeux de l’ennemi le sang qui coule, s’oppose ainsi au noir profond, obtenu par oydation avec du fer 71 ; ils côtoient respectivement l’or, l’argent, le blanc des fragments de coquille d’œuf – un choix de teintes qui met en valeur les compositions graphiques de l’artiste. Les surfaces unies ne sont toutefois pas délaissées par ce dernier, plutôt porté vers la simplicité, comme en témoigne ce vase de tonalité rouge qui renvoie au fameux « sang de bœuf » de la céramique chinoise [ill. 35]. Bernard Dunand confirmera d’ailleurs que son père avait une prédilection pour les surfaces monochromes, mais qu’il devait bien souvent se plier aux souhaits de sa clientèle, friande de décors naturalistes.
Des poules aux œufs d’or
Pour obtenir des effets décoratifs blancs laqués, les Japonais recourent à un artifice étonnant : ils incrustent à la pince dans la laque fraîche des fragments de coquille d’œuf. Pour ce faire, chaque coquille est préalablement vidée, brisée et dépouillée de sa peau intérieure dans l’eau chaude, puis écrasée. Soucieux de surmonter le problème inhérent aux pigments lactescents qui bistrent avec le temps, Dunand reprend à son compte ce procédé asiatique et en tire des décors d’une délicatesse et d’une somptuosité remarquables. Afin de moduler les teintes et tendre, selon l’effet recherché, vers le jaune, le gris, ou le blanc, il se pourvoit d’œufs de gallinacés de variétés diverses – cochinchinoise, cane, perdrix et poule –, mais joue également sur les autres vertus qu’offrent ces coquilles. Du sens dans lequel est placé le minuscule éclat – face bombée orientée sur le dessus ou face concave côté laque – dépend effectivement l’intensité du blanc, obtenu après l’opération de ponçage. Là encore, il confie ce travail minutieux à des artisans asiatiques rompus à cet exercice qui, sous sa conduite, s’emploient à juxtaposer un à un dans la laque fraîche, avec un soin minutieux, aussi bien des grands morceaux que des éclats réduits en poudre. S’inscrivant dans la tradition nippone, Dunand produit toute une gamme de menus objets de tabletterie ainsi incrustés de brisures de coquille d’œuf : boîtiers de montre, étuis à cigarettes, boîtes, poudriers... [ill. 36 - 37]72
Vases et plateaux, de proportions plus importantes, ne sont pas en reste, puisque revêtus d’une semblable marqueterie [ill. 38]. Une production qui, dans son ensemble, témoigne de cette esthétique moderne élaborée par l’artiste, où de véritables compositions cubistes [ill. 39] côtoient des arrangements qui doivent essentiellement au hasard et qui sont l’expression d’une grande poésie [ill. 40]. Le rôle essentiel joué par l’art japonais n’est plus à démontrer dans l’émergence de cette production qui va connaître un succès extraordinaire et lancer une véritable mode sur le territoire français73 , pour s’imposer rapidement à une échelle internationale.
Une typologie d’objets inspirés de l’archipel nippon
Dans la vaste gamme d’objets mise sur le marché par Dunand figurent nombre de petites boîtes circulaires qui sont de dignes descendantes des boîtes traditionnelles japonaises en bois laqué. Réservées aux thés légers (natsume), à l’encens (kôgô) ou à d’autres fonctions, ces pièces d’usage quotidien présentent des décors d’une grande finesse dont les thématiques sont souvent liées à une saison ou à une fête. Inspiré par ces objets délicats et par leur format, Dunand propose quantité de boîtes en métal laqué, dédiées plus spécifiquement à l’univers de la femme [ill. 41]. L’artiste joue ainsi de ce va-et-vient continu entre la culture traditionnelle japonaise et une modernité de style résolument Art déco. Une démarche qui s’exprime à travers d’autres typologies d’objets, comme ses gongs rehaussés de cercles concentriques apparentés à l’orphisme des Delaunay74 , ses nécessaires à coiffure [ill. 42], influencés par la beauté ornementale des peignes nippons (kushi) [ill. 43], ses coffrets et ses paravents qui trouvent leur origine en Chine et, enfin, ses tissus laqués rappelant les kammori, ces coiffures en soie laquée portées par les nobles du Japon ancien.
De la boîte à pilules aux pièces de mobilier
À partir de 1921, les ateliers de la rue Hallé tournent à plein régime sous la direction de Dunand, qui mène plusieurs activités de front. S’il s’est déjà confronté au domaine du mobilier laqué en réalisant des paravents [ill. 44], il ambitionne d’approfondir ce champ. Marchant sur les pas d’Eileen Gray qui a notamment réalisé, en 1914, une Table lotus pour le célèbre couturier Jacques Doucet (1853-1929)75 , Dunand étudie la construction des meubles japonais afin d’éviter de laisser apparaître les joints du montage sous la laque et d’optimiser l’application des couches de l’urushi sur le bois. Il n’hésite pas à s’inspirer de la simplicité apparente du mobilier asiatique pour redéfinir des modèles de « tables basses aux bords arrondis, sans moulure, ni décrochement, afin de pouvoir poncer uniformément la matière, après chaque opération de laquage76 ». Le résultat est d’une grande réussite, qui mêle contemporanéité de la forme et raffinement du décor, ainsi qu’en témoigne cette table basse qui meublait le foyer de l’artiste [ill. 45]. Pourvue de pieds massifs, elle présente un plateau entièrement garni de larges éclats de coquilles d’œufs posés côte à côte, formant une composition aux lignes craquelées d’une grande délicatesse. Il est fort probable que ces brisures de coquilles de teinte blanche, auxquelles va la préférence de Dunand, proviennent des poules domestiques que ce dernier a installées dans un poulailler attenant à ses ateliers.
Bientôt la laque s’étend à une multitude de pièces de mobilier de belles proportions, telles qu’une déclinaison de tables (basses, gigognes, à thé), des panneaux décoratifs, des devants de cheminée ou encore des petits écrans. Leurs surfaces sont magnifiées de décors formés là encore de brisures de coquilles d’œuf77 , mais également d’ornements naturalistes. De fait, l’étendue des champs que le bois met à la disposition de Dunand l’incite à renouer avec le figuratif. Lui qui possède un œil de peintre conçoit des décors aux chauds coloris, caractérisés par une grande simplicité et une recherche de schématisation. Sa dette envers les traditions visuelles japonaises s’exprime surtout dans ses compositions animées de poissons exotiques, de singes, de hérons, d’aigles, de lapins, de tigres, d’oiseaux, de sangliers [ill. 46] et dans la facture ornementale qui fait toile de fond à ce bestiaire. Il peaufine en effet parfois ses compositions de motifs ancestraux, à l’exemple du seigaiha représentant des vagues stylisées en forme d’éventails.
LE CHARME ENVOÛTANT DE LA LAQUE
Le fini et la résistance des laques de Dunand, le caractère original de ses décors et le luxe des matières lui attirent une clientèle considérable, y compris celle des Japonais eux-mêmes. Car comme le relève ouvertement l’artiste : « Voici comment, aujourd’hui, je produis des laques authentiques et à meilleur compte que mes initiateurs78 ». Cela dit, acquérir des créations exigeant parfois jusqu’à deux années de travail suppose un coût élevé. C’est pourquoi cet artisanat de luxe aux vives couleurs flatte avant tout une clientèle fortunée qui, fidèle à l’artiste, lui passe régulièrement commande et va admirer ses créations exposées dans les nombreux salons auxquels il participe, ainsi qu’à la Galerie Georges Petit. En plus d’embellir les intérieurs privés, cette production à la mode s’empare de toutes les scènes : tandis que Marcel Pagnol loue pour ses films des paravents signés de Dunand79 , le dramaturge Henry Bernstein plante dans le décor de sa pièce Mélo (1929) des laques de l’artiste.
La laque a ainsi le vent en poupe et Jean Dunand en est l’une des figures phares. À ce titre, il est sollicité pour exécuter le revêtement laqué de meubles dessinés par différents décorateurs en vogue, tels que Pierre Legrain, Jacques-Émile Ruhlmann ou Eugène Printz. De même, il réalise des panneaux d’après les cartons de confrères, comme le peintre animalier Paul Jouve, Jean Goulden, Jean Lambert-Rucki ou encore Carl Angst [ill. 47]80 . Ces œuvres nées de la collaboration étroite entre plusieurs artistes procèdent d’ailleurs de cette même dynamique de travail qui régit les ateliers d’ébénisterie nippons, où chaque artisan contribue, par son domaine d’expertise, à la beauté finale d’un cabinet [ill. 48].
Quand le luxe des matières rejoint le plaisir des volutes
Jugé aux yeux de « certains comme l’ensemble le plus complet et le plus réussi de l’Exposition81 » internationale des Arts décoratifs et industriels modernes de 1925, le fumoir en laque de Dunand attire tous les regards82 [ill. 49]. Là encore, ce dernier se tourne vers le Japon et puise à sa source, sinon à celle de l’Empire céleste et à ses volutes d’opium. Tant du point de vue de l’organisation de l’espace que du revêtement laqué des parois et de l’harmonie des couleurs – noir et rouge rehaussés de touches argentées – émane ce parfum d’Asie. Et ce fumoir trouve une résonance particulière dans le contexte de cet événement international83 . La laque, ingrédient majeur de l’Art déco, traduit admirablement cette fascination pour l’exotisme et le luxe qui s’expriment alors pleinement dans toutes les disciplines confondues des arts. Non content d’avoir mis au cœur de la modernité cette technique asiatique millénaire, Dunand fait en outre figure de chantre de ce mouvement éclectique.
Son décor raffiné est par ailleurs une vitrine parfaite pour des commandes ultérieures émanant d’une clientèle qui tend à s’élargir à des cercles de plus en plus aisés. Sans être mondain, Dunand saisit toute occasion pour approcher la haute société internationale. Il est ainsi bientôt amené à répondre à des commandes de riches Américains, comme Solomon R. Guggenheim et le millionnaire Charles Templeton Crocker, pour lesquels il conçoit, en 1928 et 1929, respectivement une salle de musique et trois pièces d’un appartement à San Francisco, dont une à décor de poissons japonais. Reprenant cette même thématique, il fournit, en 1929, pour l’hôtel particulier de l’ambassadeur Philippe Berthelot près de l’Hôtel des Invalides à Paris, un lit corbeille en laque noire orné de poissons exotiques stylisés et de nénuphars incrustés de nacre blanche et de burgau moiré [ill. 50]. Cette singulière pièce de mobilier voisine alors avantageusement avec une armoire chinoise en laque d’époque Ming. Preuve que le style de Dunand peut soutenir la proximité et la comparaison avec les créations les plus raffinées du Japon et de Chine.
Dunand élevé au rang de « premier grand Maître » par les Extrême-Orientaux
Outre d’éminents professeurs d’arts décoratifs japonais venus échanger avec le maître français, défile et s’active au sein des ateliers de la rue Hallé une main d’œuvre toujours plus nombreuse. Elle compte dans ses rangs des artistes en herbe, comme le Javanais Raden Mas Jodjana (1893-1972), qui pour l’heure s’initie à la technique du laque et de la xylogravure84 . Dunand rassemble par ailleurs autour de lui des grands maîtres. Ainsi Katsutaro Yamazaki85 , son élève Katsu Hamanaka (1895-1982), également formé à l’art du laque par Seizô Sougawara, ou encore le Vietnamien Nguyen Gia Tri (1908-1993)86 . Cet art extrême-oriental revisité selon une approche contemporaine donne ainsi lieu à bien des échanges interculturels. Sur la scène internationale, il répond parfaitement aux questionnements que se pose par exemple le Japon, en quête d’un équilibre entre tradition et modernité, entre Orient et Occident. Séduit par la perfection esthétique de la démarche de Dunand, que les Nippons considèrent désormais comme « premier grand Maître » occidental87 , le gouvernement l’invite même à participer à une exposition d’art décoratif français. Une offre que ce dernier accepte sans se rendre toutefois dans l’archipel88 . Difficile dès lors de ne pas admettre le rôle joué par l’artiste dans l’émergence d’une nouvelle génération de créateurs japonais influencés par l’Art déco et déterminés à affirmer leur statut d’artistes, et non plus de simples artisans89 .
Soucieux du bien-être de son personnel90 , Dunand n’est jamais à cours d’idée pour inventer, au gré des besoins, « toutes sortes de moyens pratiques inédits pour faciliter le travail dans les différents artisanats exercés ». Selon Bernard Dunand, « cette aptitude à si aisément résoudre les problèmes du « faire » étonnait toujours ses collaborateurs dont elle rendait la confiance inconditionnelle91 ». Certains ouvriers asiatiques vont toutefois se montrer infidèles à l’artiste, n’hésitant pas à travailler parallèlement pour une concurrence peu scrupuleuse et avide de reproduire à la lettre ses articles laqués au prodigieux succès92 . Serait-ce, comme l’a laissé entendre Sougawara, parce que « Dunand, pour réduire les coûts de production (…) employait de la main d’œuvre bon marché93 » ? D’après ce dernier, il n’honorait pas non plus le processus de fabrication des œuvres en laque. Une pure transgression aux yeux du Japonais pour qui « le respect de cet art ancestral transmis par les maîtres relève du sacré et ne peut en aucun cas souffrir de compromis matériels ».
S’il faut plutôt voir là des solutions novatrices imaginées par Dunand pour restreindre le nombre d’étapes de fabrication du laque, il n’en demeure pas moins que son excellence dans ce savoir-faire a fait ses preuves. Il lui revient même la primeur de certains rendus de texture, comme des matités d’un aspect nouveau. Enfin, sa nomination en tant que Président d’une classe de laque inaugurée lors de l’Exposition internationale de 193794 ne surprend aucunement, surtout en regard des prouesses techniques qu’il a réalisées peu avant dans le champ des décors pour paquebots.
Un décor rutilant d’or pour un palace flottant
En virtuose de l’art du laque, Dunand s’est en effet aventuré à enduire de ce matériau si séduisant des surfaces toujours plus grandes, atteignant des dimensions jamais réalisées en Extrême-Orient. Les panneaux qu’il sculpte en bas-relief et laque pour le Normandie (1935), plus grand paquebot encore jamais construit au monde, répondent à cette monumentalité sans équivalent et constituent le point d’orgue de sa production95 . Si la thématique générale développée – Jeux et Joies de l’homme – est universelle et traitée par l’artiste dans un style égyptisant bien éloigné de l’exotisme asiatique, son panneau intitulé La Conquête du cheval [ill. 51] s’apparente pour sa part aux peintures équestres chinoises de la dynastie Tang (618-907). En effet, les chevaux représentés au galop, dont Dunand a disséqué les moindres muscles et décrit le soulèvement des crinières au vent, ne sont pas sans rappeler les pur-sang montés par des joueurs de polo peints sur un mur de la tombe du prince Zanghuai (706).
Mais ce sont surtout les 1200 mètres carrés de laque unie or et les 235 mètres de laque gravée polychrome qui, en plus de forcer l’admiration, renvoient aux sources mêmes de l’Asie. Posé à la feuille sur la dernière couche de laque fraîche pour y adhérer, l’or anime avec munificence ces surfaces démesurées – nimbant assurément les passagers dans une atmosphère scintillante et opulente d’art et de goût.
AU CRÉPUSCULE D’UNE GLORIEUSE CARRIÈRE
Fleurons de l’œuvre de Dunand, les décors du paquebot Normandie font époque [ill. 52]. Leurs proportions, qui se mesurent « à l’échelle de l’infini du ciel et de la mer96 », démontrent la capacité de travail phénoménale de l’artiste, qui a œuvré plusieurs mois sans relâche, sculptant ces bas-reliefs dans les moindres détails.
Le 23 août 1939, tandis que le Normandie fend les eaux de l’océan pour rejoindre le port de New York, nul ne pressent qu’il effectue là sa dernière traversée. La déclaration de la guerre tombe comme un couperet le 3 septembre 1939 : le luxueux vaisseau est contraint de rester à quai et les panneaux rejoignent bientôt les sombres entrepôts de la compagnie.
De l’autre côté de l’Atlantique, c’est l’activité florissante de « l’empire artisanal de la rue Hallé97
» qui se voit brutalement paralysée. L’impossibilité de se procurer de la laque, la pénurie de gaz et de matières premières portent dès lors un coup fatal à la production si féconde de Jean Dunand et installent le silence dans les vastes ateliers qui ont employé jusqu’à cent personnes. Anéanti
par la mort de l’un de ses fils tué sur le champ de bataille et par la captivité de Bernard, l’aîné de la fratrie, l’artiste s’éteint en 1942, à l’âge de 65 ans. Dès lors, seul capitaine à la barre avec cinq artisans asiatiques pour tout équipage, Pierre Dunand achève les commandes et les projets en cours d’exécution, qui tous portent la signature de Jean Dunand accolée à l’année 1942. Après avoir tenté de faire tourner l’atelier au cours des années qui ont suivi la Libération, Bernard et Pierre Dunand décident de mettre fin à l’aventure familiale. Avec la disparition de leur père s’éteint l’esprit de faste et de joie de l’Art déco, sur lequel l’après-guerre jettera un œil réprobateur.
Étudié à travers le prisme de l’Asie, l’œuvre de Jean Dunand témoigne bel et bien d’une forme de syncrétisme culturel. L’artiste, amoureux de la matière et chercheur inlassable, a ainsi très tôt exploité la richesse des techniques extrême-orientales98 et su en tirer une expression renouvelée, toute personnelle. De la dinanderie qu’il a hissée au rang d’un art de prestige, au laque dont il a réinventé certains procédés, Dunand a fait siennes ces techniques ancestrales et y a transposé un langage novateur et coloré. À la faveur de son génie créatif, et puisant dans le réservoir de ces civilisations lointaines, il a participé à l’élaboration du mouvement Art déco, dont il est devenu l’un des chantres.
Artisan hors pair autant qu’artiste talentueux, Dunand s’inscrit en droite ligne de la tradition japonaise qui a toujours fait fi de la hiérarchie distinguant les arts mineurs (kogei) des arts majeurs (bijutsu). Reconnaissant d’ailleurs en lui un Maître, ses pairs nippons lui ont accordé ce titre suprême, l’honorant lui seul, aux dépens de nombreux émules épris du même exotisme. La profonde modestie attachée à l’artiste, son tempérament persévérant et perfectionniste99 l’apparentent définitivement aux artisans japonais, dotés de semblables qualités.
La postérité de Jean Dunand au Musée d’art et d’histoire
Affublé du sobriquet de « géant genevois100 » en référence à sa haute stature, Jean Dunand est demeuré, malgré sa carrière parisienne, très attaché à sa ville natale. Outre les dons qu’il a adressés de son vivant au Musée d’art et d’histoire [ill. 53], l’artiste a également participé à différentes expositions organisées dans la cité de Calvin.
Eu égard à cet attachement, Suzanne Dunand (1918-2015) a gratifié en 2014 l’institution genevoise de trois œuvres de son père101 . À son tour, Élizabeth Lafitte (1950- 2015), petite-fille de l’artiste, a généreusement complété le fonds – déjà significatif – d’une vingtaine de pièces nouvelles102 . Ces gestes prodigues sont d’autant plus admirables que les objets donnés ont cohabité dans la sphère privée de Dunand, à l’exemple de ce lampadaire Tulipe [ill. 54]. Un modèle unique qui semble de prime abord relever de l’esthétique moderniste103 , mais dont le réflecteur en forme de corolle stylisée recouvert d’or posé à la feuille souligne la fidélité de Dunand à la nature, au geste artisanal et à sa liberté d’allure104 . Ce luminaire exprime et résume à lui seul la démarche de l’artiste, enclin à instiller de la poésie dans tout objet, même le plus banal, et à le façonner avec autant de perfection que s’il s’agissait d’une œuvre d’art.
En faisant entrer ce patrimoine familial au Musée d’art et d’histoire, la descendance de Dunand a non seulement permis à l’institution de se doter d’œuvres emblématiques de l’artiste, mais encore de lever un pan du voile sur son intimité. L’histoire ne nous révèle toutefois pas si ces pièces au statut particulier voisinaient avec des œuvres asiatiques, objets de la fascination de Dunand…
Notes
- 52.
- 53.
- 54.
- 55.
- 56.
- 57.
- 58.
- 59.
- 60.
- 61.
- 62.
- 63.
- 64.
- 65.
- 66.
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