« L’enthousiasme et l’intérêt de M. Dunand semblent illimités. Il ne reconnaît apparemment aucune règle et ne cède à aucune tradition1 ». Si Jean Dunand, artiste aux multiples talents et figure emblématique de la période Art déco, est célèbre pour son insatiable curiosité, ses prouesses techniques et sa force de créativité, il ne saurait toutefois se reconnaître sans nuance dans le dernier segment de cette citation. Son œuvre puise son inspiration à diverses sources qui cohabitent indifféremment les unes avec les autres. Ainsi s’expriment chez lui un goût précoce pour la beauté plastique des Africains, un profond attachement à la nature, sa grande inspiratrice, mais surtout une passion pour les arts et les techniques d’Extrême-Orient.
À la découverte des arts du feu
À la découverte des arts du feu
Gael Bozon
Cette empreinte asiatique, le plus souvent réduite à son travail des patines ainsi qu’à sa production laquée dans les ouvrages consacrés à l’artiste, semble en réalité plus prégnante et sous-tendre intimement sa démarche artistique. Les années de jeunesse de Dunand s’inscrivent, de fait, dans un contexte très propice aux arts asiatiques. S’il se montre assez peu sensible à la mode du « japonisme2 » proprement dite, celle-ci, déterminante dans l’art français depuis plusieurs décades, a assurément servi de ferment à son approche créatrice et lui a ouvert des voies qu’il s’est appropriées de manière toute personnelle.
Considérée à la lumière de cette perspective, l’étude du corpus d’œuvres de Jean Dunand conservé au Musée d’art et d’histoire de Genève rend bien compte des étroites connivences que ce dernier partage avec les artisans nippons, mais aussi de son admiration pour les arts plus anciens de la Chine. Un jeu fascinant de correspondances formelles, thématiques et techniques peut ainsi être établi entre la production artistique du pays du Soleil-Levant en particulier et les créations de l’artiste d’origine genevoise, qui trouve des ramifications jusque dans son éthique de travail et dans sa nature profonde.
Une formation sous le signe du marteau et du burin
Jean Dunand naît en 1877 à Lancy, dans le canton de Genève. Fils d’un fondeur d’or dans l’industrie horlogère, il en hérite les aptitudes artistiques et marche rapidement sur les pas de son père en s’inscrivant, âgé de seulement quatorze ans, à l’École des Arts industriels de Genève [ill. 1].
Si son choix se porte sur la sculpture, le jeune homme est curieux de toutes les disciplines. Il s’essaie ainsi au maniement d’outils créés pour façonner des matériaux aussi éloignés que peuvent l’être la pierre et l’or. Son sérieux et ses compétences sont couronnés, au terme de son premier cycle, d’un Premier Prix de ciselure et de modelage. Sitôt son diplôme en poche, il obtient en 1897 une bourse de la Ville de Genève pour poursuivre ses études à Paris et prend part à l’exécution du pont Alexandre III, où il se confronte au travail du métal repoussé par martelage. Suivant l’exemple de son condisciple et fidèle ami d’étude, Carl Angst (1865-1975), il s’inscrit en 1897 au cours du soir de l’École nationale des arts décoratifs, dans la classe de sculpture de l’atelier de Jean Dampt (1854-1945) [ill. 2].
Personnalité du Paris artistique de cette époque, ce Bourguignon d’origine, admirateur du théoricien John Ruskin (1819-1900) et du mouvement britannique des Arts & Crafts, enseigne à ses élèves toutes les subtilités de son art, soit les techniques du bois, de la pierre, de l’ivoire, du fer forgé et des métaux précieux. Véritable mentor pour le jeune Dunand, il lui inculque une connaissance approfondie des matériaux, le goût du travail minutieusement achevé et celui des techniques savantes et lentes, entretenant avec lui «une relation de maître à apprenti, calquée sur le modèle rêvé des ateliers du Moyen Âge ou de la Renaissance3 ». Sélectionné avec Angst pour assister le maître sur le chantier de la Salle du Chevalier de l’hôtel de la comtesse de Béarn4 , situé rue Saint-Dominique à Paris, Dunand affine ses talents de sculpteur et se familiarise surtout avec l’art décoratif moderne.
La dinanderie : la révélation d’un artisanat
Les périodes de vacances offrent l’occasion au jeune homme de rejoindre ses parents à Genève. C’est à la faveur de ces séjours réguliers que, loin de s’adonner à l’oisiveté, il découvre la technique exigeante de la dinanderie qui va profondément révolutionner sa carrière et le détourner de sa vocation de sculpteur. Dunand fait l’apprentissage de cet artisanat d’une grande complexité sous la conduite d’Auguste Dannhauer (1865-1928). Issu d’une lignée de chaudronniers, il est l’un des derniers maîtres en la matière à Genève. Et c’est précisément à la rue des Chaudronniers – où étaient cantonnés, pour cause de nuisances sonores, tous les artisans de la profession au XVIIe siècle – qu’il initie le jeune Dunand à l’art de confectionner marmites, moules, gobelets et autres objets usuels en se servant d’un marteau et d’un tas (petite enclume), outils élémentaires pour façonner des métaux pauvres en feuilles circulaires et les transformer en objets finis. Loin d’être rebuté par le côté physique et harassant du martelage, l’adolescent apprenti, à la « carrure d’un montagnard solide5 », démontre bien au contraire une grande dextérité et l’infinie patience exigée dans la pratique de ce savoir-faire. Un témoin de son passage chez le maître chaudronnier au caractère austère6 se trouverait, si l’on en croit la tradition familiale d’un donateur genevois, conservé au musée : il s’agit d’une théière réalisée vers 1898 [ill. 3].
En cuivre martelé, pourvu d’une anse entourée d’un tressage d’osier en guise de protection contre la chaleur et d’un bouton de prise en os, cet objet traduit ce recours à différents matériaux préconisé par Jean Dampt, le premier maître de Dunand. Si la production de Dannhauer dénombre pour sa part, et pour l’essentiel, des articles domestiques dénués de décor qui emplissent pêle-mêle sa boutique du plancher au plafond [ill. 4], elle compte également des pièces artistiquement travaillées. Relevant de la dinanderie, forme noble du métier de chaudronnier, ces objets témoignent des courbes sinueuses propres au style Art nouveau, mais également de l’esthétique rectiligne attachée à la Wiener Werkstätte autrichienne.
Ainsi Jean Dunand tire-t-il grand profit de ces moments de « villégiature » à Genève. C’est dans ce contexte qu’il éprouve ses dons et apprend à manier avec aisance les outils que sont la bigorne et la recingle, le maillet de buis et le marteau d’acier. Doté des qualités requises pour cet art lent et délicat, il produit là ses premières pièces de dinanderie7 , dont certaines figureront dans la section des arts décoratifs du Salon de la Société nationale des beaux-arts de Paris, en 1904. Il s’agit de vases en cuivre façonnés au marteau, qui séduisent surtout par l’harmonie simple et bien équilibrée de leur forme, inventée au fur et à mesure de leur élaboration. Derrière le galbe élégant de ces objets à la surface polie au marteau d’acier, se devine le tempérament du sculpteur, foncièrement attaché aux volumes. Chaque pièce est donc unique, Dunand se cantonnant dans cette voie et préférant à la perfection des produits manufacturés la marque personnelle et la fantaisie toujours nouvelle dont sont empreintes les œuvres montées à la seule force du marteau : « La machine, dit-il, fait trop régulier, trop rigide, trop parfaitement géométrique ». Seul compte à ses yeux « le travail à la main [qui] demeurera toujours plus émouvant, plus pur. Les plus exaltantes trouvailles, le galbe particulier – j’allais dire personnel – d’un vase, l’harmonie des couleurs, d’un décor, cela provient souvent de quelque chose d’imprévisible qui intervient tout à coup, au cours de l’élaboration de votre ouvrage : une sorte d’irrégularité étonnante de caractère8 ». Ce plaisir né de l’improvisation de l’artiste qui s’adonne à son art au gré des caprices du métal rejoint d’ailleurs celui des peintres japonais, qui cultivent cette forme d’abandon au hasard, laissant aller leur pinceau selon l’humeur du moment9 .
Si la presse remarque immédiatement ce jeune homme qui ose pratiquer conjointement à la sculpture un artisanat si exigeant, elle va dès lors aller de surprise en surprise devant l’audace qu’il déploie à explorer de nouvelles formules. Le chaudronnier d’art cherche, de fait, à enrichir le métal par la couleur, et « ce de trois manières : par la patine à l’acide et au feu qui donne des coloris variés ; par la dorure au mercure qui permet l’amalgame intime du métal précieux et du support ; enfin par l’incrustation d’or ou d’argent10 ».
L’ATTRAIT EXERCÉ PAR LES TECHNIQUES JAPONAISES
Ces techniques de décor étant traditionnellement pratiquées en Orient, il y a fort à parier que Dunand a, dès cette époque, porté un regard curieux sur les œuvres en métal patiné, laqué ou repercé arrivées du Japon en Europe depuis quelques décennies, et dont les exemples ne manquent pas autour de lui. Ne serait-ce qu’à Genève où l’adolescent a assurément fréquenté, dans le cadre de sa formation scolaire ou au moment précis où il s’initie à l’art de la dinanderie, les salles du Musée des arts décoratifs, inauguré en 1885. Là, il aura pu y étudier un certain nombre de pièces nippones acquises par Georges Hantz (1846-1920)11 , un directeur investi par sa mission éducative et soucieux de mettre sous les yeux des industries d’art local des produits ouvrés de qualité, comme ceux réalisés par les artisans japonais [ill. 5].
De même a-t-il pu se rendre à l’ancien Arsenal. Situé à quelques encablures de la rue des Chaudronniers, au cœur du centre historique de Genève, ce musée réunit alors quantité d’armes et d’armements présentés à la manière de trophées – au nombre desquels comptent les « souvenirs » dits de l’Escalade12 –, ainsi qu’un florilège de casques accrochés aux parois [ill. 6]. Quatre armures de samouraïs y figurent en bonne place. On peut dès lors supposer que la richesse des matériaux et le souci du détail qui président à la création de ces attributs militaires ont fasciné le jeune Dunand. De même peut-on imaginer combien les casques des chefs de guerre nippons, manufacturés à partir de feuilles de fer naturel par la technique du repoussé et recouverts de laque pour les solidifier, ont fait forte impression sur lui13 . Un fait en tout cas avéré est le goût que prend Dunand à la fréquentation des musées. Là, il réalise nombre de croquis et consigne toutes sortes de notes dans ses carnets en vue de redonner, une fois ses outils en mains, « actualité à ses émotions d’art vécues14 ».
Paris, capitale du japonisme
À une échelle autrement plus large qu’à Genève, Paris s’avère un terreau fertile pour puiser des exemples. Dunand y parfait sans doute ses connaissances de l’art japonais et aiguise son œil aux différentes techniques observées sur les vases, ornements de sabre (tsuba) et autres objets d’art décoratifs (okimono) qui inondent le marché de l’art et les rayons des grands magasins comme Le Bon Marché. À partir de 1906, il fera principalement ses classes à la Galerie Georges Petit, ainsi que dans les ventes publiques organisées à l’Hôtel Drouot, qui se révèlent un terrain d’étude idéal pour se familiariser avec les objets asiatiques15 .
Mais pour l’heure, l’Exposition universelle de 1900 demeure encore le lieu où se concentrent nombre de produits d’exportation, bientôt qualifiés ironiquement de « japoniaiseries16 ». C’est en effet lors de cette manifestation qu’est révélé un art beaucoup plus ancien d’origine chinoise et bouddhiste, dominé par la sculpture monumentale. Il va sans dire qu’en regard de cet art traditionnel, les objets japonais de facture récente passent pour de menus bibelots et que les amateurs japonisants restent confondus devant leur méprise.
Quoi qu’il en soit, Dunand, qui s’appelle encore Jules-John (il changera son prénom pour celui de Jean en 1909), participe à cet événement en tant qu’exposant suisse et s’y voit même couronné d’une médaille d’or pour une sculpture en bronze17 . De fait, hésitant sur la voie à emprunter, Dunand se consacre toujours à la statuaire [ill. 7 et 8]. Mais l’influence de Jean Dampt, membre fondateur du groupe L’Art dans tout, ajoutée à la révélation de l’infinité de formes et d’aspects techniques qu’offre le travail du métal – et plus largement le champ des arts décoratifs – fait son chemin. À l’aube d’une nouvelle vie à deux, et dans l’expectative de fonder une famille, la décision s’impose bientôt : « La volonté de gagner ma vie a bien été pour quelque chose dans ma renonciation à ce que l’on appelait le Grand Art… j’ai ainsi pu me consacrer uniquement au métier que j’aime, affranchi de la nécessité de quémander des commandes officielles ou d’accepter de me charger de boulots alimentaires18 ».
Le succès remporté en 1905 par les dinanderies qu’il présente au Salon de la Société nationale des beaux-arts conforte d’emblée Dunand dans son choix de carrière. La critique applaudit l’originalité de ses longues et fines bouteilles en bronze et en cuivre, rehaussées de délicates incrustations d’or, et qui « évoquent indiscutablement des modèles en bronze du XVIIIe siècle reproduits par Samuel Bing (1811-1905) dans Le Japon artistique19 ». Collectionneur et importateur d’objets et d’estampes pour sa galerie parisienne du 22, rue de Provence, ce dernier s’inscrit à l’époque comme l’une des principales figures du japonisme, qu’il s’efforce de diffuser par son commerce et par la publication de cette revue mensuelle. Il est fort probable que Dunand en ait parcouru certains articles, du moins pourrait-il avoir lu celui paru en 1891, intitulé « Les Arts industriels au Japon20 ». L’auteur y décrit les savoir-faire des artisans nippons et mentionne leur emploi de « métaux les plus divers, l’or, l’argent et les alliages particuliers au Japon, le shibuitshi, le shakoudo, etc. » en vue d’apporter des tons de couleur à l’ornementation de l’acier.
Faire vivre le métal par la couleur
C’est précisément la voie empruntée par Dunand. Désireux de faire vivre par la couleur la surface de ses objets, il applique les préceptes des artisans japonais qui s’ingénient, de surcroît, à juxtaposer métaux pauvres et métaux riches. À l’instar de ces derniers, il fait fi de la distinction traditionnelle qui réserve l’emploi de métaux précieux (or, argent) à l’orfèvrerie et, a contrario, de matériaux ordinaires (cuivre rouge, cuivre jaune, laiton, étain, nickel, plomb ou acier) à la dinanderie. Les effets nouveaux obtenus par leur combinaison, ou par le seul travail du marteau fascinent bel et bien le dinandier et il s’y emploie avec toute sa passion d’artisan [ill. 9].
En témoigne ce vase ovoïde en acier et laiton martelé acquis en 1907 par le Musée des arts décoratifs de Genève, à l’occasion de la XXe Exposition municipale des beaux-arts de Genève [ill. 10]21 . Les traces laissées par le marteau manié par Dunand sur l’entier de la panse offrent un effet décoratif particulièrement heureux. Ce procédé trouve une filiation directe avec la tradition japonaise d’objets en cuivre martelé, à l’exemple des yuwa-kashi, ces chaudrons pour faire chauffer l’eau22 . Autre particularisme propre aux chaudronniers nippons, leur capacité à réaliser des patines aux effets inédits et à proposer des contrastes de teintes. Ici, le gris de l’acier s’oppose au doré de l’alliage cuivreux du col à oreilles débordantes. Métal pauvre par excellence, l’acier se trouve donc magnifié, dans un rapport harmonieux, par l’empreinte du marteau et par les alliages de couleurs.
Curieux de tous les savoir-faire, Dunand ne tarde pas à aborder des techniques plus complexes, qu’il associe librement dans l’exécution d’un même objet. Le vase à anses Monnaie-du-pape [ill. 11], également entré en 1907 au Musée des arts décoratifs, fait appel non seulement au travail du repoussé et de la ciselure, qui permettent une fusion du décor avec l’objet, mais encore à l’incrustation de pièces de nacre serties d’argent au niveau du col. En amoureux et grand observateur de la nature, le jeune artisan a reproduit au plus près le motif des monnaies-du-pape – ces fleurs mauves qui, après la floraison de juin, se couvrent de capsules rondes et aplaties devenant argentées [ill. 11, détail]23 . Cette faculté de transposer des ornements provenant de la nature avec tant de justesse d’observation et de poésie est typiquement japonaise et inspire alors profondément les artistes du mouvement Art nouveau. Dunand partage cette même sensibilité, tout comme il suit l’exemple des artisans nippons en recourant à l’incrustation de nacre. Matériau fort prisé dans les arts décoratifs de l’archipel, la nacre marque ici un heureux contraste avec les reflets brunis du vase.
Ainsi les essais de Dunand le conduisent-ils dans une voie toute personnelle qui convainc largement le public et les critiques d’art, lesquels ne manquent pas de relever l’exécution « d’une maîtrise extraordinaire chez [ce] jeune auteur24 ».
Fort de ce succès naissant, le chaudronnier d’art poursuit ses expérimentations dans le domaine de la couleur, quand bien même l’aspect naturel du métal est à cette date unanimement apprécié. C’est ainsi qu’il met au point vers 1907-1908 une technique dont l’invention lui revient en propre : celle des « incrustations coulées » qui permet l’obtention d’effets originaux évoquant la beauté de certaines productions japonaises.
Au lieu d’introduire, comme c’est l’usage, un fil métallique dans le métal incisé, cette technique consiste à « fixer sur le métal un autre métal fondant à une température moindre. Pour cela, l’artiste réduit les métaux qu’il veut incruster (or, argent, nickel…) en poudre fine, en limaille (…). La limaille peut être disposée soit de façon homogène pour donner un décor lisse, soit irrégulièrement pour des effets mouchetés. Le dinandier la chauffe ensuite de l’extérieur à l’aide d’un chalumeau, tout en faisant tourner la pièce ; la limaille fond et adhère à son support. Une fois la pièce refroidie, il plane le décor au marteau pour l’incruster25 ». L’opération finale revenant à donner la patine à la pièce, obtenue par des acides et la flamme du chalumeau.
Tout l’art de Dunand revient ainsi à fondre la limaille sans qu’elle ne coule ou ne brûle, au risque de ruiner la pièce, spécifiquement dans le cas de dessins très précis. Une opération qui requiert, cela va sans dire, une adresse extraordinaire et qui s’inscrit à l’opposé de la technique des grès émaillés aux coulures irrégulières – dont le céramiste français Jean-Joseph-Marie Carriès (1855-1894), imitant la vaisselle populaire japonaise, s’est fait une spécialité. Deux techniques antagonistes, qui font néanmoins intervenir une forme de hasard ou d’accidentel dans leur processus de création, participant par là-même d’une conception artistique voisine de la céramique ou de la poterie japonaise. Cette technique inédite mise au point par Dunand démontre bel et bien son esprit pionnier et combien il se dégage de toute influence d’école 26 .
LA NATURE : SOURCE D’INSPIRATION PRIVILÉGIÉE
Selon « la tradition culturelle du Japon, l’art ne constitue pas un monde séparé de la vie quotidienne dont il fait naturellement partie intégrante. (…) Au Japon, un objet utilitaire tend toujours à devenir une œuvre d’art (...)27 ». Bien décidé à produire lui aussi des œuvres « utiles » destinées à embellir le cadre de vie, Dunand apporte son sens du beau en puisant son inspiration dans la nature, suivant là les préceptes inculqués par son maître Jean Dampt. En fin observateur, et sensible aux merveilles qu’offre la Création, il parvient aisément à saisir la valeur ornementale d’une plante [ill. 12] ou la silhouette d’un animal et à en rapporter d’une manière synthétique les éléments majeurs28 . Sa démarche rejoint la façon dont les artistes de l’archipel nippon appréhendent la nature et leur simplicité esthétique. Tout est montré sur le mode de la suggestion. Outre les décors naturalistes (fougères, chardons, vigne vierge, houblon, mûres, lierre, etc.), qui répondent à la mode de l’esthétique Art nouveau d’inspiration japonaise, nombre de vases de Dunand et de ses contemporains affectent alors volontiers la forme même de fruits, comme l’ananas ou les coloquintes. La filiation avec ces dernières doit, dans ce cas, se chercher non pas dans l’Art nouveau mais bien à la source, dans l’art chinois. De fait, les cucurbitacées, cultivées en Chine dès 3000 avant J.-C., et dont certaines variétés sont alors utilisées comme gourdes, constituent un motif des plus prisés par les artistes chinois, puis nippons29 . Très attaché à cette famille de fruits aux formes si singulières et aux teintes naturellement proches de ses patines, Dunand les décline selon différents alliages, joue de leurs textures, n’omettant aucun détail (sillons, verrues, nervures, aspérités). Il leur adjoindra même des incrustations d’argent ou encore de la couleur, une fois la technique de la laque maîtrisée [ill. 13].
Un bestiaire dominé par le serpent
Si le chaudronnier d’art se plaît à observer et à représenter la flore, il n’en délaisse pas pour autant le règne animal. Ses Poule et poussins en noyer sculpté (1904), ainsi que son vase en bronze orné à sa base de nénuphars et de grenouilles en repoussé et, dans le haut du col, de mouches d’or et d’argent (1906)30 , en donnent un avant-goût. Mais l’animal de prédilection de Jean Dunand, celui pour lequel il nourrit une fascination sans réserve, reste sans conteste le serpent. Les douces ondulations du corps de l’ophidien et les motifs stylisés de sa peau sont pour lui un modèle d’inspiration infini qui, une fois adopté, va ponctuer de façon récurrente son œuvre. Ainsi Dunand met-il en lumière dès 1907 cette bête de l’ombre, en appliquant sur un vase le corps de l’animal enroulé sur lui-même en anneaux. Alors que le traitement du corps du reptile relève encore d’une grande simplicité stylistique, il s’ingénie bientôt à en détailler la trame. Le vase oblong Peau de serpent, acquis en 1912 pour le musée par la Ville de Genève, témoigne précisément de ce traitement ouvragé du métal [ill. 14]. L’entier de la panse, rehaussé d’incrustations d’or et d’argent, est animé par ce réseau de lignes que forment les écailles du reptile et par la beauté des taches, des marbrures et des arabesques capricieuses qui les rehaussent [ill. 14, détail].
Cette expérience sur le rendu de la texture trouve son plein développement sur le vase Serpents (ancienne collection Hélène Rochas), œuvre d’apparat qui combine harmonieusement dinanderie et sculpture [ill. 15]. Ce chef-d’œuvre de l’art du métal en cuivre jaune, de plus d’un mètre trente de haut, est rehaussé de spirales d’argent et flanqué de deux cobras dressés en bronze ciselé, qui viennent s’enrouler en trépied31 . Ce duo évoque naturellement les dragons et les phénix épousant le galbe des bronzes chinois et japonais, tant admirés et étudiés par l’artiste. Cobras, najas et pythons occupent ainsi pleinement l’imaginaire de Dunand qui sait rendre compte de leurs différents comportements32 . Développant cette thématique reptilienne, l’artiste l’adapte à sa pendule Caducée33 (1913), à des vases, des boîtes, des plateaux et des presse-papiers, « l’isolant pour en faire des motifs décoratifs de toutes tailles [ill. 16] ou posant [ces reptiles] tels des chenets dans le foyer des cheminées34 ». Notons que les najas au corps lové ou dressé de Dunand s’inscrivent dans la droite ligne des figures animalières articulées (jizai okimono) réalisées en bronze par les descendants des Myôchin, cette famille d’armuriers qui s’est illustrée depuis le XIVe siècle dans la fabrication d’armures et de sabres (katana) de samouraïs35 .
Sur le chemin de l’abstraction
L’observation attentive des ophidiens, plus précisément du réseau de lignes et d’écailles que forme leur peau, offre à l’artiste matière à quantité de traitements du métal et le conduit à explorer un vocabulaire nouveau. De fait, les motifs se stylisent progressivement, aboutissant à des décors à mi-chemin entre naturalisme et abstraction. Écailles, mais aussi plumes de paon ou végétaux stylisés recouvrent alors comme une peau l’entier de la panse des objets. Ce type de décors n’est d’ailleurs pas sans rappeler les créations du verrier américain Louis Comfort Tiffany autour de 1897, que Samuel Bing promeut dans sa boutique [ill. 17]. Dunand, sur qui ces vases ont pu exercer un certain attrait, s’essaie également à un registre résolument géométrique [ill. 18] avec des spirales, pointillés, damiers, bandes verticales – les rayures noires et blanches (ou vertes) constituant un principe d’ornement repris d’exemples japonais [ill. 19].
Ainsi plusieurs tendances stylistiques coexistent dans l’œuvre de l’artiste qui, tout en poursuivant la pratique d’anciennes formules, en explore de nouvelles et crée des compositions ornementales atteignant un degré de raffinement parfois inouï. Ses décors rayonnants pour plats, mais plus encore ceux pour boîtiers de montres à gousset36 , en témoignent [ill. 20-21]. En habile artiste damasquineur et digne héritier des artisans chinois de l’Antiquité37 , Dunand intègre, sur les fines et plates surfaces circulaires de ses boîtiers, des filets « d’or ou d’argent dans les creux réalisés au burin avant de rabattre le métal (cuivre ou acier) en guise de sertissage38 ». D’une grande délicatesse, ces petits objets précieux au décor réalisé à la loupe doivent assurément beaucoup au père de l’artiste qui, rappelons-le, exerçait le métier de fondeur d’or dans l’industrie horlogère.
Sur le modèle de l’ikebana
L’ikebana, qui consiste à faire des arrangements floraux selon des règles d’harmonie définies, est l’un des arts traditionnels du Japon39 . En vannerie de bambou ou de rotin tressé, les paniers contenant ces compositions florales sont garnis d’un tube de bambou laqué (otoshi ou ukezutsu) pour recevoir les fleurs et l’eau40 . Reprenant ce principe, Dunand glisse parfois dans ses vases des doublures en cuivre [ill. 10], dont certaines présentent à leur orifice des tiges métalliques entrecroisées, permettant une répartition étudiée des fleurs. En plus de vouer un profond respect à la nature, Dunand partage le même sens du détail que les artistes nippons, qui considèrent le contenant comme partie intégrante de la composition florale.
UNE DÉCOUVERTE AUX RETOMBÉES CONSIDÉRABLES
Toujours désireux de se renouveler et de revêtir somptueusement ses objets, Dunand fait bientôt une découverte fondamentale. Il relève ainsi que certaines patines de bronzes japonais sont obtenues par des frottis de laque naturelle : « Un jour, en examinant de très près certains vases japonais que l’on m’avait donnés à restaurer, je m’aperçus que les chaudronniers nippons augmentaient encore la magnificence de leurs travaux en ayant recours à la laque dont je me mis en vain à chercher le secret41 ». Trouver alors en France un laqueur professionnel possédant cette technique séculaire, et non pas celle des vulgaires vernis recouvrant les bibelots japonisants, s’avère de fait une vraie gageure. Mais la chance sourit à Dunand qui accepte de livrer ses secrets techniques de chaudronnier à un maître de la laque japonais42 , lequel en échange consent à partager avec lui sa science. Rendez-vous est donc pris le 16 mai 1912 avec Seizô Sougawara (1884 -1937).
Après avoir suivi à Tokyo la formation de la section Laque à l’École des beaux-arts, Seizô Sougawara accompagne en 1905 son professeur à Paris en vue de former l’orfèvre Lucien Gaillard (1861-1942), séduit par la beauté enchanteresse des laques d’or (maki- e)43 . Tout autant fascinée par ce médium et par les pièces de mobilier en laque admirées au Victoria & Albert Museum à Londres, l’artiste Eileen Gray (1878-1976) sollicite à son tour Sougawara pour apprendre les subtilités de la technique japonaise44 . Pour s’assurer ses services, elle lui propose même d’ouvrir un atelier qu’ils partagent rue Bonaparte, à Paris45 . C’est là que Dunand, curieux d’examiner les œuvres laquées de la créatrice irlandaise, rencontre pour la première fois le maître. Gray consent à se défaire ponctuellement de Sougawara qui enseigne, en treize leçons, les rudiments des anciens et traditionnels procédés du laque oriental au dinandier46 . Loin de posséder encore pour l’heure cette technique fastidieuse, Dunand poursuit ses recherches, n’employant « la laque que comme matière naturelle destinée à camoufler le métal, à le protéger et à modifier son aspect jusqu’à le rendre méconnaissable par une sorte d’alchimie moderne47 » [ill. 22-23].
Des casques dignes de ceux portés par les samouraïs
Tandis que la guerre s’abat cruellement sur la France et surprend l’activité féconde et créatrice de Dunand, ce dernier, encore détenteur de la nationalité suisse48 , propose ses services en tant qu’engagé volontaire à la Croix-Rouge française. Mais bientôt, affecté par la blessure de guerre de son ami et compatriote François-Louis Schmied (1873-1941) – l’éclat d’un obus lui a fait perdre l’usage d’un œil dans les tranchées –, l’artiste décide de mettre son talent au service de la Défense nationale en élaborant un nouveau type de casque. En acier au manganèse, embouti à froid en une seule pièce, le modèle proposé est pourvu d’une visière en grillage, relevable et amovible, qui lui confère une efficace protection « contre les éclats des obus, autant que les projections de terre et les jets de liquide enflammé49 ». La visière, comme l’esthétique générale du casque, emprunte largement aux Japonais, qui excellent dans l’art de l’armement des samouraïs et de leurs seigneurs, les daimyô (ou shogun). Le casque de Dunand se rapproche ainsi du type suji kabuto, un modèle sobre à protège-nuque court, apparu durant l’époque Muromachi (1336-1573) [ill. 24] – à la différence près que la bombe de ce dernier est constituée de plusieurs plaques de métal forgées les unes aux autres.
Fort de cette expérience et prenant probablement grand intérêt à cet art des seigneurs de la guerre, Dunand réalise en 1921 un casque d’honneur dédié à l’illustre et glorieux combattant de la Grande Guerre, le Maréchal Foch (1851-1929). S’inspirant cette fois des emblématiques kawari kabuto, il met en forme un couvre-chef à encolure et tête de coq très franchement menaçante, crête dressée et bec ouvert [ill. 25]. L’œuvre en acier incrustée de fils d’or et d’argent, complétée par une couronne amovible en feuilles de laurier (aujourd’hui disparue) s’apparente à ces casques ostentatoires portés par l’élite militaire japonaise, lors de parades ou pour faciliter sa reconnaissance par les soldats au milieu du champ de bataille. Quant au coq gaulois, sous couvert de symbole national de la France, il se hisse bel et bien au rang des divinités et des animaux (libellule, crabe, chauve-souris, etc.) qui prennent pour support privilégié la calotte de ces casques militaires nippons [ill. 26-27]. Pour l’anecdote, l’ancien élève de l’École Boulle qui seconde alors Dunand dans l’élaboration de ce casque rapporte qu’ils avaient « comme modèle un très beau coq et nous l’observions beaucoup, surtout au moment où il chantait (la victoire)50 ».
À l’exemple du Japon où l’on conserve les objets précieux dans une boîte à l’abri des regards, un coffret en laque noire, orné de frises d’inspiration martiale en limaille d’obus incrustée, abrite cette œuvre insolite et en facilite le transport. Cette luxueuse « cuirasse » montre qu’à cette date Jean Dunand pratique déjà l’art du laque avec maîtrise, ayant multiplié dans son atelier les expériences en vue d’égaler les maîtres extrême-orientaux. Comme à l’accoutumée, l’artiste, fasciné par cette technique millénaire qui le hante jusque dans ses rêves51 , va la perfectionner et en élargir le champ d’application suivant une vision profondément personnelle et contemporaine. Ainsi s’ouvre un nouveau chapitre dans la carrière de Dunand.
Notes
- 1.
- 2.
- 3.
- 4.
- 5.
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