25 siècles de saucisses !

Charcuterie d’hier, transition alimentaire d’aujourd’hui

En septembre 2023 s’est déroulée à Genève la première « Fête de la saucisse », manifestation liée à la « Semaine du goût » et qui avait pour vocation de faire réfléchir à la transition alimentaire dans un esprit ludique et créatif. En collaboration avec l’événement, le MAH s’est attaché à explorer sa collection sous un angle inédit, celui de la saucisse, contribuant même à réinventer une recette de saucisse antique pour la remettre au goût du jour.

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Le musée sans saucisse

Quand Margarita Gingins, instigatrice de la Fête de la saucisse a contacté le Musée d’art et d’histoire pour une collaboration, elle avait rêvé sans doute de gigantesques natures mortes hollandaises sur lesquelles des chapelets de saucisses tenaient la vedette, où de gras saucissons pendaient, baignés de lumière, sur un fond sombre, dans un subtil clair-obscur de charcuterie. Mais point de saucisse dans la collection du musée ! Celui-ci devait donc prendre les chemins de traverse et se demander plutôt quelles saucisses auraient pu manger les personnalités représentées dans certaines œuvres emblématiques de la collection. Quatre figures se sont ainsi détachées qui ont fait l’objet de présentations durant l’afterwork « 25 siècles de saucisses » le 14 septembre et d’une conférence aux Bains des Pâquis le 16 septembre 2023.

Liotard et la longeole

Jean-Etienne Liotard (1702-1789), artiste genevois star du pastel au XVIIIe siècle, mangeait-il de la longeole? Une question légitime, même si sur l’autoportrait observé il lui manque des dents et que, la longeole contenant de la couenne, elle n’est pas facile à mâcher si elle n’a pas cuit au moins trois heures ! Selon la tradition, cette spécialité genevoise, au bénéfice d’un indication d’origine protégée depuis 2009, aurait été inventée par un certain Abbé Longeot à la Chartreuse de Pommier (Haute Savoie). Le moine aurait eu l’idée de jeter des graines de fenouil dans la préparation d’un saucisson traditionnel. Nous n’avons pas de date pour cette histoire, mais la chartreuse ayant été pillée à la Révolution puis abandonnée, nous pouvons sans doute la situer avant 1793. La recette de la longeole n’apparait dans les livres de cuisine qu’au XIXe siècle, la plus ancienne mention datant de 1820 dans Le Glossaire genevois de Aimé-Jean Gaudy-Lefort. Ce qui ne veut pas dire que la longeole n’était pas présente au temps de Liotard. Par analogie avec le murson dauphinois dont la recette est proche, la longeole pourrait remonter au second Refuge, soit la vague d’émigration des protestants français après la révocation de l’édit de Nantes en 1685. Le père de Liotard, originaire de Montélimar, est lui-même arrivé dans ces circonstances à Genève. Alors, longeole ou pas longeole dans le régime de Liotard ? Impossible de trancher mais c’est plausible. Par ailleurs, malgré les longs séjours de l’artiste à Vienne (1743 -1745 et 1762-1763), difficile de savoir s’il a mangé des saucisses de Vienne. Les Viennois les appellent eux-mêmes Frankfurster Würtschen, « petites saucisses de Frankfort ». C’est un boucher originaire de Francfort sur le Main, installé à Vienne, Johann Georg Lahner, qui aurait inventé au début du XIXe siècle cette saucisse au fin boyau mélangeant viande de porc et de bœuf. Son inspiration lui serait venue d’une saucisse pur porc appelée saucisse de Frankfort et existant depuis la fin du Moyen âge. Leur nom, saucisses de Vienne, vient du fait qu’elles auraient été distribuées au peuple à l’occasion du couronnement à Francfort en 1572 de Maximilien II de Habsbourg, natif de Vienne, comme Empereur du Saint-Empire romain germanique. Celles-ci, Jean-Etienne Liotard, décédé en 1789, aurait chronologiquement pu les manger !

Pulic dans la salle beaux-arts

Afterwork « 25 siècles de saucisses ! » le 14 septembre 2023 au MAH. Photo : I. Popa

Le saucisson de Liselotte

La plus grande amatrice de saucisse du musée est sans doute Elisabeth-Charlotte de Bavière, princesse Palatine du Rhin, duchesse d’Orléans, ou, comme sa famille germanique l’appelait, Liselotte, belle-sœur de Louis XIV et mère du Régent Philippe d’Orléans. Ses quelques 60'000 lettres dans lesquelles elle ne mâche pas ses mots sont une vivante chronique de la vie de la Cour. Ce qu’elle aimait mâcher en revanche ce sont les saucisses. Liselotte n’était pas très férue de la cuisine de Cour et elle n’était jamais si heureuse que quand elle pouvait manger de la choucroute. Dès qu’elle en avait l’occasion, elle se faisait apporter ou envoyer des salaisons et des saucisses allemandes et même du chou, car selon elle, en France, on ne savait pas faire de la bonne choucroute. Alors quelles saucisses Liselotte mangeait-elle sur sa choucroute ? Nous avons déjà parlé des saucisses de Vienne, qui n’existaient probablement pas encore, et des saucisses de Francfort qui elles auraient pu garnir la choucroute ducale. La correspondance de Liselotte mentionne explicitement le saucisson fumé et le boudin de Westphalie, qu’elle introduisit, comme la choucroute, à la table du roi sans grand succès du reste. Il s’agit d’un boudin fumé au sang et à la graisse de porc, aromatisé avec des épices et des oignons.

visite commentée dans les salles beaux-arts

Afterwork « 25 siècles de saucisses ! » le 14 septembre 2023 au MAH. Photo : I. Popa

Le boudin d’Ulysse

Liselotte aimait donc le boudin, déjà cité chez Homère. Une statue représentant le héros grec Ulysse nous permet d’aborder la saucisse sous un angle mythologique. C’est dans l’Odyssée qui raconte le retour d’Ulysse dans sa patrie Ithaque que sont mentionnés « ces intestins remplis de graisse et de sang mis à griller », au chant XVIII. Les prétendants qui briguent le trône et la main de Pénélope, l’épouse d’Ulysse, sont installés à demeure chez la reine qui les tient difficilement à distance. Cette dernière décide de les mettre au défi : celui qui parviendra à bander l’arc d’Ulysse aura ses faveurs. Ses prétendants font participer un mendiant qui se trouvait là. Tous échouent sauf lui, qui n’est autre qu’Ulysse lui-même et qui massacre sans pitié ses concurrents. Faut-il voir un lien entre ce sanglant épisode et le boudin qui grille ?

Statue en bronze représantant Ulysse

James Pradier (1790 - 1852), Ulysse enlevant le corps d'Achille, 1848 (modèle); 1910 (fonte), bronze.No inv.1910-0265. Photo: Yves Siza

La saucisse du légionnaire

Notre dernière saucisse peut être évoquée autour d’une représentation de l’Empereur Trajan, qui fût un général apprécié bien avant de diriger l’Empire et que l’historiographie moderne qualifie même parfois d’empereur-soldat. Quand on pense gastronomie romaine, on pense souvent au « boudin d’ours frit dans la graisse d’urus » ou à la « confiture d’épluchure de saucisson » cités dans Astérix. Autant dire qu’une armée en campagne ne peut pas se permettre des recettes alambiquées. Le mot français, saucisse, vient du latin « salcisia », qui dérive de « salsus », le sel. Indépendamment du goût, le sel est l’un des moyens de conservation de la viande. Dans l’étymologie même du mot réside l’idée que c’est un aliment qui se conserve, ce qui est évidemment utile pour une armée en campagne. Chez l’historien latin Varrone, au Ve siècle de notre ère, il est mentionné des intestins de porc farcis de viande avec des épices et du sel appelé « lucanicae », dont les soldats romains auraient appris la fabrication des Lucaniens. La Lucanie, c’est l’actuelle région de Basilicate, dans le sud de l’Italie. Ainsi les légionnaires romains auraient-ils adopté cette recette qui permettait non seulement de conserver la viande à cause du sel mais également de la transporter en portions préparées à l’avance, permettant sa distribution rapide sous forme de ration. Diffusée par les soldats en Italie et dans le reste de l’Empire, cette saucisse est aussi citée dans le De re coquinaria, une compilation de recettes de cuisines romaines attribuée à Apicius. Ce richissime aristocrate et fin gastronome vivait sous le règne des premiers empereurs de Rome, Auguste et Tibère. En fait, le texte a certainement été écrit au IVe siècle vu la langue dans laquelle il est rédigé et que l’on peut doublement qualifier de latin de cuisine !

Public dans la salle Rome antique devant la statue de Trajan

Afterwork « 25 siècles de saucisses ! » le 14 septembre 2023 au MAH. Photo : I. Popa

Une recette antique remise au goût du jour

On apprend dans cet ouvrage que la saucisse de Lucanie contient des épices : poivre moulu et en grain, cumin ainsi que des épices non qualifiés (« condimentum » qui désigne peut-être un sel aromatisé) et du garum (sauce de poisson fermenté). Elle contient également plusieurs herbes aromatiques : sarriette, rue des jardins, persil et baies de laurier. On ajoute des pignons à la mixture, ce qui apporte de la graisse et des protéines végétales. La saucisse est fumée pour en favoriser la conservation.

Les proportions ne sont pas indiquées, ni la nature de la viande hachée, du boyau ou de la graisse qu’elle contient. De même, le nom de certains aromates est sujet à interprétation. La reproduire aujourd’hui laisse donc beaucoup de place à la créativité. C’est le défi qu’a relevé la boucherie Del Maître , en collaboration avec le MAH, qui a produit sa version de la saucisse de Lucanie, la « MAH saucisse », dégustée du 12 au 16 septembre durant la première édition de la Fête de la saucisse et qui sera remise à l’honneur en 2024 dans le cadre de la Semaine du goût.

Stand de saucisses dans la cour du musée avec public

« MAH saucisse » produite en collaboration avec la boucherie Del Maître. Photo : I. Popa

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