Les sources de Rembrandt

À l’occasion de l’exposition Rembrandt et la Bible. Gravure divine en collaboration avec le Musée international de la Réforme, le Musée d’art et d’histoire s’est penché sur son fonds de 220 gravures de Rembrandt van Rijn (1606/1607-1669), entrées dans les collections genevoises à partir de 1748, et en particulier sur les 94 estampes à thèmes religieux.

En effet, sur les 314 estampes réalisées par Rembrandt, 89 sont consacrées à des sujets religieux, de loin la thématique la plus importante en nombre1 . Elles représentent principalement des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testaments (une vingtaine pour le premier, une cinquantaine pour le second), mais aussi des images de saints ou de personnages bibliques isolés comme saint Jérôme, la Vierge à l’Enfant ou la Sainte Famille, ou des épisodes apocryphes tels La Mort de la Vierge.

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Illustration de la mort de la vierge

Rembrandt van Rijn (1606/1607-1669), La Mort de la Vierge, 1639, eau-forte et pointe sèche ; état IV/V, feuille 392 x 310 mm. MAH, ancien fonds, inv. E 2008-222

Un lecteur attentif de la Bible

La parfaite connaissance qu’a Rembrandt des textes bibliques qu’il traduit en images s’explique par sa lecture assidue de la Bible. L’abondance de ses œuvres à sujet biblique prouve la profondeur de son intérêt, de même que les sept eaux-fortes qu’il consacre à saint Jérôme, le traducteur de la Bible en latin, la Vulgate, absorbé dans sa lecture des Écritures. En outre, Rembrandt a fréquenté de ses sept à ses quatorze ans environ, l’école latine de Leyde dont le cursus prépare à l’Université et qui enseigne entre autres le latin et la théologie.

À son décès, un seul livre est retrouvé chez lui, une Bible, et lors de l’inventaire de ses biens en 1656 au moment de sa faillite, parmi les vingt-deux livres recensés, se trouve « une vieille Bible ». Il est impossible de savoir avec certitude s’il s’agit d’une Bible latine, d’une Bible néerlandaise ou de la Bible des États, Statentbijbel, la Bible officielle des Provinces-Unies parue en 1637 et contenant un commentaire inspiré de Calvin et de saint Paul notamment. Néanmoins, il est certain que Rembrandt a consulté la Bible des États et son interprétation, et sans doute une vieille Bible hollandaise contenant la traduction des livres apocryphes basés sur la Vulgate. En particulier le Livre de Tobit2 dont Rembrandt grave par trois fois des épisodes, accepté comme texte canonique par le concile de Trente en 1546, rejeté par Calvin mais admis par l’Église réformée hollandaise comme authentique, bien qu’en dehors du canon et donc non commenté dans la Bible des États.

Illustration d'un ange devant un groupe de personnes

Rembrandt van Rijn (1606/1607-1669), L'Ange disparait devant la famille de Tobie, 1641, eau-forte, pointe sèche et quelques touches de burin ; état V/IX, feuille 102 x 154 mm. MAH, legs Jean-Jacques Burlamaqui, 1748, dépôt de la Bibliothèque de Genève, 1843, inv. E 2008-103

Sources antiques et vérité historique

Parmi les livres identifiés avec certitude dans l’inventaire des possessions de Rembrandt se trouve une version allemande des Antiquités judaïques et des Guerres judaïques de Flavius Josèphe (vers 37/38 – vers 100) illustrée par Tobias Stimmer (1539-1584). Les écrits de Flavius Josèphe, seuls témoignages sur Jésus-Christ par un auteur juif de cette époque, auxquels se réfèrent aussi son maître Pieter Lastman (1583-1633) et son collègue Jan Lievens (1607-1674), répondent à un besoin de « fidélité » de la représentation de l’Histoire Sainte chez ces peintres (exactitude des vêtements, des monuments…), qui anime également l’intérêt des érudits hollandais du XVIIe siècle pour l’archéologie biblique et en particulier la représentation du Temple de Jérusalem au temps du Christ.

Cette recherche de « fidélité » motive également l’intérêt de Rembrandt pour les vêtements « orientaux », car l’on pensait alors que ces costumes étaient proches de ceux portés en Terre sainte aux temps bibliques, ainsi que sa pratique d’esquisser et de dessiner des habitants juifs d’Amsterdam pour être plus proche de la vérité des personnages bibliques.

Groupe de personnes en vêtements religieux

Rembrandt van Rijn (1606/1607-1669), Juifs dans la synagogue, 1648, eau-forte et pointe sèche ; état II/IX, feuille 74 x 131 mm ; cuvette 73 x 129 mm. MAH, legs Jean-Jacques Burlamaqui, 1748, dépôt de la Bibliothèque de Genève, 1843, inv. E 2008-172

Sa lecture attentive de Flavius Josèphe explique ses écarts par rapport aux précédents visuels des mêmes sujets. Ainsi, pour son eau-forte Abraham parlant à Isaac, un sujet rare, Rembrandt situe la scène sur le lieu du sacrifice ainsi que le décrit3 Flavius Josèphe, qui précise qu’il s’agit du lieu où le roi David bâtira le Temple, tandis que la Genèse indique qu’après ce dialogue ils continuent à marcher vers le lieu du sacrifice. De même, Flavius Josèphe développe le dialogue entre le père et le fils, où Abraham explique à Isaac qu’il va être sacrifié, ce que celui-ci accueille joyeusement et avec soumission, émotions qui semblent se lire sur son visage dans l’estampe.

Deux personnes en train de parler

Rembrandt van Rijn (1606/1607-1669), Abraham parlant à Isaac, 1645, eau-forte ; état I/II, feuille 188 x 158 mm ; cuvette 157 x 130 mm. MAH, ancien fonds, inv. E 2008-98

Les grands maîtres comme source iconographique

Il n’est pas anodin que l’édition de Flavius Josèphe de Rembrandt soit illustrée. En effet, l’inventaire de ses biens mentionne plusieurs livres avec des images, mais surtout, une importante collection d’œuvres d’art d’autres artistes, dont 34 albums d’arts graphiques, ce qui équivaut à environ quatre mille pièces. Cette collection où l’on trouve les œuvres gravées par ou d’après Lucas de Leyde, Dürer, Titien, Raphaël, Barocci, Mantegna, Brueghel, Cranach, Tempesta, Michel-Ange, Heemskerck, Goltzius, Rubens, les Carrache, etc. mais aussi des miniatures indiennes, constitue un formidable répertoire de sources visuelles pour Rembrandt. Qu’il s’agisse de la reprise d’une composition comme celle de la miniature moghole qui inspire Abraham recevant les trois anges, d’une citation précise comme la figure du Christ dans Jésus chassant les marchands du Temple, qui est la reprise inversée de celle de la xylographie de Dürer dans sa suite de la Petite Passion vers 1508-1509, ou d’une inspiration plus diffuse.

Illustration du Christ

Albrecht Dürer (1471-1528), Le Christ chassant les marchands du Temple, vers 1508, xylographie, feuille 126 x 98 mm. The Metropolitan Museum, gift of Junius Spencer Morgan, 1919, inv. 19.73.177

Jésus chassant les mendiants du temple

Rembrandt van Rijn (1606/1607-1669), Jésus chassant les marchands du Temple, 1635, eau-forte avec quelques touches de pointe sèche ; état II/IV, feuille 136 x 168 mm. MAH, ancien fonds, inv. E 90-9

Si parfois Rembrandt semble avoir voulu dissimuler ses sources, en se référant notamment à des œuvres moins connues, il s’agit le plus souvent de citations d’œuvres susceptibles d’être reconnues par les amateurs d’art et collectionneurs, qui apprécient ainsi d’autant plus l’ingéniosité et l’originalité de Rembrandt par rapport à la tradition iconographique et aux maîtres anciens. Dans certains cas, ces citations permettent d’approfondir le sens théologique d’une gravure. Ainsi, dans l’eau-forte Adam et Ève qui raconte l’épisode de la Chute, le serpent tentateur est-il représenté sous la forme d’un dragon repris de la gravure au burin de Dürer La Descente du Christ aux limbes de 1512. Cette référence, qui n’aurait pas échappé au public de Rembrandt, permet de rappeler visuellement la conséquence théologique ultime de la première scène : la victoire du Christ sur Satan et son rachat de l’être humain, puisque, selon les traditions apocryphes inspirées de la Première épître de Pierre, la première action du Christ après sa mort, et avant sa résurrection, est de délivrer Adam et Ève des limbes et de les rétablir au Paradis.

Adam et Ève

À gauche : Albrecht Dürer (1471-1528), La Descente du Christ aux Limbes, 1512, burin, feuille 116 x 74 mm. New York, The Metropolitan Museum, bequest of Alexandrine Sinsheimer, 1958, inv. 59.534.53

À droite : Auteur anonyme d’après Rembrandt van Rijn (1606/1607-1669), Adam et Ève, vers 1800, eau-forte, feuille 171 x 136 mm. MAH, ancien fonds, inv. E 2014-1473

Cette profondeur iconographique et la connaissance approfondie de la Bible par Rembrandt font dire avec justesse à Willem Adolf Visser ‘t Hooft : « ce ne sont pas simplement des sujets que le peintre extrait de la Bible ; ce sont des textes de l’Écriture qu’il commente. »4


Notes

  • 1.

    Les sujets gravés les plus importants en nombre sont ensuite les paysages et les portraits (une cinquantaine chacun, sans compter ses 27 autoportraits).

  • 2.

    L’intérêt de Rembrandt pour l’histoire de Tobit est peut-être lié à son père, devenu aveugle, comme Tobit, mais peut-être aussi à sa clientèle mennonite pour qui Tobit est un exemple de l’importance du mariage endogame au sein de la même foi, ou à ses clients luthériens qui voient dans son histoire un modèle de la patience et de la tolérance dans le mariage.

  • 3.

    Antiquités judaïques, chapitre XIII, 2-4.

  • 4.

    Willem Adolf Visser ’t Hooft, Rembrandt et la Bible, Neuchâtel - Paris : Delachaux et Niestlé, 1947, p. 36.

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