Chauve-souris, fleurs de lotus, éléphants, dragons impériaux… autant de vœux de bonne fortune aussi familiers aux Chinois qu’ils nous sont obscurs. Décryptage.
Les réserves du Musée d’art et d’histoire renferment bien des trésors – sinon insoupçonnés, du moins insolites – telle cette luxuriante jardinière chinoise en cuivre coulé à décor d’émaux cloisonnés polychromes. Entrée dans les collections du musée peu avant son inauguration en 1910, cette pièce, datée du XIXe siècle, déploie un riche répertoire de motifs, porteurs de messages subtils. Choisis pour leur connotation positive, ils véhiculent ainsi des vœux de bonne fortune à l’intention du destinataire ou du propriétaire de l’objet, et expriment, au-delà, la préoccupation séculaire des habitants de l’Empire Céleste pour le bonheur.
Juchée sur trois pieds en forme de tête d’éléphant richement harnaché, la panse renflée de cette jardinière est pourvue de deux anses adoptant la silhouette de dragons dressés, dont les pattes supérieures viennent trouver appui sur la partie haute et sur le col. Sa forme s’inspire des vases tripodes qui servaient dans les temples à faire brûler de l’encens en hommage aux dieux ou aux ancêtres, et rappelle plus lointainement une forme de bronze antique. De fait, la vénération chinoise pour le passé s’exprime à travers l’imitation et la réinterprétation d’objets anciens.
L’ornementation foisonnante, où s’associent les règnes végétal et animal, cache des messages codés dont le sens demeure obscur aux profanes, tandis qu’il est parfaitement familier aux Chinois, friands de jeux de mots et de rébus. Le caractère shou, porté en bleu sur la panse, exprime, par exemple, l’idée de « longévité », considérée par les Chinois comme infiniment désirable. D’une élégance ornementale idoine, il se décline ici en deux idéogrammes distincts, renforçant par là même sa portée. Volant çà et là entre les arabesques tapissant la jarre, neuf chauves-souris (fu) rouges (couleur de la joie) et trois brunes, la tête dirigée vers le bas, traduisent ou appellent l’idée de « bonheur ». Leur présence au côté du caractère shou est traditionnellement employée pour formuler cette double bénédiction. Des fleurs de lotus épanouies, aux contours stylisés, et diversement colorées, meublent le registre inférieur de la jarre. Assimilé le plus souvent au bouddhisme, où il incarne la pureté, le lotus suggère, dans un décor, que le vœu formé se réalise de « manière continue ». Quant au motif rose en forme d’accolades porté sous la grecque chinoise en émail peint, il tire sa forme d’un champignon, l’amadouvier. Désigné sous le nom de ruyi, il signifie «désir exaucé». Enfin, les éléphants et les dragons impériaux, animaux symboles de «porte-bonheur», couronnent cette composition dédiée à la vie et à la félicité.
Héritage byzantin
Qu’ils rehaussent des broderies, des pièces en céramique, en laque ou en jade, ces décors véhiculant des messages de bon augure s’adressent à tout un chacun et trouvent un médium particulièrement expressif dans les émaux cloisonnés. Importée de Byzance via le Moyen-Orient, cette technique ancestrale consiste, précisons-le, à fixer sur le corps de la pièce de fins rubans de cuivre qui respectent les contours du dessin. Les émaux en poudre sont ensuite versés dans les alvéoles ainsi formées et la pièce portée dans un four chauffé à une température suffisante pour déterminer la fusion des émaux.
Initialement dédiée au culte tibétain et exécutée pour les autels dressés dans les palais impériaux et les temples, la production d’émaux cloisonnés séduira également par sa somptuosité l’élite de la société. Elle connaîtra un formidable essor au fil des siècles pour finalement s’imposer dans bien des foyers sous la forme d’objets usuels, ainsi qu’en témoigne cette jardinière à la riche palette de couleurs.
Ce texte a été publié dans La Tribune des Arts, novembre 2012