SOMNIA

Un film de Pascal Greco

#4, juillet 2023

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D’emblée, le spectateur est saisi par les notes puissantes et sentencieuses d’un orgue. Rendus soudainement visibles par une lumière crue, les murs abrupts des sous-sols de l’édifice de la rue Charles-Galland paraissent tournoyer dans un espace infini. Le ton est donné. Dans l’œil de la caméra de Pascal Greco, le Musée d’art et d’histoire se mue en un sublime vaisseau hanté voyageant hors du temps, le théâtre de scènes d’une inquiétante étrangeté. Des personnages masqués s’y expriment en toute impudeur. On se touche, on s’étreint, on se bat, on hurle, on rôde, on danse. « ’Expérimentation’ était mon mot d’ordre », explique le cinéaste et photographe genevois, au moment de décrire son ambition derrière SOMNIA, un moyen-métrage réalisé en décembre 2022 sur invitation du MAH. Carte blanche en poche, Pascal Greco a réfléchi à la manière d’explorer un lieu qu’il connaît depuis l’enfance. Jusqu’à récemment, l’artiste autodidacte s’était fait une spécialité des œuvres contemplatives, dans lesquelles la nature ou l’urbanisation tiennent le rôle principal. La musique y est mise sur un pied d’égalité avec les images (Super 8, 2009, avec Kid Chocolat; Nowhere, 2013, et Stun, 2015, avec Goodbye Ivan). En 2018, au moment de coréaliser avec Philippe Pellaud Shadow, un moyen-métrage qui met en scène l’actrice Asia Argento et sa fille Anna Lou Castoldi, le cinéaste découvre l’attrait de filmer de près l’humain, sa peau et son souffle. SOMNIA s’inscrit dans cet élan, avec en prime le plaisir de tourner dans un environnement familier.

PUISSANCE ET POÉSIE

Pour ce projet, Pascal Greco s’est entouré de danseurs, danseuses, acteurs et actrices avec lesquels il a, pour la plupart, déjà travaillé, générant ainsi une atmosphère familiale qui a permis à l’expérience de devenir collective – si le réalisateur avait des ambiances et des tableaux en tête avant de tourner, ses complices ont pris une part active dans le développement des scènes. Des catacombes à la rotonde du premier étage, en passant par le grand escalier ou la cour, chacun a investi les lieux à sa manière. Dans la salle d’honneur du château de Zizers, par exemple, dont on reconnaît le carrelage rouge et blanc, la caméra s’arrête sur une jupe de satin blanc tournoyante. En s’éloignant, elle nous révèle une danseuse (Ahlam Tsouli) emportée dans la sema, la spirale cérémoniale des derviches tourneurs que lui inspire la rondeur de la pièce. Les paillettes de sa veste brillent de mille feux, faisant d’elle une Loïe Fuller moderne. Sous la rotonde, les membres de la compagnie tessinoise MOPS_ DanceSyndrome, tout de blanc vêtus, forment une ronde dans une atmosphère lumineuse et douce au pied du marbre Vénus et Adonis d’Antonio Canova. Certes, le cinéaste réfute avoir des peintures parmi ses sources d’inspiration, mais l’on pourra néanmoins penser aux compositions eurythmiques de Ferdinand Hodler, ainsi qu’à La Haine (1908) de Félix Vallotton devant le long combat qui oppose un homme (Ike Ortiz) et une femme (Nasma Moutaouakil) nus et masqués dans le grand escalier en pierre – voire à Michel-Ange lorsque la caméra s’attarde sur leurs mains qui s’effleurent après l’affrontement ! Cette sensualité des chairs est relativement nouvelle dans le travail de Greco, lequel a pris soin de magnifier les corps. On reconnaît ici tout ce qui fait sa marque de fabrique : ralentis enveloppants, caméra dansante, gros plans avec variations de mise au point, travail sur les textures, les couleurs et jeux radicaux de lumière aidés par quelques scènes tournées de nuit. La musique composée par Arnaud Sponar (alias Goodbye Ivan) ajoute à la dramaturgie et achève de donner à l’ensemble une dimension aussi puissante que poétique.

Femme nue accroupie, vue de dos

Image extraite du film SOMNIA de Pascal Greco, 2023

UNE BEAUTÉ MODERNE

Faut-il le rappeler ? Le Musée d’art et d’histoire, inauguré en 1910, a été imaginé pour accueillir les collections d’œuvres d’art et d’objets d’histoire réunies et conservées par la Ville de Genève depuis plusieurs siècles. Il a été conçu sur le modèle des musées des beaux-arts propre aux années 1800, autrement dit comme un temple du « Beau ». En 2023, Pascal Greco a répondu à l’invitation du musée en proposant d’y faire entrer celles et ceux que la tradition d’idéalisation a longtemps écartés à cause de leur âge, de leur corpulence, de leur couleur de peau ou de leur handicap. Toutes et tous sont désormais d’autant plus visibles que le réalisateur les sublime. D’une certaine manière, il perpétue une tradition qu’Eadweard Muybridge avait modernisée avec ses photographies prises en rafale : capter ces corps plus ou moins dénudés évoluant au ralenti relève de l’évidence dans ce lieu peuplé d’œuvres de peintres et de sculpteurs qui ont tant étudié l’anatomie humaine et se sont efforcés d’isoler le geste pour le représenter de la plus juste des manières. Les personnages du film incarnent une version contemporaine de ces modèles que l’on a tant observés pour mieux les reproduire. Aussi crues que soient certaines de ces images, Pascal Greco sait révéler leur potentiel esthétique et nous rappelle au passage qu’un film, comme toute autre forme d’art, est avant tout un mode d’expression capable d’élargir un horizon. Au divertissement ou au confort du spectateur, nul réalisateur n’est tenu.

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