L’armure dite du pétardier Picot

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Souvenir d’un personnage clé de l’Escalade

Le 12 décembre 1602¹, vers deux heures du matin, le duc Charles-Emmanuel Ier de Savoie tentait de s’emparer de Genève par surprise. Si cet assaut nocturne se solda par l’échec que l’on sait, il devait néanmoins durablement marquer les esprits, sa commémoration constituant aujourd’hui encore l’un des moments forts de l’année genevoise. Pour décisif qu’ait été cet épisode dans l’histoire locale, le combat lui-même ne dura que quelques heures, faisant dix-huit victimes chez les défenseurs de la ville, dont deux qui moururent plus tard des suites de leurs blessures. Du côté savoyard, «Les ennemis y ont faict perte», rapporte l’auteur du Vray discours, «de deux cents hommes & plus, en contant ceux qu’ils retirerent du fossé tant morts que blessés²». Des quelque trois cent cinquante assaillants qui étaient entrés dans Genève en escaladant les échelles dressées sur la courtine de la Corraterie, cinquante-quatre furent trouvés morts sur place, «tous Capitaines & gents de commandement», tandis que treize autres furent faits prisonniers avant d’être exécutés le lendemain. «Le gain que le Duc a faict en cette infraction de paix, c’est que premierement il a perdu un grand nombre de ses Capitaines & Gentilshommes, & des plus valeureux», poursuit le chroniqueur, parmi lesquels le «principal auteur & promoteur de l’entreprinse», François de Brunaulieu, gouverneur de Bonne.

Le soldat qui faillit ouvrir la porte Neuve aux troupes savoyardes

À côté des «capitaines et gentilshommes» dont les anciens récits de l’Escalade ont retenu le nom, nous est parvenu celui d’un soldat, le pétardier Picot, qui fut le protagoniste de l’un des épisodes majeurs de l’Escalade. Petit rappel des faits: lorsque le corps d’élite qui avait réussi à s’introduire dans la ville au moyen des échelles fut découvert, Brunaulieu, selon un plan soigneusement préparé, divisa ses hommes en cinq groupes chargés d’attaquer simultanément différents passages stratégiques. L’objectif le plus important était de faire sauter la porte Neuve, dont l’ouverture devait permettre au gros des troupes savoyardes, stationné à Plainpalais, d’investir la ville. À cette fin, Picot, chargé de cette mission cruciale, allait faire usage du pétard, engin explosif d’invention récente que l’on appliquait contre l’obstacle à abattre [fig. 1].

Fig. 1 Pétard et madrier, Piémont ou Genève (?), vers 1602 (assemblage moderne), alliage de cuivre, chêne, acier, poids 14,969 kg ©MAH Genève, inv. K 32 et K 49
Récipient cylindrique ou tronconique généralement coulé en métal, le pétard, une fois chargé et obturé, était attaché à un madrier, épaisse planche de bois carrée qui, plaquée contre l’obstacle à abattre, servait à étendre son effet sur une plus grande surface

Lui et ses compagnons d’armes se précipitèrent donc vers la porte Neuve, prenant à revers les treize hommes du corps de garde, dont quelques-uns s’enfuirent; mais l’un des soldats restés sur place, Isaac Mercier, eut la présence d’esprit de trancher la corde retenant la lourde herse, qui en s’abattant empêcha Picot de placer son engin: «Le petardier […], voyant la coulisse abbattue, fut grandement estonné, & son desseing rompu» [fig. 2]. La porte resta close, Genève était (presque) sauvée… Bien que les témoignages de l’époque divergent quelque peu sur les circonstances exactes de sa mort, il semble que Picot fut tué à la porte Neuve d’un coup d’arquebuse ou de mousquet à la tête³ lors de la contre-attaque genevoise: «le pétardier fut abattu, comme Dieu voulut, roide mort par une mousquetade4».

Fig. 2 Édouard Elzingre (1880-1966), Le Pétardier à la Porte-Neuve, 1915, aquarelle et gouache sur papier, 41 × 40 cm, CIG © BGE Genève, photo : B. Jacot-Descombes, inv. VG 1092/16
Dans cette aquarelle exécutée en 1915, l’artiste a représenté le pétardier gisant au sol devant la herse abattue, revêtu d’une cuirasse différente de celle qui lui est traditionnellement attribuée depuis 1917 (voir fig. 3)

Une armure qui sort de l’ordinaire

La tentative infructueuse du pétardier savoyard est restée dans les mémoires grâce aux récits des contemporains de l’événement, conscients que l’action d’Isaac Mercier – conjuguée à celle de la divine Providence! – avaient sauvé la «Rome réformée», tandis que le fameux Cé qu’è lainô, composé vers 1603, a certainement contribué à populariser le personnage5. Mais la figure de Picot est également familière aux Genevois grâce à l’armure qui lui est traditionnellement attribuée6 [fig. 3]. Unique en son genre dans le fonds issu de l’ancien Arsenal, cette armure massive se distingue tant par son poids (près de dix-huit kilos) que par son épaisseur (de cinq à dix millimètres selon les parties). Avant tout destinée à protéger le haut du corps, car les pétardiers étaient particulièrement exposés au tir des assiégés, elle se compose d’un colletin, d’un plastron, d’une dossière et de fortes épaulières à sept lames articulées enveloppant les épaules et le haut de bras. Des différences de facture entre ces pièces indiquent toutefois qu’elle est composite, c’est-à-dire faite d’éléments disparates. À l’origine, des pièces couvrant les cuisses, tassettes ou cuissards, étaient fixées au plastron, tandis que les avant-bras et les mains étaient laissés libres afin de ne pas entraver les mouvements de l’artificier.

Fig. 3 Armure dite du pétardier Picot, Italie du Nord, vers 1602, acier, cuir, poids de l’armure environ 18 kg, poids du chapel 11,400 kg
© MAH Genève, photo : F. Bevilacqua, inv. E 30 et C 236

De meilleure facture, le casque qui complète l’armure pèse, dans son état actuel – à l’origine, il était pourvu d’une garniture de rembourrage et de garde-joue – plus de onze kilos pour une épaisseur moyenne de dix-huit millimètres [fig. 4-5]. Ce chapel de siège est doté, selon l’usage, d’un large bord incliné vers le bas, tandis que son timbre (calotte), forgé en deux parties, est doublé à l’intérieur par deux plaques de renfort rivées. La partie avant gauche porte la trace de trois impacts de projectiles, dont le plus impressionnant, profond de 4,6 mm, est parvenu à bosseler la plaque de renfort interne. Cette marque n’est pas, comme on serait tenté de le croire, la trace du coup qui tua le pétardier, lequel avait sans doute abandonné cet encombrant accessoire pour prendre la fuite7, mais une marque d’épreuve, c’est-à-dire l’empreinte d’un projectile tiré de façon intentionnelle pour contrôler la résistance de la pièce. L’office de pétardier était en effet très risqué, en raison des dangers liés à la manipulation de l’engin explosif lui-même, mais surtout parce que ces artificiers étaient naturellement une cible prioritaire : aussi prenaient-ils soin d’éprouver la résistance de leur équipement au tir de l’arquebuse et du mousquet. Quand aux deux autres marques, plus petites et moins profondes, elles peuvent aussi bien résulter de balles d’épreuve moins puissantes que de balles reçues au combat.

Fig. 4-5 Chapel de siège dit du pétardier Picot, Italie du Nord, vers 1602, acier
©MAH Genève, photo : F. Bevilacqua, inv. C 236

Que cette armure, tout ou partie, ait ou non été portée par Picot – la tradition qui la rattache au pétardier savoyard est en effet récente, n’étant attestée que depuis 1867 pour le casque et 1917 pour l’armure –, elle matérialise le souvenir du soldat qui, s’il avait eu le loisir d’accomplir sa mission, eût changé le cours de l’histoire en ouvrant Genève, depuis si longtemps convoitée par la maison de Savoie, aux troupes de Charles-Emmanuel Ier.

Durant le mois de décembre, le public est convié au traditionnel accrochage des aquarelles originales d’Édouard Elzingre, exécutées en 1915 pour illustrer l’ouvrage d’Alexandre Guillot intitulé La Nuit de l’Escalade ∙ Le onze décembre mil six cent deux (Musée d’art et d’histoire, Salle des Armures).

1. Selon le calendrier julien alors en usage à Genève, en retard de dix jours par rapport au calendrier grégorien 2. Vray discours de la miraculeuse délivrance envoyée par Dieu à la ville de Genève, le 12e jour de Décembre 1602, [Genève] 1603, pp. 25-26. Écrit par un notable genevois peu après l’attaque savoyarde, ce texte constitue l’une des principales sources pour la connaissance de l’événement. Pour les quatre citations suivantes, voir pp. 23, 26, 8 et 17. 3. Voir le rapport envoyé par l’agent anglais Henry Lock à son gouvernement le 1er février 1603 (Documents sur l’Escalade de Genève tirés des archives de Simancas, Turin, Milan, Rome, Paris et Londres, 1598-1603, publiés par la Société d’histoire et d’archéologie de Genève, Genève 1903, n° 312, p. 442). 4. Émile Duval, Trois relations de l’Escalade tirées des manuscrits de la Bibliothèque nationale de Paris, Genève 1885, p. 21 5. Les strophes 11 et 12 de cette geste populaire rédigée en arpitan genevois lui sont consacrées : « Picô vegnai avoi grande ardiesse…» 6. Pour une étude détaillée de cette armure, voir José-A. Godoy, «L’armure dite « du pétardier Picot »», Genava, n.s. L, 2002, pp. 83-97, avec bibliographie antérieure 7. Le pétardier, selon un récit de l’Escalade paru à Lausanne en 1603, «en fuyant fut tué» (Le Véritable Récit de l’entreprinse du Duc de Savoye, sur la ville de Genève, faillie le 21 Décembre 1602 ∙ Avec plusieurs particularitez du succez d’icelle, édition Genève 1878, p. 44).

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