La chope d’Isaac Faust d’après François Briot

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Un fleuron de l’Edelzinn

Si pour nous aujourd’hui l’étain évoque surtout les traditionnelles «channes¹» ainsi que les divers plats et coupes encore fréquemment remis en guise de trophée ou de récompense, il fut un temps où ce matériau donna lieu à des œuvres d’exception, dignes de rivaliser avec les plus belles créations des orfèvres.

Connue sous la dénomination allemande d’Edelzinn («étains nobles»), cette production de la Renaissance tardive se distingue tant par sa virtuosité technique que par le raffinement de ses décors moulés en bas-relief. À son apogée dans la seconde moitié du XVIe siècle et les premières décennies du siècle suivant, cette «orfèvrerie d’étain» se caractérise par des formes élégantes et une ornementation de style maniériste, mêlant figures allégoriques, héros antiques et grotesques. Avant tout objet de décor et de prestige, cette vaisselle de luxe est destinée à concurrencer l’argenterie auprès d’une clientèle moins fortunée mais tout aussi soucieuse d’apparat.

Fig. 1-3. Chope, Isaac Faust (1606-1669), Strasbourg, 2e tiers du XVIe siècle,
d’après François Briot (vers 1550 – vers 1616). Étain moulé, H. 18 cm, D. 12,2 cm. Legs Gustave Revilliod, 1890. ©MAH, photos : F. Bevilacqua, inv. 14712

«La patience a beaucoup plus de pouvoir que la force»

Cette chope, ou canette, compte parmi les pièces les plus emblématiques de l’Edelzinn. Le corps tronconique est coulé en deux moitiés soudées, les autres éléments étant fondus séparément puis rapportés. Le couvercle bombé, également en deux parties, est sommé d’un bouton² et articulé grâce à une charnière surmontée d’un poucier³ en forme de mascaron à palmettes. Enfin, l’anse est travaillée d’une figure féminine en terme [fig. 1-3].

Fig. 4-6. Chope, détails: médaillons de la panse (PATIENTIA, SOLERTIA, NON VI).
Fig. 7. Chope, détail : poinçon de contrôle de la ville de Strasbourg et poinçon d’Isaac Faust.
©MAH, photos: C. Borel, inv. 14712

Selon la mode du temps, la surface est entièrement couverte de mascarons, de petits personnages ailés, de cartouches et de guirlandes de fruits se détachant sur un fond finement grené (travaillé de petits grains en relief). Sur la panse, trois grands médaillons ovales abritent chacun une figure allégorique. Le premier, légendé PATIENTIA, montre une femme vêtue d’un voile, assise dans un paysage. Accoudée sur une tête de mort – qui représente ici le temps –, elle désigne des édifices à l’antique au-dessus desquels rayonne le nom de Dieu en caractères hébraïques. Elle incarne la Patience, ou plutôt l’Endurance, c’est-à-dire la faculté de supporter sans jamais renoncer les aléas de la fortune [fig. 4]. Le médaillon central est occupé par un personnage féminin couronné et costumé à l’antique, foulant un trophée d’armes: c’est l’Ingéniosité (SOLERTIA) triomphant de la puissance des armes. Le sablier surmonté d’un éperon ainsi que le fouet qu’elle brandit symbolisent la diligence avec laquelle elle accomplit sa mission [fig. 5]. Quant à NON VI, la Force guerrière au repos, elle est figurée sous les traits d’une femme dont la main repose sur un lion couché, image de la force domptée, tandis qu’au premier plan gît en évidence un sabre brisé [fig. 6]. De ce décor allégorique se dégage un sens général qui évoque des maximes de sagesse antique, telle celle que Plutarque prête au général romain Sertorius: «La patience a beaucoup plus de pouvoir que la force».

Fig. 8. Bassin de Mars, modèle attribué à François Briot (v. 1550 – v. 1616), Montbéliard, vers 1600. Étain moulé, D. 48,8 cm. Achat, 1877. ©MAH, photo: J.-M. Yersin, inv. G 459

Un modèle illustre: le bassin de Mars de François Briot

Sous la base de la chope figurent le poinçon de contrôle de la ville de Strasbourg ainsi que celui du potier d’étain Isaac Faust (1606-1669), reçu maître dans cette ville en 16284 [fig.7]. Mais Faust est-il le créateur de l’œuvre, ou a-t-il utilisé un modèle de son illustre prédécesseur, le Lorrain François Briot (vers 1550 – vers 1616), dont le renom est parvenu jusqu’à nous à travers les innombrables emprunts et copies qu’il a suscités de son vivant et jusqu’au XIXe siècle? Faust est en effet connu pour avoir produit plusieurs exemplaires des seules pièces à porter la signature de Briot: le célèbre bassin de la Tempérance et l’aiguière qui l’accompagne5. Si la question divise les spécialistes depuis plus d’un siècle, il est indéniable que l’ornementation de la chope s’inspire d’un autre chef-d’œuvre de l’art de l’étain, le bassin de Mars attribué à Briot [fig.8].

Fig. 9-11. Bassin de Mars, détails : médaillons de l’aile (AFRICA, EVROPA, ASIA)
©MAH, photos: C. Borel, inv. G 459

Au-delà de la dimension réduite et de la convexité du support, qui imposent une condensation des motifs, il s’agit ici d’une transposition plutôt que d’une simple imitation. Alors que les médaillons de la chope dérivent clairement de trois compositions ornant l’aile6 du bassin de Mars, les sujets représentés ne sont pas les mêmes: l’Afrique, l’Europe et l’Asie ont ainsi respectivement servi de modèle aux allégories de PATIENTIA, SOLERTIA et NON VI, celles-ci étant dotées d’accessoires conformes à leur nouveau rôle. Seul le trophée d’armes foulé par l’Ingéniosité est repris de l’image d’origine, EVROPA: en tant que symbole de l’art militaire, c’est en effet l’un des attributs du vieux continent, qui seul, dans l’esprit de l’époque, pouvait s’en prévaloir… La composition de ce trophée est cependant différente, reprenant divers éléments figurant dans d’autres parties du bassin. De la même façon, les architectures à l’antique à l’arrière-plan de l’Afrique ont été partiellement réutilisées dans les médaillons de la Patience et de l’Ingéniosité, tandis que celles figurant dans la Force guerrière au repos reprennent, en le simplifiant, le décor de l’Asie, y compris le sabre du premier plan, ici dûment brisé. Enfin, les mascarons ornant le couvercle de la chope et les petits personnages ailés qui les accompagnent sont également empruntés aux grotesques du bassin.

Quelle que soit la part revenant à François Briot dans l’élaboration de ce délicat récipient à boire, celui-ci demeure, par sa virtuosité technique, sa symbolique complexe et ses ornements maniéristes, l’une des plus belles pièces de l’«orfèvrerie d’étain» de la Renaissance tardive.

1. Terme romand désignant des pichets à vin de différentes capacités.
2. Le bouton d’origine a été remplacé à une date indéterminée.
3. Élément placé au-dessus de la charnière servant à manier le couvercle avec le pouce.
4. Une vingtaine d’exemplaires de cette chope sont répertoriés, dont la plupart portent la marque d’Isaac Faust accompagnée de l’un des poinçons de contrôle de Strasbourg.
5. Objets d’apparat, le bassin et l’aiguière avaient néanmoins une fonction pratique : comme jadis l’aquamanile, ils servaient à rincer les mains des convives à table.
6. Partie externe d’un plat ou d’une assiette.

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