L’Autoportrait au chapeau de paille, le vrai visage du peintre genevois
Le Musée d’art et d’histoire conserve L’autoportrait au chapeau de paille de Barthélemy Menn, œuvre aussi belle que touchante qui révèle l’homme derrière la figure de l’artiste. Menn lui-même en parlait comme de son «autobiographie». Première particularité quelque peu paradoxale, il s’agit d’un autoportrait en format «paysage», genre de prédilection de l’artiste genevois.
Intimité et audace
«La vie aussi est un cadre : il faut la remplir d’un chef d’œuvre», disait Barthélemy Menn. Son Autoportrait au chapeau de paille, daté vers 1867, est à coup sûr ce chef d’œuvre qui fait sortir de l’ombre, au propre comme au figuré, une figure majeure mais méconnue du milieu artistique genevois. Ce tableau est à la fois intime – comme ses petits paysages peints en plein-air que ces détracteurs considéraient comme des esquisses, à l’heure où les peintres à succès comme Calame composent en atelier de gigantesques paysages alpestres romantiques – et extrêmement audacieux. Le chapeau de paille est ici symbole de simplicité et de la peinture de plein air, que le peintre genevois a adoptée sous l’influence de Camille Corot et de l’école de Barbizon. En plus du format «paysage», le cadrage est particulièrement avant-gardiste. Le visage, l’autoportrait lui-même, occupe moins de la moitié de la composition. Il se détache sur un fond gris-bleu, vibrant, presque irisé, dont les tonalités assourdies font écho aux teintes de la barbe. Ce visage est mis en exergue par l’imposant pan brun-noir sur lequel il déborde, à l’instar du rebord du chapeau. Il faut peut-être y voir l’influence des estampes japonaises, arrivées en Europe dans la seconde moitié du XIXe siècle, dont les cadrages, les cernes autour des figures et les grands aplats de couleur vont marquer les impressionnistes, les postimpressionnistes et les Nabis. Mais loin d’être un simple aplat, la matière de l’arrière-plan est très travaillée, vibrante elle aussi, résonnant d’un brun-vert très foncé, presque noir, que l’on retrouve dans le veston.
Quant à la lumière, objet de toutes les attentions chez les adeptes de la peinture de plein-air, elle est traitée ici avec beaucoup de soin. Elle accroche la paille du chapeau, et le col de la chemise d’un blanc immaculé. Le visage, pourtant sujet du tableau, reste lui à l’écart de cet éclat de soleil. Tout comme Barthélemy Menn, qui est resté dans l’ombre en tant qu’artiste.
Et pourtant, malgré l’ombre, la force du regard qui se livre totalement est exceptionnelle. Il est lucide, semble juger et se juger. Le traitement du visage est sans concession. Menn est âgé de 52 ans. Loin de masquer les traces de l’âge, il semble les accentuer tout en noyant les rougeurs du visage dans la pénombre brune due au rebord du chapeau. Cette touche caractéristique de la peinture de Menn, influencée par les pleinairistes, se retrouve ici dans sa fluidité, sa présence assumée. La technique est magistralement variée, des touches hachurées se superposent à la matière lisse et soulignent les ombres.
Une leçon de peinture
Chapeau de paille, audacieux cadrage, lumière et touche semblent donc incarner une certaine conception de la peinture. Menn donne à cet autoportrait un statut de manifeste, une leçon, ce qui n’a rien d’étonnant chez lui qui est – et sur ce plan, la critique est unanime – un grand pédagogue. Dès les années 1850, après la révolution fazyste, il dirigera l’École des beaux-arts jusqu’en 1893, année de sa mort.
À partir de son entrée en fonction, il renonce à sa carrière personnelle, sans pourtant cesser de peindre. Il livre dès lors ses toiles les plus personnelles, affranchies des influences de Jean-Auguste-Dominique Ingres, l’un de ses maîtres, ou de Corot; les plus abouties aussi, quoiqu’empreintes du conflit entre désir de créer et envie d’enseigner.
La réceptivité, la propension à absorber différentes influences furent nuisibles à son expression personnelle mais furent bénéfiques à son métier de professeur. Menn fut en mesure de comprendre les tempéraments les plus divers de ses élèves pour les aider à développer leur voie propre. Ainsi, il saura clairement reconnaître la grandeur de Ferdinand Hodler, faisant dire à ce dernier: «Menn, je lui dois tout.»
Entre noblesse et douceur, retenue et passion, pétrie de profondeur psychologique, cette image que Menn donne de lui-même fait écho à une question qu’il formule dans «son autobiographie succincte», sorte de poème en prose qu’il rédige à l’âge de 74 ans: «être ou ne pas être identique à soi-même».