Un peintre et son métier
Chaque maître a un maître avant lui, et des parents nous en avons partout.
Eugène Martin
D’où vient ce métier d’Eugène Martin ? D’où lui viennent à la fois sa franchise, sa délicatesse mais aussi sa rugosité ? D’où lui vient cette touche « hachurée et rythmée » qu’il adopte dès les années 1920, lui qui a commencé à peindre en 1911 ? Pour Brüschweiler « de la nature et de ses enseignements », ainsi que de l’amitié vouée « aux maîtres que cet autodidacte très cultivé s’est donnés. » Parmi ceux-ci, il retient Lorrain, Turner, Corot, Menn, Bocion, Cézanne, Renoir, Marquet, le Douanier Rousseau, Utrillo, Hodler, Auberjonois et ses amis Blanchet et Barraud – ses « parents » aurait dit Martin. De cette longue liste, nous privilégions Marquet pour les silhouettes franches qui soulignent les coques des barques et les teintes sourdes que les deux peintres ont su maîtriser afin de cristalliser cette harmonie tranquille qui unit sur leurs toiles, ciel, nuages, eau, béton et sol.
Mais revenons à un mot, un seul, qui aura peut-être fait sursauter la lecture : autodidacte. Un mot qui mérite d’être pesé car, par on ne sait quel subterfuge dont l’histoire de l’art garde le secret, ce mot est devenu embarrassant. Synonyme d’amateur, il donne pourtant toute la mesure de l’écart qui nous sépare d’un temps où, pour être peintre et pour être reconnu par ses pairs, par les amateurs, les collectionneurs et les musées, il suffisait de peindre et de travailler en bonne compagnie. Un temps où, pour être célébré en tant que peintre, il suffisait de dédier son temps libre à résoudre, à l’aide d’un matériel adéquat, les défis que le monde lance à quiconque accepte de le regarder sans impatience. Autodidacte, un mot qui ne gêne nullement Brüschweiler en 1962 : « Ses préférences ne vont pas aux procédés, aux ruses du métier, mais à l’esprit qu’il sait déceler dans certaines manières de peindre. » (pp. 122-123). L’esprit : l’ingrédient sans lequel le métier de peintre n’est rien. Mieux : parce qu’autodidacte, ce métier, il l’a acquis sans autre compétiteur que lui-même.
Autodidacte. Le mot a-t-il donc perdu tous ses sens aujourd’hui pour n’en garder qu’un seul ? Il y a là de quoi s’étonner. Ou plutôt de quoi faire preuve de modération, de modestie et d’un certain sens de l’humour. Trois qualités que Martin cultive et qui suffisent à nous faire longuement réfléchir. Dans ce même numéro de Genava, Brüschweiler a pris soin de réunir un florilège de textes écrits par l’artiste lui-même
. L’un d’eux, daté « vers 1945 » est intitulé : « Menus propos sur la peinture et les peintres du dimanche ». Premier constat : si les pinceaux de Martin sont très fins, sa plume l’est tout autant, affûtée même, mais, à l’image de cet aveu, elle n’est jamais caustique : « Les peintres du dimanche sont comme ces amoureux qui ne rencontrent qu’une fois par semaine l’objet de leurs amours, et, à ce point de vue-là, il faut les plaindre » (p. 146). On ne saurait être candide : lorsqu’il parle des peintres du dimanche vers 1945, Martin sait que l’expression sonne creux. Alors, sans vraiment parler de lui, il ramène artistes et spectateurs sur une ligne de démarcation commune pour, avec cette bienveillance qui le caractérise, les interpeller : « Lorsque vous regardez une peinture et qu’on vous dit de l’auteur : c’est un peintre du dimanche, est-ce que votre admiration, si admiration il y avait, ne subit pas un choc, un temps d’arrêt ? » (p. 148). Difficile d’éviter l’introspection, nous amateurs et amatrices d’art. Difficile, mais pas impossible dès lors qu’à l’adresse des peintres il en réserve une autre : « Les peintres du dimanche n’ont pas de lendemain. […] Plaignons-les donc encore une fois, mais sachons diriger nos plaintes, dirigeons-les sur les peintres qui ne peuvent peindre que le dimanche, et souhaitons-leur, s’ils arrivent une fois à peindre tous les jours, de garder leur ingénuité, de garder leur fraîcheur et leur sensibilité naïve » (p. 148). C’est là un autre des fondamentaux auxquels Martien nous ramène : il y aurait tant à dire sur cette sensibilité naïve qui n’est pas enseignée à l’école et qui pourtant anime les grands peintres, les petits maîtres et les autodidactes mais aussi, et pour une bonne part, les amatrices et les amateurs, celles et ceux pour qui l’art est essentiel. Tout comme il l’était pour Eugène Martin.
Cela étant posé, et pour en finir avec le sens dévoyé du mot autodidacte et rassurer les réfractaires, il convient de rappeler que Martin, tout peintre du dimanche qu’il soit, n’a rien d’un dilettante. À 15 ans déjà, il se lève aux aurores pour peindre les lueurs de l’aube à l’aquarelle, avant de se rendre à la Banque Populaire où il suit une formation d’agent de change. Par la suite, il choisira de suivre les cours du soir qu’Eugène Gilliard délivre à Genève depuis 1909. Or, comme son maître Barthélemy Menn, Gilliard a profondément renouvelé l’enseignement du dessin. En privilégiant l’observation et l’analyse plutôt que la copie, il développe les inclinations naturelles de ses élèves
. L’école genevoise de peinture ne serait-elle pas elle aussi un peu autodidacte ? Elle dont les membres sont souvent partis ailleurs avant de revenir sur les rives du Léman, pour contempler, renouveler, et saisir le lieu et son panorama ? Quoi qu’il en soit, lorsque Martin décide en 1912 de reprendre la maison de haute couture que sa mère a fondée, tout en continuant à peindre, il saura accueillir les conseils de Maurice Barraud et d’Alexandre Blanchet. Il suit donc son inclination et s’inscrit dans la lignée de cette école genevoise de peinture dont les membres les plus originaux savent, à l’image de la ville, faire preuve d’une indépendance d’esprit à la fois tenace et souple. Un seul point le distingue de ses camarades, et il est à son avantage : grand amateur de littérature, il prend la parole à l’occasion de vernissages
et écrit nombre de préfaces, de conférences et d’hommages consacrés à la peinture et aux peintres. Par la plume et le discours, il partage l’admiration qu’il porte à l’art et aux artistes qu’il côtoie et qu’il soutient sans faillir, notamment en présidant la section cantonale de la Société des peintres, sculpteurs et architectes suisses, de 1932 à 1943, puis la section nationale de 1944 à 1952. Ce peintre, qui ne se serait jamais érigé en chef de file, a été un infatigable défenseur de sa génération et il en parle avec la même acuité dont il use pour regarder la nature. Encore l’un de ces fondamentaux auxquels nous ramène Martin : le témoignage et, avec lui, la capacité de faire groupe, de faire union, de faire école.
À nous désormais de revenir à son œuvre, car, si nous cherchons souvent à comprendre l’époque pour comprendre l’artiste, l’œuvre de Martin nous incite à faire l’inverse : comprendre l’artiste, les artistes, pour comprendre l’époque. Et l’école genevoise de peinture par la même occasion.