Hallebardes et Morgensterns: lorsque Genève se créait une identité suisse

C’est lors de la seconde moitié du XIXe siècle que s’élabore, dans le nouvel État fédéral unifié fondé par la Constitution de 1848, la construction de l’identité suisse. Genève, restée en marge du récit des origines de la vieille Helvétie et de ses mythes fondateurs, tient à donner la preuve de son attachement à la Confédération qu’elle a tardivement rejointe en 1815, notamment à travers l’organisation de manifestations dont la deuxième Exposition nationale suisse sera le couronnement en 1896.

#1, janvier 2022

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Le hallebardier et le pâtre-soldat

Le programme décoratif du Palais des beaux-arts construit à cette occasion est un condensé de l’imagerie patriotique qui se met en place dans l’expression artistique suisse de l’époque. Deux figures symboliques exprimant la notion d’une appartenance commune y jouent un rôle essentiel. Héritée des peintres-mercenaires du XVIe siècle (Urs Graf, Hans Rudolf Manuel), celle du guerrier suisse muni de son arme emblématique, la hallebarde, occupe une place prédominante – significativement, les hallebardiers constituent la moitié des 26 « figures de Suisses» monumentales commandées à Ferdinand Hodler pour revêtir les pylônes des galeries extérieures de l’édifice. Ce fier guerrier en costume à taillades est accompagné d’une autre figure archétypale qui lui est intimement liée, son modèle premier en quelque sorte: le «pâtre-soldat ». Ce héros de la Suisse primitive, prompt à prendre les armes pour défendre la liberté de sa patrie, fait écho à l’image idéalisée du «vieux Confédéré» qui incarne, dès la fin du Moyen Âge, les valeurs morales du rude combattant des origines, guerroyant pour l’indépendance de sa vallée plutôt que par appât du gain, comme le feront les « jeunes Confédérés» parcourant les champs de bataille européens au service des souverains étrangers. Ce personnage évoque aussi, à l’instar des chalets du «Village suisse» reconstitué pour l’Exposition, le caractère sécurisant du cadre alpestre, à la fois berceau de la Confédération et valeur refuge face à l’industrialisation croissante des plaines et aux mutations sociales qui en découlent.

Une arme rustique

À l’instar du colossal Pâtre d’Appenzell, « montagnard vaillant, aux bras musculeux, qui, fort de son bon droit, courait sus à l’ennemi1 », sculpté par Auguste de Niederhäusern, dit Rodo, pour le fronton du Palais des beaux-arts, 1 Exposition nationale suisse 1896. Guide officiel, Genève 1896, pp. 96-97. Hautes d’environ 4 mètres, les statues originales en plâtre peint du Pâtre d’Appenzell et du Guerrier bernois en armure qui lui faisait pendant ont été détruites et ne sont connues que par des reproductions et du guerrier en sarrau représentant le canton d’Unterwald peint par Hodler, cette figure de pâtre-soldat est volontiers dotée d’une arme à sa mesure: le morgenstern2 . Facile à fabriquer, cette masse d’armes à tête hérissée de pointes métalliques, largement utilisée lors des révoltes paysannes, n’est pas particulière à la Suisse. En revanche, le grand nombre d’exemplaires conservés dans les arsenaux alémaniques y atteste son usage militaire, du XVIIe siècle à la guerre du Sonderbund (1847), comme arme d’hast à l’usage des soldats du Landsturm. La persistance de cette arme en plein cœur du XIXe siècle témoigne de la valeur symbolique particulière qui lui est attachée en terre helvétique, où sa rusticité s’accordait aux qualités physiques et morales prêtées aux premiers Confédérés. Participant de l’effervescence patriotique de l’époque, le désir des Genevois d’être de « vrais Suisses » se reflète également dans le développement de la collection de la Salle des Armures de la rue de l’Hôtel-de-Ville, aujourd’hui conservée au MAH. Au cours du dernier tiers du XIXe siècle, l’acquisition d’armes jugées représentatives de la « valeur suisse» va permettre, entre autres par le biais d’échanges avec différents arsenaux cantonaux, d’«helvétiser » le fonds issu de l’ancien Arsenal local. Parmi ces armes figurent plusieurs variantes de hallebardes dites «à la nouvelle manière de Sempach» témoignant du renouveau de cette arme en Suisse au XVIIe siècle3 , ainsi qu’une série de six morgensterns bernois. Bien que la plupart des exemplaires de cette arme conservés en Suisse datent des XVIIe et XVIIIe siècles, le caractère primitif de cette massue ferrée permettait en effet de l’assimiler à ces «armes qui, dans les robustes mains des Confédérés, ont assuré cette indépendance helvétique vers laquelle nos aïeux dirigeaient de longue date leurs aspirations» – et qu’il eût été «honteux», comme le rappellera le conservateur de la Salle des Armures peu après l’inauguration du MAH, de ne pouvoir montrer aux visiteurs de la collection genevoise4

oeuvre de Ferdinand Hodler

Ferdinand Hodler (1853-1918), Guerrier au morgenstern, 1895. Huile sur toile, 320,5 x 106,5 cm. Provient du Palais des beaux-arts de l’Exposition nationale suisse à Genève en 1896. Achat, 1939, inv. 1939-0029

Notes

  • 1.
    Exposition nationale suisse 1896. Guide officiel, Genève 1896, pp. 96-97. Hautes d’environ 4 mètres, les statues originales en plâtre peint du Pâtre d’Appenzell et du Guerrier bernois en armure qui lui faisait pendant ont été détruites et ne sont connues que par des reproductions
  • 2.
    La dualité de ces deux figures de Suisses en armes est reprise, par synecdoque, dans les hallebardes et les morgensterns en staff (mélange de ciment et d’étoupe) ornant respectivement le portique et les pilastres
  • 3.
    La dénomination donnée alors à ces hallebardes volontairement archaïques fait référence à la victoire décisive des Confédérés sur la maison d’Autriche à Sempach (1386), cadre de l’action héroïque du fameux Winkelried, figure majeure des mythes fondateurs nationaux
  • 4.
    Henri Galopin, « La Salle des armures du Musée d’art et d’histoire », Journal de Genève, 13 février 1911

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