Production et distribution des «surimono» : tirages de luxe pour une diffusion limitée

Ellis Tinios, professeur honoraire à l'Université de Leeds

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Utagawa Kunisada II 二代目 歌川 国貞 (1823 — 1880), gravé par Tsuge Shōjirō 津下庄治郎 (彫庄治), édité par Tsutaya Kichizō 蔦屋 吉蔵, censeurs Kinugasa Fusajirō 衣笠房治郎 et Murata Heiemon 村田平衛門, L'Acteur Sawamura Tanosuke II dans le rôle de Sotoyama Myōshin, décembre 1852
Xylographie avec bokashi (dégradé) et karazuri (gaufrage)
MAH, Ancien fonds, inv. E 68-0033-006

© MAH, photo : R. Akama

Production d'estampes

Lorsque l’on pense aux xylographies japonaises, des portraits ou des paysages viennent immédiatement à l’esprit, mais pas les œuvres qui sont au cœur de cette exposition. Les estampes remarquables qui en font partie ont été produites et diffusées au Kamigata, une région qui s’étend de Kyoto, la capitale impériale du Japon, à Osaka, le centre commercial du pays. Elles sont produites à l’aide de la même technique que celle des planches ukiyo-e, bien plus connues, qui sont fabriquées en grand nombre à Edo (la Tokyo contemporaine). Bien que les estampes du Kamigata et d’Edo soient produites de la même manière, elles diffèrent pratiquement à tous autres égards. Les ukiyo-e d’Edo sont saluées dans tout le Japon comme figurant parmi les « produits les plus célèbres » de la ville ; elles deviennent par la suite l’objet d’une frénésie mondiale des collectionneurs, qui ne se calme guère. Les collectionneurs occidentaux s’intéressent aux ukiyo-e après l’ouverture forcée du Japon à la fin des années 1850 mais surtout après les premières expositions d’art japonais organisées en France dans la seconde moitié du XIXe siècle. Les ukiyo-e qui font l’objet de gros tirages sont relativement faciles à obtenir. Leur très grande beauté visuelle, même pour ceux qui n’ont pas de connaissances particulières de la culture japonaise, en augmente l’attrait.

Les estampes ukiyo-e d’Edo sont des objets de masse destinés à un large public et sont donc imprimées en bien plus grand nombre que les feuilles du Kamigata. Elles sont les produits d’une industrie hautement concurrentielle. Des couleurs criardes servent à dépeindre les personnages du demi-monde d’Edo : acteurs de la scène du kabuki et courtisanes du quartier des plaisirs officiel. Pour la majeure partie, les seuls textes inscrits sont le nom de l’acteur ou de la courtisane et la signature de l’artiste, avec la marque de l’éditeur et le sceau du censeur. Au XIXe siècle, les éditeurs d’Edo se mettent également à publier des estampes de guerriers et de paysages, qui sont toujours éclipsées du point de vue de la quantité par celles des acteurs et des courtisanes. De plus, à Edo, le secteur de l’imprimerie est le domaine exclusif des artistes ukiyo-e.

Contrairement aux circonstances très commerciales dans lesquelles ces estampes ukiyo-e sont produites, les cercles de poésie passent commande à des éditeurs spécialisés pour des feuilles du Kamigata que l’on voit dans cette exposition. Elles sont imprimées à des fins privées, à l’intention d’un public restreint. Elles ne sont pas destinées à la vente et ne circulent pas largement au moment de leur création – ni par la suite d’ailleurs. Moins de collectionneurs étrangers s'y intéressent, par exemple. Relevant de commandes privées, elles ne sont pas soumises à la censure et ne portent pas le sceau d’un censeur. Elles sont financées grâce aux droits versés par les personnes dont les poèmes sont publiés et les artistes ukiyo-e sont rarement invités à les dessiner. La plupart de ces planches sont l’œuvre d’artistes appartenant à l’École Maruyama-Shijō établie à Kyoto. Les dessins sont concis et tendent à suggérer plutôt qu’à représenter. Ils ont pour sujets des oiseaux, des fleurs, des poissons, des chiots, des paysages, des singes, des natures mortes, des scènes de la vie quotidienne (« scènes de genre »), des ustensiles, des gens ordinaires, très rarement une courtisane et encore moins un acteur. Aucun sujet n’est trop prosaïque. Les feuillets employés sont pour la plupart beaucoup plus grands que la feuille d’ōban standard servant aux estampes ukiyo-e. Le papier utilisé est plus épais et de meilleure qualité. La palette est bien plus subtile que celle favorisée par les artistes ukiyo-e et des techniques d’impression sophistiquées permettent d’embellir les dessins, donnant à ces estampes une apparence particulièrement somptueuse.

Les dessins cherchent à faire ressortir les poèmes qui sont, après tout, la raison d’être de la création de ces feuilles. Les artistes qui répondent de manière innovante à la poésie sont particulièrement recherchés. Une autre différence se fait jour, néanmoins, dans le traitement après l’impression. Les estampes achevées arrivent de l’imprimerie pliées. L’acte de déplier la feuille suscite de l’excitation au moment de la révélation des poèmes et du dessin. Ceux qui participent à l’ouvrage reçoivent à titre individuel un nombre fixe de tirages, qu’ils échangent avec des amis et des collègues dans des réunions amicales. Ils éprouvent beaucoup de plaisir à étudier les nouvelles images et à apprécier les poèmes. Il y a une certaine intimité dans ces planches qui est totalement absente des ukiyo-e d’Edo.

Matsukawa Hanzan 松川半山 (1818 — 1882), coordonné et commandité par Takemoto Sometayū VII 竹本染大夫 (1812 1883), Célébration du changement de nom de l’acteur de bunraku Takemoto Kajitayū VI , 1879

Xylographie avec karazuri (gaufrage) et kinginzuri (emploi de pigments métalliques)

Don d'Emilia Cuchet-Albaret, avant 1956, inv. E 2003-0284

© MAH photo : A. Longchamp

Ces planches servent donc de vecteurs de diffusion, dans des cercles rapprochés, de poèmes fraîchement composés. Normalement, chacun d’entre eux occupe une seule colonne, le texte étant écrit de bas en haut, et chaque fin donne lieu à une pause, suivie du nom du poète. Les textes se lisent de droite à gauche, tout au long de la gravure. Des copistes spécialisés les transcrivent d’une main fine et élégante. Les poèmes sont écrits presque entièrement en écriture syllabique sinueuse. Les caractères chinois, qui sont une composante importante du japonais écrit, sont réduits au minimum. Les textes arachnéens, imprimés à l’encre diluée, semblent flotter sur la surface du papier, en contraste frappant avec les caractères chinois gras et noirs qui apparaissent dans bon nombre d’estampes ukiyo-e. Dans certains cas, les poèmes figurant dans les estampes du Kamigata sont incisés dans un bloc distinct de ceux gravés aux fins de l’impression des images, afin que celles-ci puissent servir à d’autres groupes de poèmes.

La technique employée pour produire ces xylographies se fonde sur des procédés importés à l’origine de Chine et utilisés dans les monastères japonais pour la production de textes bouddhistes depuis l’an 1000 environ de l’ère chrétienne. On trouve parmi ces textes bouddhistes des images, qui sont les ancêtres des traditions d’impression prospérant au début de l’ère moderne au Japon. Le monopole bouddhiste sur l’édition prend fin durant la première moitié du XVIIe siècle, avec l’évolution rapide de la publication profane qui devient une industrie majeure dans les centres urbains d’Edo, Kyoto et Osaka. Si les caractères mobiles sont connus et utilisés au Japon à partir de la fin du XVIe siècle, la complexité des écritures chinoise et japonaise en fait un moyen moins pratique et moins économique que l’impression à partir de blocs de bois dans lesquels le texte a été gravé en relief. Les éditeurs commerciaux abandonnent donc les caractères mobiles dès 1650. Les lignes fines et sinueuses de l’écriture syllabique japonaise qui constituent un trait si caractéristique des feuilles du Kamigata exigent une dextérité encore plus grande de la part des graveurs que celle requise pour tracer les traits des caractères chinois. Cette habileté peut ensuite servir à graver des images complexes dans des matrices. Étant donné qu’un seul bloc peut servir à imprimer simultanément du texte et de l’image, il était possible de créer des mises en pages où les deux étaient parfaitement imbriqués. La disjonction du texte et de l’image qui est un trait important de la production de livres en Europe ne constitue pas un problème au Japon. À partir des années 1650, dans de nombreux ouvrages destinés à un large public, on trouve l’association de textes et d’images à chaque page.

Alors que les monastères bouddhistes produisent depuis longtemps des images pieuses imprimées sur une seule feuille, les estampes profanes sur feuille unique deviennent un genre distinct en 1700. Elles découlent d’illustrations de livres populaires et représentent à l’origine de célèbres prostituées et des acteurs de premier plan du théâtre du kabuki. La couleur est d’abord appliquée manuellement aux estampes et aux illustrations de livres, à l’aide d’un pinceau. Puis, à partir de 1750 environ, deux blocs de couleurs sont utilisés, outre le bloc principal noir, pour imprimer le rose et le vert. À compter de 1765, l’utilisation de blocs multiples pour imprimer huit couleurs ou plus est perfectionnée et appliquée, avec le même succès, aux illustrations de livres et aux estampes indépendantes à Edo et au Kamigata. L’impression en couleurs multiples devient alors la norme pour les estampes ; son utilisation est cependant moins courante dans les livres. De nouveaux raffinements consistent à perfectionner l’art d’essuyer avec minutie un pigment sur la surface du bloc, pour produire une gradation subtile de teinte dans l’impression finale, et utiliser des blocs non encrés portant des motifs finement incisés, qui servent à imprimer des motifs et des textures en relief à la surface d’une estampe. Ces deux techniques sont mises à profit dans la production des estampes du Kamigata.

Matériaux et procédé

Normalement, l’éditeur passe une commande à un artiste pour qu’il produise un dessin prêt à être gravé sur un bloc. Ils s’entendent préalablement sur le sujet, la taille et le format de la gravure finale, ainsi que sur le nombre de couleurs nécessaires. Une fois ce travail achevé, l’éditeur confie le dessin de l’artiste, prêt à être exécuté, au graveur sur bois, ainsi que les poèmes qui doivent apparaître sur l’estampe. Le graveur incise les poèmes et les images dans la matrice qu’il remet ensuite à l’imprimeur. Ce dernier, conformément aux instructions de l’artiste et de l’éditeur concernant le papier et la sélection des pigments, produit la gravure finale.

Les blocs d’impression sont faits de bois de cerisier et découpés dans le fil. La surface est rabotée de manière à être aussi lisse qu’un miroir. Se servant du côté de la main, le graveur sur bois applique une pâte de manière uniforme sur la surface du bloc préparé. Une fois la pâte sèche, il l’humidifie avec de l’eau claire, à l’aide d’un large pinceau pour activer la colle qu’elle contient. Il abaisse ensuite avec précaution jusqu’au bloc, côté recto, le texte et le dessin prêts à l’emploi, fournis par l’éditeur, et les lisse à l’aide d’un baren (voir plus bas). Une fois bien sec, le dessin adhère fermement au bloc.

Katsushika Hokusai 葛飾北斎 (17601849), coordonné et commandité par Asakusa’an Moriya 草庵守舎 (1777—1830), Contemplation des cerisiers en fleurs par le groupe de poésie d'Asakusa, vers 1820

Xylographie en couleur avec kinginzuri (emploi depigments métalliques) et karazuri (gaufrage)

Achat, 1936, inv. Est 0155

© MAH photo : R. Akama

Un papier mince, à deux épaisseurs, est utilisé pour le dessin prêt à être exécuté. Avant de se mettre à inciser le bloc, le graveur frotte la couche supérieure à l’aide de ses doigts légèrement humidifiés pour faire apparaître plus clairement l’image ou le texte dessiné sur la couche inférieure. Il applique ensuite, dans certains cas, de l’huile de camélia sur la surface pour accroître la transparence du papier restant. Le bloc est ainsi prêt à être gravé.

Le bloc est fixé sur une table basse et le graveur, assis au sol, se met au travail avec une série de burins et de gouges ainsi qu’un maillet. Il commence par graver le long des bords extérieurs des lignes à l’aide d’un burin fin, suivant la direction indiquée par les lignes dessinées. Les zones plus larges entre les lignes sont gravées à l’aide de gouges et de burins plus larges, généralement par un assistant de l’atelier du graveur. Une fois le travail achevé, le bloc est lavé pour éliminer toute trace de papier de la surface d’impression. Il est alors prêt à être livré à l’imprimeur.

Ce dernier s’assied également sur le sol devant une table basse légèrement inclinée vers l’extérieur sur laquelle le bloc d’impression est posé. L’imprimeur applique le pigment à l’aide d’un pinceau et abaisse avec précaution une feuille de papier humide sur le bloc. Il frotte ensuite fermement le verso du papier avec le baren, un disque fabriqué spécialement, d’un diamètre d’une douzaine de centimètres. Sa structure interne complexe se compose d’un noyau de fibres enroulées, recouvert de couches de papier laqué. Cet assemblage est étroitement enveloppé dans une feuille de bambou, dont les extrémités sont torsadées pour former une poignée à l’arrière du disque. L’imprimeur le saisit par cette poignée. Tous les effets d’impression sont obtenus à l’aide du seul baren ; les imprimeurs n’ont donc pas besoin d’investir lourdement dans des presses.

L’impression en couleurs s’obtient comme suit. Des marques de repérage sont gravées dans le bloc principal, juste hors du champ de l’image. Il s’agit d’une forme de L inversé dans le coin inférieur droit et d’une barre le long du bord inférieur gauche du dessin. Des tirages du bloc principal sont effectués sur un papier plus grand que celui qui sert à l’impression finale, pour faire apparaître les marques de repérage. Un tirage du bloc principal est préparé pour chaque couleur requise pour le dessin achevé. La préparation consiste à marquer toutes les zones nécessitant une couleur particulière sur une feuille séparée. Ces feuilles sont ensuite collées sur des blocs qui sont taillés afin d’en avoir pour chaque couleur distincte. Les marques de repérage qui ont été imprimées sur chacun de ces tirages sont également incisées dans chaque bloc de couleur.

L’imprimeur place soigneusement le bord inférieur d’une feuille de papier humidifiée le long des marques de repérage, puis l’abaisse rapidement sur le bloc encré. Il frotte ensuite le dos de la feuille avec le baren. Après avoir obtenu une impression à partir du bloc principal, il laisse sécher la feuille. Elle est ensuite humidifiée de nouveau, puis séchée après l’impression de chaque couleur. L’imprimeur suit cette procédure non seulement pour chaque couleur, mais aussi pour tout effet d’impression spécial – comme l’impression à l’aveugle – requis par le dessin final.

Des centaines de milliers de xylographies ont ainsi été produites de 1700 à 1900. La production est presque entièrement centrée à Edo, mais, comme le montre la présente exposition, une tradition plus exclusive et plus subtile de fabrication d'estampes prospère au Kamigata. Nous en savons bien moins sur les imprimeurs et les graveurs qui travaillaient au Kamigata que sur ceux établis à Edo, mais cela ne devrait aucunement diminuer notre appréciation des feuilles inventives, d’une facture exquise, qu’ils ont créées pour transmettre les œuvres de poètes amateurs enthousiastes.