Poids sacrés à Byzance, le décorum au service des finances et de l'économie de l'Empire

Matteo Campagnolo, ancien conservateur du Cabinet de numismatique, Musée d'art et d'histoire de Genève

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Le pesage – et le système de poids qu’il suppose – est un des fondements du commerce, aussi loin que la mémoire historique peut remonter. Et – ajoutons – de la société civile tout entière. L’utilisation de poids et de mesures d’acception générale dans une société est une base de son existence. Cela va tellement de soi qu’on n’y pense pas, d’autant plus que la balance a presque disparu de la vie de tous les jours, à notre époque du préemballé, de la monnaie fiduciaire, voire virtuelle.

« Il faut qu’il existe quelque chose qui soit le même pour tous, à savoir la mesure », dit, dans La Métaphysique, Aristote, à la fin de la période grecque classique (XIV, 1 1088a2). Ainsi, l’État – État de droit, tout absolu qu’il fût – a pris tôt au sérieux son rôle de contrôleur des poids. Le Code d’Hammurabi, roi de Babylone, qui date de la moitié du XVIIIe siècle av. J.‑C., place à la base des activités économiques et professionnelles un système de poids rigoureux. Pour les Égyptiens, la balance était l’invention de Thot, la divinité personnifiant la sagesse, qui avait enseigné à l’homme l’écriture, la géométrie et le calcul (Sagesse d’Aménémopé, ch. XVI). La balance juste était de Dieu, selon la Bible (Proverbes 16,11 ; cf. Lévitique 19:35-36, etc.), et – évidemment – la fausse, du diable. La loi de l’islam prescrit d’utiliser des mesures et des poids exacts : « Donnez une juste mesure, quand vous mesurez ; pesez avec la balance la plus exacte… » (Coran, sourate XVII « Le voyage nocturne » 35 et également sourate VI « Les troupeaux » 152, sourate VII « Des murailles Al-A‘râf » 85, etc.). En cela, les Romains – et les Byzantins à leur suite – ne constituent donc pas une exception. Les Romains plaçaient sur les pièces de monnaie la corne d’abondance, symbole de la prospérité de l’État, dans les bras de la personnification de la bonne Monnaie (Sacra Moneta, à savoir Monnaie sacralisée parce que impériale et donc taboue, contre toute altération), représentée tenant une balance en équilibre (fig. 1) (CdN 2001-40). La législation impériale – attestée par le Codex Theodosianus et le Codex Justinianus, recueillis respectivement sur l’ordre des empereurs Théodose II (408-450) et Justinien (527-565) – est très précise et ne transige pas en matière de poids1 .

Fig. 1a et b. Maximilien Hercule (286-310), follis, Aquilée, vers 300. CdN 2001-40 (© MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève, don de Jacques Horneffer, 1992)

Ce souci est pleinement confirmé par le nombre important et la qualité des poids conservés2 . Il faut insister sur le développement pris par ce genre d’objets, et sur le soin mis en général à les confectionner, à partir du IVe siècle et au cours des premiers siècles de l’Empire romain d’Orient. Les poids tardo-romains et byzantins sont une magnifique preuve du savoir-faire technique et du goût des Romains et de leurs héritiers, les Byzantins, pour les arts appliqués. On dirait aujourd’hui qu’ils sont design, car ils réunissent dans un tout harmonieux et cohérent, les plus modestes, la fonctionnalité et la simplicité (fig. 2) (CdN 32581 bis/170), les plus ouvragés, l’élégance d’un travail raffiné en sus (fig. 3) (CdN 32581 bis/017).

Fig. 2a et b. Poids de 1 nomisma, CdN 32581 bis/170 (© MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève, don de Mme Lucien Naville, 1956), Matteo Campagnolo – Klaus Weber, op. cit., no 384

Fig. 3a et b. Poids de 72 nomismata, CdN 32581 bis/17 (© MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève, don de Mme Lucien Naville, 1956, dessin : Ulrich Choffat), Matteo Campagnolo – Klaus Weber, op. cit., no 7.

Objets du présent article, les poids sont destinés à faire l’équilibre sur la balance à deux plateaux, la balance de précision, le trébuchet, en latin libra, en grec ζύγιον. Nous avons examiné sous l’angle donné par le thème du colloque la collection conservée au Cabinet de numismatique du Musée d’art et d’histoire, riche de quelque 500 pièces, en focalisant notre attention sur celles à effigie impériale.

Les poids ne sont donc pas des objets de luxe en eux-mêmes, à l’image des montres de nos jours. Cependant, si on franchit le seuil de certaines maisons de haute horlogerie et que l’on y met le prix, ce n’est plus une montre que l’on acquiert, mais un garde-temps ! En allait-il de même pour les poids, qui s’apparentent parfois à des chefs-d’œuvre de compagnonnage.

Pour mettre cette production en perspective, il faut partir de la monnaie impériale romaine, que l’on connaît mieux. On sait que la vénération la plus parfaite était de mise vis-à-vis de la monnaie impériale. La monnaie était sacrée : sous la République, elle était placée sous la protection sourcilleuse de Junon3 . Porter atteinte à la monnaie, de quelque façon que ce fût, était un crime de lèse-majesté4 . Quand l’empereur incarna l’État, ce devint un crime contre sa personne. Mais il y avait plus. Suétone cite le cas d’un Romain qui, accusé de s’être rendu aux latrines avec une monnaie d’Auguste – en main, sans doute –, fut condamné à la peine capitale. Ce qu’on lui reprocha, dans ce cas, était d’avoir manqué de respect à l’image du prince5 .

Au milieu des quelques milliers de poids connus, une catégorie iconographique spéciale est formée par ceux qui présentent l’effigie impériale (fig. 4 et 5) (CdN 61587) (CdN 32542 bis). On peine à se rendre compte aujourd’hui dans nos pays de ce que cela devait signifier dans un Empire où on pratiquait le culte de l’empereur. L’effigie impériale – sacrée, ainsi que tout ce qui vient de l’empereur – renforçait encore l’impératif du juste poids – placé sous la protection divine, comme on l’a vu plus haut. De tels poids devaient faire l’objet d’une véritable vénération.

Fig. 4a et b. Poids de 6 onces, CdN 61587 (© MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève, achat, 1995), Matteo Campagnolo – Klaus Weber, op. cit., no 19.

Fig. 5a et b. Poids de 1 nomisma, CdN 32542 bis (© MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève, don de Paul Balog, 1970), Matteo Campagnolo – Klaus Weber, op. cit., 423.

Les poids à l’effigie impériale sont donc doublement sacrés, si cela est possible : en tant qu’organes liés à une activité, le commerce ou l’impôt, placée sous la juridiction impériale, et parce qu’ils sont frappés au sceau de cette autorité. Cela impliquait-il également que les poids de ce type devaient être luxueux ou de très belle facture, pour montrer tout le respect possible envers l’effigie impériale6 ? Absolument pas : les premiers poids étalons, baptisés exagia par l’empereur Julien, étaient aussi élégants que modestes, ni plus ni moins que les pièces de monnaie en billon et en cuivre : ils sortaient – selon nous – des mêmes ateliers impériaux que la petite monnaie. Plus tard, les comites sacrarum largitionum (« comtes des largesses sacrées », soit des ministres des finances impériales) à Constantinople se firent graver des poids d’une belle exécution, mais sans embellissements, tandis qu’à la même époque, un poids figurant Justinien, probablement exécuté en Palestine peu après 537, est d’un caractère carrément fruste7 .

Étant établi que tous les poids à l’effigie impériale ne faisaient pas l’objet d’un travail raffiné et coûteux, y avait-il des poids sans effigie impériale, que l’on pourrait qualifier de luxueux ? A priori, comme toute personne qui en a les moyens aujourd’hui dans le cas des montres, on pouvait se faire faire des poids satisfaisant ses goûts de luxe. Toutefois, si le luxe n’a rien à voir directement avec la fonction de contrôle des poids, il y avait des lois somptuaires, et une bienséance, qui imposaient de garder son rang. En fait, nous connaissons deux autres catégories de poids luxueux, ceux de la famille « IV. Haghia Maria », poids étalons monétaires, selon le catalogue de la collection genevoise, et ceux de la famille de poids commerciaux carrés « V. Arc », dans lesquels nous sommes enclins aujourd’hui à voir également des poids étalons, appartenant ceux-ci probablement à des institutions ecclésiastiques8 .

En effet, contrairement à ce qui se passe avec la monnaie, les poids se divisaient alors en deux catégories : ceux qui étaient destinés à peser des denrées, libellés en onces et en livres, et ceux destinés à vérifier le bon poids des sols d’or, libellés en solidi (voir fig. 3-4, 6) (CdN 32581 bis/017) (CdN 61587) (CdN 32581 bis/311). Pour les besoins de la présente recherche, nous n’avons pas à tenir compte de cette grande division. Calibrés en onces ou en solidi, les poids connus le confirment, du plus beau au plus quelconque, tout objet d’une masse précise clairement identifiée faisait l’affaire. Toutefois, à l’intérieur des deux catégories, commerciale et monétaire, se placent deux sous-ensembles, attestés par les textes et par certains poids inscrits : ceux des poids étalons ou de contrôle.

Fig. 6a et b. Poids de 3 onces au nom de Jean, comte des largesses sacrées, [Constantinople], 572-/573, CdN 32581 bis/311 (© MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève, don de Mme Lucien Naville, 1956), Matteo Campagnolo – Klaus Weber, op. cit., 48.

Les poids de contrôle portaient-ils tous l’effigie impériale ? Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce n’est pas le cas, ainsi notamment les poids produits en Occident au nom de quelques magistrats, les poids de la famille dite « VI. SOL », les poids de la famille « IV. Haghia Maria » et les poids qui nous paraissent d’origine ecclésiastique9 . Mais il se pourrait aussi que les deux premières catégories soient antérieures à une décision de marquer tous les poids de contrôle de l’effigie impériale et que les deux dernières catégories soient des poids étalons à usage en quelque sorte limité aux institutions qui les avaient produits et facilement identifiables comme propres à celles-ci. En effet, à l’époque de Justinien, dont il faut dater – selon nous – la plupart des poids monétaires carrés, gravés et incrustés d’argent, et à en juger par l’air de famille qui unit ces poids, nous pensons que cela était devenu la marque distinctive des poids étalons publics.

Une double question, la plus difficile, suit naturellement la précédente : tous les poids à l’effigie impériale étaient-ils des poids officiels, c’est-à-dire reproduits par des ateliers, sinon impériaux, du moins agréés, et, si oui, étaient-ils des poids étalons destinés à l’administration ?

C’est une vraie question. Il ne serait point logique de soutenir ipso facto que les poids à représentation impériale – qu’il s’agisse de l’empereur en majesté ou chassant à pied ou à cheval ou encore en buste – soient tous automatiquement des poids étalons, fussent-ils gravés et niellés, ou simplement gravés. Toutefois, nous sommes enclins à répondre deux fois par l’affirmative, car : d’une part, aucun privé ne pouvait légalement s’arroger le droit de produire de la monnaie, protégée par le double tabou de la sacralité impériale, ainsi l’image de l’empereur ne devait pas pouvoir être placée par un privé sur un objet dont l’usage allait avoir un impact public ; et, d’autre part, les ateliers publics ne pouvaient pas produire tous les poids nécessaires aux privés, mais ils devaient limiter leur production aux poids étalons.

Terminons par le souhait que tous ces poids puissent être analysés, pour voir si leur composition métallique apporte une confirmation d’une production homogène et étatique, par comparaison avec la monnaie. Le travail de Martine Degli Agosti, ci-dessous, montre le chemin à suivre, mais sans doute faudra-t-il envisager d’autres types d’analyses.

Bibliographie

Callegher 2008
Bruno Callegher, « A Provincial Weight from after the Monetary Reform of 538 CE », Israel Numismatic Research, 3, 2008, pp. 163‑174.

Campagnolo 2015a
Matteo Campagnolo, « Le juste poids à Byzance : une affaire impériale », in Matteo Campagnolo, Klaus Weber, Poids romano-byzantins et byzantins en alliage cuivreux. Collections du Musée d’art et d’histoire - Genève, Genève : 5 Continents Éditions, 2015, pp. 9-32.

Campagnolo 2015b
Matteo Campagnolo, « Les poids byzantins au Musée d’art et d’histoire », in Marielle Martiniani Reber (dir.), Byzance en Suisse, cat. exp., Genève, Musée Rath, décembre 2015-mars 2016, Genève – Milan : 5 Continents Éditions, 2015, pp. 104-124.

Campagnolo 2016a
Matteo Campagnolo, « Toplumun Temel Güvencesi : Hilesiz veya Adil Ağırlık » (Le juste poids, un pilier de la société), Toplumsal Tarih, 267, 2016, pp. 46‑50.

Campagnolo 2016b
Matteo Campagnolo, « L'invention de la monnaie au Proche-Orient », Arts & cultures, Genève 2016, pp. 40‑51.

Campagnolo / Weber 2015
Matteo Campagnolo, Klaus Weber, Poids romano-byzantins et byzantins en alliage cuivreux. Collections du Musée d’art et d’histoire - Genève, Genève : 5 Continents Éditions, 2015.

Grierson 1956
Philipp Grierson, « The Roman Law of Counterfeiting », in Robert A. G. Carson, C. Humphrey V. Sutherland (éd.), Essays in Roman Coinage : presented to Harold Mattingly, Oxford 1956, pp. 240‑261.

Notes

  • 1.
    Cités dans Matteo Campagnolo, « Le juste poids à Byzance : une affaire impériale », in Matteo Campagnolo, Klaus Weber, Poids romano-byzantins et byzantins en alliage cuivreux. Collections du Musée d’art et d’histoire - Genève, Genève – Milan : 5 Continents Éditions, 2015, p. 10. Cet ouvrage présente la collection de poids du Cabinet de numismatique du Musée d’art et d’histoire de Genève. Voir également Matteo Campagnolo, « Toplumun Temel Güvencesi: Hilesiz veya Adil Ağırlık » (Le juste poids, un pilier de la société), Toplumsal Tarih, Istanbul, 267, 2016, pp. 46-50 ; Matteo Campagnolo, « Les poids byzantins au Musée d’art et d’histoire », in Marielle Martiniani Reber (dir.), Byzance en Suisse, cat. exp., Genève, Musée Rath, décembre 2015-mars 2016, Genève – Milan : 5 Continents Éditions, 2015, pp. 104-124 ; Matteo Campagnolo, « L'invention de la monnaie au Proche-Orient », Arts & cultures, Genève 2016, pp. 40-51.
  • 2.
    Voir le catalogue de la vente Nomos 13, Zurich, 7 octobre 2016, p. 211, la liste la plus récente des collections publiées.
  • 3.
    Dictionnaire universel françois et latin : contenant la signification et la définition tant des mots de l'une et de l'autre langue… Paris 1743, 3e éd., s. v. monnoie (consulté le 13 septembre 2016).
  • 4.
    Philipp Grierson, « The Roman Law of Counterfeiting », in Robert A. G. Carson, C. Humphrey. V. Sutherland (éd.), Essays in Roman Coinage : presented to Harold Mattingly, Oxford 1956, pp. 240‑261, pp. 245-246 (l'atteinte à l'image des monnaies d'or), p. 255.
  • 5.
    Vie de Tibère § LVIII.
  • 6.
    Voir Campagnolo 2015a, op. cit., p. 17b.
  • 7.
    Publié par Bruno Callegher, « A Provincial Weight from after the Monetary Reform of 538 CE », Israel Numismatic Research, 3, 2008, pp. 163‑174.
  • 8.
    Voir Matteo Campagnolo / Klaus Weber, op. cit., pp. 173‑174 et Matteo Campagnolo 2015a, op. cit., pp. 27-28, pour l’explication des familles de poids.
  • 9.
    Matteo Campagnolo / Klaus Weber, op. cit., p. 41, n° 12, pp. 173‑174.