La notion d’aristocratie reste floue, notamment à Byzance1
. Elle renvoie bien au gouvernement des meilleurs, mais dans l’Empire byzantin, le basileus est, en principe, le seul maître à bord. Pourtant nul ne doute de l’existence d’une aristocratie byzantine. Elle se définit d’abord comme une aristocratie de service. Elle tire sa légitimité, mais aussi sa visibilité, de la délégation par l’empereur d’un pouvoir plus ou moins important, selon les fonctions exercées. Peu de choses relient un stratège des Anatoliques, à la tête, aux VIIIe et IXe siècles, du principal contingent de l’armée provinciale, un domestique des Scholes, qui commande les armées en l’absence de l’empereur, et tel obscur notaire d’un bureau de l’administration centrale à Constantinople2
. On classera cependant ces fonctionnaires dans le groupe aristocratique. Au sein de celui-ci, une dignité égale ou supérieure au protospatharat ouvrait aux titulaires les portes du sénat, institution aux pouvoirs limités, mais qui assurait l’entrée dans l’élite sociale.
Cette aristocratie était fondamentalement au service de l’Empire et, même dans les provinces, les notables, propriétaires fonciers, aspiraient à entrer dans la hiérarchie impériale. Elle n’était pas héréditaire, puisque toutes les dignités étaient viagères et toutes les fonctions révocables ad nutum, mais les plus puissantes lignées s’efforçaient avec succès de placer leur descendance dans des postes élevés, assez souvent dans les services où cette famille était implantée ou encore dans la région où elle exerçait une influence sociale, comme les Phocas en Cappadoce. Des familles restèrent au premier plan durant plusieurs siècles. Les Mélissènes, qui demeurèrent actifs au premier rang entre le VIIIe et le XVe siècle, détiennent une sorte de record de longévité. Certaines, en revanche, perdirent leur statut privilégié, en tombant en disgrâce, peut-être faute de descendance ou ruinées par des invasions, comme les familles anatoliennes privées de leurs domaines par l’occupation turque3
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Cette classe aristocratique n’était pas hermétique, une brillante carrière militaire ouvrait, rarement certes, les portes de la haute société, car elle permettait une progression rapide dans l’échelle des fonctions et dignités, mais au XIe siècle, un cursus universitaire réussi offrait de belles perspectives dans les bureaux centraux de l’empire et laissait parfois accéder au cercle des familiers de l’empereur. Michel Psellos, le plus grand intellectuel de son temps et conseiller des empereurs, en constitue l’exemple le plus éclatant. Cette fluidité sociale a varié au cours des siècles et l’étude des sceaux est l’un des meilleurs instruments pour évaluer la part des hommes « nouveaux » au sommet de l’État. Qu’est-ce qui faisait la fierté de ces membres de l’aristocratie4
? Bien sûr, le service de l’État qui se confondait avec celui de l’empereur, voire des plus grands personnages gravitant autour du basileus.
D’autres se vantaient de leur glorieuse lignée, de leur génos et de leurs illustres aïeux. Une partie de l’aristocratie micrasiatique, notamment, sans qu’on puisse parler d’un esprit de chevalerie, si caractéristique de l’Occident, avait le goût de l’exploit individuel, sans doute stimulé par la tradition de ses adversaires principaux, les Arabes, puis les Turcs qui magnifiaient leur bravoure sur le champ de bataille. Des combats singuliers sont signalés dans les récits de batailles. Pourtant, ces prouesses résultaient parfois de l’indiscipline et de la désobéissance aux ordres, ce qui était sévèrement condamné dans les manuels militaires byzantins.
Enfin, tous se sentaient chargés de la défense du peuple chrétien, que ce fût par la manifestation de leur piété envers le clergé ou les moines, ou, surtout, par l’action des armes au service du peuple élu de Dieu, constamment menacé par les païens ou pire, les impies Agarènes.
Ces aristocrates manifestaient leur supériorité sociale par leur mode de vie ostentatoire. Ils habitaient de somptueuses demeures, parfois données à titre viager par un empereur, et consommaient les produits les plus luxueux de leur époque, vaisselle métallique, soieries, icônes enchâssées d’or ou d’argent… Dans le cadre de leurs activités, ils étaient amenés à sceller des documents. Ces bulles ont été préservées en nombre significatif même si nous n’en avons conservé qu’une quantité très modeste par rapport à celles qui furent émises au cours du millénaire byzantin. Il a été frappé des millions de bulles, il en reste dans les musées et collections privées au moins 80 000, sans pour autant atteindre le nombre de 100 000, quoique leur nombre croisse sans cesse grâce aux fouilles archéologiques et surtout grâce aux découvertes « fortuites ». La différence considérable entre le nombre de bulles émises et celui des plombs parvenus jusqu’à nous s’explique de deux façons. D’une part, le métal utilisé, le plomb, est fragile, l’or étant réservé aux empereurs et, d’autre part, lorsque le document scellé perdait sa validité, on refondait la bulle pour en frapper une nouvelle.
Nous allons tenter de discerner ce qui, dans cet objet banal, transcrit, au moins partiellement, les sentiments aristocratiques, en offrant des exemples provenant des sceaux de la collection George Zacos, qui ont été offerts par sa veuve, Janet Zakos, au Musée d’art et d’histoire de la ville de Genève et qui sont dans un état de conservation remarquable5
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Rappelons rapidement quelques traits des sceaux byzantins. Tous les hauts fonctionnaires civils ou militaires, ainsi que les notaires et chartulaires qui établissaient ou conservaient les documents officiels, disposaient d’un boullôtèrion servant à frapper leurs bulles. Des femmes en possédaient également. Serait-ce un indice que les bulles avaient aussi un usage purement privé, puisque ces dernières n’exerçaient pas de fonctions publiques, sauf à être impératrices. Ce n’est pas certain, car elles appartenaient toujours à la plus haute strate de la société et étaient sans doute gestionnaires de biens du fisc concédés par l’empereur, ce qui les introduisait indirectement dans l’administration fiscale.
L’usage des bulles est donc fréquent, globalement, depuis le VIe siècle jusqu’à la fin de l’Empire. Cependant il est atténué après 1204 car, si l’usage du sceau de plomb ne disparaît pas, il est plus souvent en cire, matériau qui ne résiste pas aux aléas du temps, sauf à être conservé avec le document qu’il authentifie6 . Les sceaux de cire étaient employés auparavant, comme en atteste la survie de bagues sigillaires, dont quelques-unes, en or, témoignent du prestige de leur propriétaire (CdN 2004-538).