Il n’est pas évident de définir avec précision ce qui pouvait être considéré comme des objets de luxe dans le monde byzantin. Ce sont en principe des objets coûteux, raffinés, superflus, critères qui semblent objectifs, mais qui, si on y regarde de près, ne le sont pas tellement. Les mots grecs les plus proches sont le nom πολυτέλεια et l’adjectif πολυτελής ; on y retrouve à peu près les mêmes connotations. L’aspect du coût peut nous aider, mais on se rend compte rapidement que tous les objets coûteux ne sont pas à mettre dans la catégorie du luxe et que des objets, qui semblent en relever, ne sont pas excessivement coûteux. C’est donc avec une certaine souplesse qu’il a fallu partir à la recherche du luxe dans les documents d’archives byzantins1
.
Un certain nombre de critères permettent cependant de voir ce que les Byzantins considéraient comme du luxe ou, en tout cas, comme coûteux. Testaments et inventaires ne mentionnent jamais certaines catégories d’objets de peu de valeur, par exemple la céramique2
. Il faut en déduire que ce qui apparaît dans ces documents, même quand le prix n’est pas indiqué, avait de la valeur aux yeux du testateur ou de l’auteur de l’inventaire, sans qu’il s’agisse nécessairement de biens considérés comme luxueux. Un autre biais est à prendre en compte. Dans les habitudes byzantines, un testament ne recense pas nécessairement tous les objets ou tous les biens du testateur : il était acquis que ce qui n’était pas expressément mentionné revenait à l’héritier le plus direct. Cette réserve doit inciter à la prudence quand on cherche à évaluer les biens d’une personne ou d’un monastère. Mais, si on considère l’ensemble des documents disponibles, toutes les catégories de biens qui peuvent relever de l’idée de luxe sont représentées.
Nous avons affaire essentiellement à des testaments, à des inventaires, éventuellement liés à des décès ou à des contrats de mariage, et à des objets entrant dans le cadre de litiges, eux-mêmes souvent liés à des questions de dot et de mariage. Parmi ces documents, les objets qui nous concernent ici sont répartis de manière très inégale. Mais un acte du tribunal ecclésiastique de Thessalonique, daté de 1384, est particulièrement riche : il donne à Marie Deblitzènè les biens qui, provenant de sa dot, lui reviennent à la mort de son mari ainsi que des biens de la fortune de son mari en compensation de sa dot, telle qu’elle était décrite dans son contrat de mariage, augmentée d’un tiers3
. Le grand nombre d’objets coûteux mentionnés dans ce document n’a rien de surprenant, car il nous conduit dans un milieu social très élevé, d’une fortune considérable, mobilière et immobilière. Manuel Déblitzènos était un militaire, oikeios de l’empereur4
tandis que Marie appartenait à la famille thessalonicienne des Anges5
. C’est un document exceptionnel, dans la mesure où, de par sa nature, une sorte de décompte de ce qui devait revenir à Marie Deblitzènè, il était obligé à une grande précision, ce qui n’était pas nécessairement le cas des testaments. Même s’il ne s’agit pas d’un inventaire exhaustif de la fortune familiale, ce document permet d’avoir un aperçu sans doute représentatif des biens qui étaient considérés comme ayant de la valeur dans une famille d’un milieu social élevé. En plus de la fortune immobilière, dont nous n’avons pas à tenir compte ici, toutes les catégories d’objets qui ont de la valeur semblent représentées et leur prix est toujours indiqué. Une analyse de ce document permet d’aboutir à quelques conclusions plus générales sans déborder le cadre fixé.
De manière attendue, des bijoux sont mentionnés. Ils ont des valeurs très diverses : un dispendieux ensemble, constitué par une broche et des pendeloques, vaut 154 hyperpères6
. Il n’est pas forcément très parlant de comparer avec des salaires, mais cette somme correspond à peu près à ce que gagnait en un an un forgeron en Crète au milieu du XIVe siècle7
. Des boucles d’oreilles, avec des gemmes et des grosses perles à 48 hyperpères ainsi que des pendeloques à 36 hyperpères, également ornées de gemmes et de perles, se distinguent aussi de bijoux qui ont l’air plus banals8
. Pour comparaison, un maçon à Cythère (Cerigo) recevait 44 hyperpères par an (ainsi que du blé en nature en plus). À côté de ces bijoux, peut-être exceptionnels, une série de six bagues dont chacune ne valait environ qu’1 hyperpère et demi, ce qui est aussi le prix d’une autre bague ornée d’un cabochon9
. On reviendra plus loin sur cette différence, qui ne s’explique guère que par l’existence de bagues simples dont seul l’or fait le prix, tandis que boucles d’oreilles, broches et pendeloques pouvaient être plus richement ornées et aussi exiger un travail plus complexe.
Quelques objets de la vie courante sont présents. En comparaison de certains bijoux, les prix de ces objets paraissent bas : une aiguière et un bassin, sans doute en alliage cuivreux, valent ensemble 1 hyperpère10
. Deux séries de trois gargoulettes valant respectivement 2 et 2,5 hyperpères, sans doute aussi en alliage cuivreux, sont à ranger dans la même catégorie11
. Il faut y ajouter trois cruches à vin qui valent, ensemble, 2 hyperpères12
.
L’absence quasi totale (et déjà signalée) de céramique dans ces inventaires ne permet guère de penser que ces cruches étaient fabriquées dans ce matériau. On peut dire la même chose d’un ensemble désigné par le mot rare de σιτλοεπιχυτάριον qui n’apparaît, dans le Thesaurus Linguae Graecae, que dans cet acte et dans le testament de Théodore Karabas13
. Ce mot, formé sur le latin situla, désigne en principe un seau et un broc, même si cette association fait plutôt penser ici à un broc avec une cuvette. Mais il faut signaler que, à l’époque paléochrétienne, l’association entre seau/situle et broc/cruche/aiguière était bien attestée, parfois avec des décors identiques14
. On ne peut donc pas exclure un ensemble analogue aux époques plus tardives. Ces deux objets valent ensemble 2 hyperpères dans le testament de Marie Deblitzènè et trois ensembles ainsi désignés sont cités dans le testament de Théodore Karabas15
. Ces objets ne peuvent guère qu’être en cuivre ou dans un alliage cuivreux. Il apparaît bien que des objets d’usage quotidien, en cuivre, sans pouvoir être considérés comme des objets de luxe, sont ou peuvent être des objets chers, comme le montrent deux chaudrons, valant chacun 2 hyperpères16
.
Nous restons dans le domaine de la toilette avec une petite série de serviettes (σάβανον), en principe de lin, qu’on ne s’attendrait a priori pas à trouver ici, mais le prix indiqué pour des serviettes désignées par ce mot, 3 hyperpères l’une, indique un tissu d’une certaine qualité, ce qui est confirmé dans un autre contexte où une telle serviette a été donnée en cadeau en même temps qu’une ceinture en argent et un objet qu’il n’a pas été possible d’identifier, désigné sous le nom de kakkoumin17
. Quatre autres serviettes, désignées par deux mots différents, associées à ce qui était peut-être un porte-vêtements, utilisé pour des bains, sont mentionnées avec une valeur de 6 hyperpères18
.
De manière à première vue inattendue, il n’y a guère de meubles cités dans cet acte, comme dans la plupart des testaments dont nous disposons. Il faut certainement retenir d’autres explications que l’absence de meubles de valeur. Il n’y a pas lieu de penser que Manuel et Marie Deblitzènos n’avaient pas de chaises, de tables, ni de lits « dignes de ce nom » 19
. En tout cas, les seuls éléments qui peuvent être assimilés à des meubles cités dans ce testament sont des coffres, dont deux grands coffres valant chacun 5 hyperpères20
, ainsi qu’un tapis (ἐπεύχιον), qui valait 9 hyperpères, mais qui, en raison de son usure, n’en vaut plus que 521
. Sa valeur initiale lui donne à peu près la valeur d’une ceinture en argent doré, donc sans doute avec des appliques en argent doré, estimée à 8 hyperpères dans le testament déjà cité de Théodore Karabas22
.
Les objets qui viennent d’être cités montrent suffisamment que, pour tout ce qui concerne l’usage quotidien, la distinction entre ce qui est luxe et ce qui ne l’est pas n’est pas aisée à établir. Deux autres séries d’objets sont citées dans cet acte, des éléments de literie et des vêtements. Il est de nouveau possible de partir de l’idée simple que les objets mentionnés sont considérés comme des objets de valeur. Parfois, la matière dans laquelle ils sont faits est précisée : lorsqu’ils sont en soie, il s’agit clairement de biens à considérer comme relevant de la catégorie « luxe ».
D’abord, une série de couvertures en soie : l’une d’entre elles (ἐφάπλωμα) se distingue particulièrement par son prix : elle valait 32 hyperpères, mais n’en vaut plus que 16, donc la moitié, au moment où le testament a été rédigé23
. Ce prix élevé s’explique sans doute par le fait qu’elle est dite à double face (διπρόσωπον), donc en soie sur ses deux faces. Mais la différence de prix avec les autres couvertures reste importante : une couverture dite μονοπρόσωπον, donc avec une seule face en soie, ne coûte que 4 hyperpères tout en étant également en soie24
. Trois autres couvertures, dont deux sont en soie, mais sans qualificatif particulier, coûtent respectivement 6, 4 et 2 hyperpères25
. Ces écarts, du simple au triple, peuvent s’expliquer par des différences de qualité – pour la moins chère, la matière n’est pas précisée – ou de taille, mais l’écart avec la couverture à 32 hyperpères reste beaucoup plus important. On a suggéré que le mot ephaploma pouvait désigner aussi bien de simples couvertures que des édredons qui, évidemment, ont une plus grande valeur26
. Le sens de couverture est bien attesté puisqu’une couverture en fourrure de renard, qui vaut 7 hyperpères, fait partie de cet ensemble27
. De manière à première vue surprenante, les couvertures en coton ont à peu près la même valeur : une grande couverture en coton vaut 6 hyperpères, une autre vaut 3 hyperpères28
. Il faut se souvenir que le coton aussi était essentiellement importé. Ce n’est qu’à partir du XIVe siècle que sa culture est attestée dans le Péloponnèse29
.
Ces éléments de literie sont complétés par des oreillers en coton, à moins qu’il ne s’agisse de deux ensembles oreillers et matelas, dont l’un vaut 18 hyperpères, l’autre 630
. Les raisons de l’écart du prix nous échappent de nouveau complètement. Il en va de même pour les derniers éléments qui font partie de cet ensemble, une taie d’oreiller en lin de couleur rouge (πιλωτοψίδιο), d’une valeur de 4 hyperpères, une courtine de lit (κορτίνα) valant 6 hyperpères31
. C’est le contexte qui permet de comprendre qu’il s’agit d’une courtine de lit et non d’un autre type de rideau, en particulier parce qu’une deuxième courtine est mentionnée, associée à un ciel de lit (les deux, ensemble, valant aussi 6 hyperpères)32
. Comme cet ensemble est qualifié de très ancien, on peut supposer qu’il avait perdu de sa valeur.
Les vêtements cités sont relativement peu nombreux : trois bonnets (σκούφεια) qui valent 2 hyperpères, mais qui sont en soie, deux robes de soie, une robe de soie (φυστάνιον), valant 6 hyperpères, un « vêtement », sans autre précision, qui avait été estimé à 6 hyperpères au moment du mariage (cette imprécision est certainement liée au fait que ce vêtement n’existait plus), enfin deux vêtements, sans autre précision, d’une valeur de 18 hyperpères, qui, eux, sont préservés. Leur prix indique une certaine valeur33
.
Enfin, une dernière catégorie d’objets de prix est mentionnée. Ce sont des objets de piété privée, un enkolpion en argent, peut-être avec des reliques, estimé 2 hyperpères ainsi que sept icônes avec revêtement en argent, avec des valeurs variables, de 2 à 7 hyperpères34
.
Ces constatations montrent que des distinctions seraient à introduire, sans que les limites en soient très claires. Qu’y a-t-il, par exemple, de commun entre l’ensemble formé par une broche et un pendentif qui vaut 154 hyperpères et le groupe de six bagues valant ensemble 10 hyperpères, tous les deux déjà mentionnés35
? Aucune précision n’est donnée sur la manière dont la broche et le pendentif étaient ouvrés. Ils étaient certainement en or, mais étaient-ils ornés de gemmes, avaient-ils demandé un travail particulièrement raffiné de l’orfèvre ? Pour des boucles d’oreilles et des pendeloques déjà signalées, le document précise qu’elles étaient ornées de gemmes et de perles, sans entrer davantage dans les détails.
Pour les bagues, il paraît possible de se faire une idée plus précise. On connaît, de l’époque paléologue, des bagues en or sans gemme et sans décor très développé, si bien qu’à peu de chose près, la valeur de la bague ne doit pas être très différente de la valeur de l’or employé. Quelques bagues ont un poids correspondant environ à 1 exagion ou 1 exagion et demi, l’hyperpère pesant 1 exagion, soit 4,4 g, en particulier une bague trouvée à Veliko Tarnovo (fig. 1)36 .