Le cadre de vie urbain idéal : remarques sur des éléments d’agrément et de luxe dans les cités byzantines

André-Louis Rey, maître d'enseignement et de recherche, Université de Genève

#Retour à la publication Imprimer la page

À côté des diverses catégories d’objets luxueux, relevant de différents métiers, qui ont été présentées et analysées au cours des deux journées du colloque, la contribution qui clôt cet événement porte plus généralement sur la cité dans le monde byzantin. Il s’agit d’un survol sur la perception de certaines des caractéristiques qui pouvaient en faire l’agrément – et donc donner un caractère luxueux ou au moins confortable à la vie qu’on y menait.

Un traitement systématique de ce sujet devrait évidemment réunir toute la documentation disponible et l’examiner en prêtant attention aux divers lieux et époques auxquels elle se rapporte, pour pouvoir rendre compte des variations au fil du temps et des particularités régionales et locales. Même en se limitant à une période et à une région données, il faudrait idéalement pouvoir mettre en parallèle des textes de divers caractères, descriptifs, normatifs et rhétoriques ou de fiction, et une documentation archéologique issue de fouilles systématiques et complètes de sites correspondant à ceux dont parlent les textes. Mais il n’existe pas de Pompéi byzantine, et point n’est besoin de dire que la documentation dont nous disposons ne remplit aucunement l’ensemble de ces caractéristiques, mais qu’elle est au mieux disparate du point de vue chronologique et géographique, et lacunaire ; pire encore, les tendances générales bien connues de la littérature byzantine obligent à prendre d’infinies précautions critiques pour traiter les informations issues de la documentation textuelle.

Le fait toutefois de s’intéresser à des aspects de l’imaginaire et de l’idéal, plutôt qu’à une reconstitution matérielle ou institutionnelle précise, permet d’utiliser une documentation que l’on pourrait qualifier, selon la formule bien connue de Cyril Mango, de miroir déformant1 : lorsqu’on s’intéresse au reflet des choses, à la manière dont elles sont perçues ou valorisées dans des textes qui font l’objet d’une mise en forme littéraire, les déformations sont bien constitutives de l’image qu’on cherche à appréhender.

Le point de départ de notre bref parcours à travers les qualités que l’on prisait et cherchait à préserver dans les villes byzantines sera le texte de Julien d’Ascalon, qui fait suite dans le manuscrit Genavensis gr. 23 au Livre du préfet, bien qu’il ne concerne pas Constantinople. Deux raisons justifient ce choix : tout d’abord cette circonstance, qui nous rattache à un texte central dans l’exposition qui a donné lieu au colloque, mais aussi le fait que la compilation de règles d’urbanisme dont il s’agit présente, même si c’est d’une manière assez modeste, une organisation thématique et des réflexions qui constituent une bonne introduction à la problématique du présent exposé.

Le texte de Julien d’Ascalon, comme on l’a dit, est transmis dans les mêmes manuscrits que le Livre du préfet : Genavensis gr. 23, où il fait immédiatement suite à ce texte, au bas du folio 380r (fig. 1), et Serdicensis D. gr. 144, du XVIe siècle, relevant de la même tradition textuelle, où la même séquence se retrouve au folio 347r. Mais il existe également une tradition indirecte, soit par des citations d’extraits, en particulier dans un manuscrit de la Bibliothèque nationale d’Athènes, Atheniensis olim Panagiou Taphou 25, dont l’intérêt principal est d’avoir préservé le titre et la préface du Livre du préfet qui précèdent immédiatement des extraits de Julien d’Ascalon, soit surtout par la reprise du texte dans le manuel de droit de Constantin Harménopoulos, compilé vers 1345 à Thessalonique, l’Hexabliblos, qui est transmis dans plusieurs dizaines de manuscrits.

Tel qu’il nous est parvenu, le texte de Julien d’Ascalon commence par un bref prologue qui place les dispositions d’urbanisme qui vont suivre sous le signe des quatre éléments, chers aux conceptions philosophiques et médicales de l’Antiquité, et propose ainsi un principe d’organisation de ce petit traité :

« Quatre sont les éléments : le feu, l’air, l’eau, la terre ; ils sont à l’origine de conflits (amphisbetêseis) parmi les humains. C’est pourquoi nous avons jugé nécessaire d’exposer en bon ordre (eu taxai) les situations successives qu’ils provoquent tour à tour, en établissant bien à la fois leurs causes et les solutions ou les dommages que reconnaît la justice. Et voici tout d’abord ce qui concerne le feu. »2

Fig. 1. Le folio 380r du Genavensis gr. 23, avec le dernier chapitre du Livre du préfet et, au bas de la page, le début des extraits de Julien d’Ascalon ; les titres sont à l’encre rouge.

C’est donc dans un cadre donné, de manière parfois assez artificielle, par leur rapport avec les divers éléments, qu’on va trouver dans le traité des mesures de limitation des nuisances et de préservation des droits des voisins et de la sécurité des biens, notamment de la valeur et de l’intégrité des bâtiments et des biens-fonds préexistants lors de nouveaux aménagements et constructions. Julien d’Ascalon commence par évoquer les règles relatives au feu (§§ 2-15), capable de causer les dommages les plus extrêmes, et donne les règlements relatifs aux bains, fours de boulangers, de potiers, plâtriers, teinturiers, verriers, puis aux cabaretiers et à d’autres métiers (dont les fabricants de garum) qui causent des émanations malodorantes. Du feu et de la fumée, on en arrive donc à d’autres nuisances de nature olfactive, ce qui amène à envisager le domaine de l’air (§§ 16-40), où il est d’abord question des nuisances causées par les cabarets et par la détention d’animaux ; les odeurs, mais probablement aussi le bruit, sont en cause, et des distances à respecter, bien moindres que pour ce qui relève du feu, sont spécifiées. Il est ensuite question des ouvertures, portes et fenêtres, qui sont en rapport avec la ventilation, la vue et l’accès des divers locaux, puis des toits terrasses, importants dans l’architecture du Proche-Orient, et des problèmes de réfection de constructions urbaines qui peuvent présenter des structures mitoyennes : on voit que le chapitre de l’air contient des dispositions sur la gestion des espaces et des problèmes de proximité en général. Après l’examen de dispositions sur des constructions particulières, portiques, cours et enclos, Julien d’Ascalon en vient à parler des gouttières (ou plutôt de sortes de gargouilles rejetant les eaux de pluie en avant des toits), ce qui amène la transition vers les dispositions relatives à l’eau (§§ 41-46) ; celles-ci concernent des petits problèmes de voisinage, que pourraient causer des canalisations, citernes, latrines et égouts, mais pas les équipements collectifs d’adduction d’eau et d’évacuation des eaux usées, qui relèvent des pouvoirs publics. Enfin, la terre (§§47-51) est concernée par les fosses et les talus qui pourraient endommager les murs des voisins, et par les plantations, pour lesquelles des distances variables selon les espèces doivent être observées.

Le titre final (§§ 52-76), dont le statut est discuté (annexe ou partie intégrante de l’ensemble), débouche cependant sur des préoccupations d’urbanisme plus générales, et mentionne expressément l’agrément qui résulte de certaines vues, au lieu de la prévention de nuisances qui est le principal enjeu des sections correspondant aux quatre éléments. Cette section commence par une remarque générale sur la faculté visuelle, qui s’articule immédiatement sur les catégories de « vues », soit de paysages ou d’objets qui sont source d’agrément et donc dignes d’intérêt :

« Le sens (dunamis) de la vue, qui est de tous les sens le plus aigu, est aussi celui qui peut s’exercer du plus loin, et c’est pourquoi il ne faut pas prendre de décisions à cet égard sans réfléchir ni à l’aventure, mais établir des distances (metra) et s’y tenir. On dit qu’il existe trois lois (nomous) concernant la vue (apopseôn) : vue sur la mer, sur des jardins (kêpôn), sur des tableaux exposés en public (graphês dêmosias). Désignant ces vues sans les définir, on fait naître des doutes dans l’esprit de ceux qui ont l’intention d’entreprendre des constructions : on voit la mer à 40 milles et de plus loin encore, on voit un jardin, des plantes, un bosquet, à 20 milles, on voit un tableau exposé en public à 200 coudées au moins. Et si nous respections ces vues, ni maison, ni bourgade, ni ville ne pourrait être bâtie… Il y a aussi d’autre part des vues qui ne consistent pas en une contemplation directe (ou kat’eutheian horôsai), mais sont obliques et contraintes, et d’après moi ce ne sont pas des vues. »3

Julien d’Ascalon propose des distinctions entre les vues qui méritent d’être protégées, et celles dont la protection rendrait toute construction impossible ; il commence par les vues sur la mer, dans le cas où un propriétaire « dispose d’une vue directe, et non oblique ou contrainte. Si ce dernier voit un port, une côte, ou même, dans le cas des villes ou des villages ne disposant pas d’un port complet, de simples mouillages pour les bateaux, que <le voisin qui voudrait entreprendre une construction> ne gêne ou ne supprime absolument pas une telle vue ! Vif est en effet l’agrément (psuchagôgia) que font naître de tels spectacles. S’il ne voit que de loin la pleine mer, alors nous comptons pour rien cette vue. Comme il l’a été dit en effet, même à 40 milles de distance, on voit l’étendue de la mer, et il serait contraire à la justice de faire obstacle, à une si grande distance, à ceux qui souhaitent construire. »4

Pour les jardins et autres plantations, dont la vue est aussi agréable, la distance à laquelle ils sont visibles est inférieure (20 milles), mais la limite inconstructible proposée n’est que de 50 pieds, et l’angle de vue n’est pas spécifié5 . Il est difficile de savoir si le caractère assez disparate de ces prescriptions est dû à un manque de systématique de Julien d’Ascalon lui-même ou s’il s’explique par le fait que seuls des extraits de l’ouvrage originel nous ont été transmis. En tout état de cause, la vue sur des installations portuaires semble bien être jugée particulièrement digne de protection, et nous semble entrer dans la catégorie des agréments « luxueux » d’un site. Une autre vue qui procure de l’agrément est celle d’une représentation figurée visible depuis l’espace public, mais la limite de protection de cette vue est fonction de la possibilité de reconnaître le sujet :

« Qui a des projets de construction de nature à ôter à son voisin la vue sur un tableau exposé en public (dêmosias graphês apopsin) doit ménager un éloignement défini par la distance à laquelle les faits représentés sont reconnaissables. Par exemple, si, en observant le tableau, on en reconnaît le sujet et on voit, de chez soi, que les personnages représentés sont Achille ou Ajax ou tel autre personnage, dans ces conditions, il faut empêcher celui qui le souhaite de supprimer cette vue et de l’ôter à son voisin. Au cas où, à l’inverse, rien de ce qui est représenté n’est reconnaissable, et où l’on ne voit même pas de quoi il s’agit, quel agrément (terpsin) en retire celui qui s’oppose à la construction ? »6

Le dernier cas de vue envisagé par Julien d’Ascalon est celui de la vue sur les montagnes, qui doit être préservée, par analogie avec la vue sur la mer : il renvoie explicitement à une constitution (diataxis) de l’empereur Zénon7 qui autorise la construction ou la reconstruction de bâtiments à partir d’une distance minimale de 100 pieds, même s’ils prennent la vue d’une autre maison sur la mer.

Le moment est venu de faire quelques remarques d’ordre chronologique : si le texte de Julien d’Ascalon n’est pas exactement daté, il n’en est pas moins à situer sans doute dans la période protobyzantine ou Antiquité tardive, pour laquelle nous connaissons aussi quelques cas de fondations de cités et de réalisations architecturales et urbanistiques ambitieuses ; Catherine Saliou conclut à une mise au point définitive de l’ouvrage au VIe siècle8 . Cela nous amène à l’époque du long règne de Justinien, codificateur des règles juridiques de l’Antiquité tardive, et bâtisseur ou reconstructeur de nombreux éléments du tissu urbain de son empire.

Un cas qui mériterait un examen approfondi est ainsi certainement celui de Iustiniana Prima/Caričin Grad, pour lequel nous pouvons mettre en parallèle les données archéologiques et la description donnée par Procope dans son De Aedificiis. La création d’une ville nouvelle dans les Balkans ne s’impose dans ce cas pas par des nécessités économiques ou stratégiques, sa position étant un peu à l’écart des grands axes de communication. La logique de l’implantation de la ville est ici déterminée par sa proximité avec le lieu de naissance de l’empereur, qu’il s’agit ainsi de célébrer. Le relief du site imposait quelques contraintes, qui n’empêchaient cependant pas, a priori, le tracé d’un plan régulier pour la disposition des principaux éléments de structure urbaine : un complexe épiscopal, une place circulaire à la croisée des deux axes majeurs, une longue rue bordée de portiques, des églises et des bâtiments à fonction probablement résidentielle et de quartier général de la garnison. Le plan des constructions réalisées trahit probablement une évolution de la disposition initialement prévue, comme l’a proposé Čedomir Vasič : la réalisation d’une enceinte restreinte autour de l’ensemble épiscopal déjà construit, constituant une sorte d’acropole, est venue obstruer l’axe du cardo qui serait cohérent avec le plan original qu’il est possible de reconstituer, et un nouvel emplacement décalé dut être trouvé pour les deux rues principales et la place circulaire à leur croisement, avec une implantation qui ne pouvait plus être orthogonale9 .


Ces hésitations d’urbanisme, dont la chronologie précise et les raisons ne peuvent être établies, sont évidemment absentes de la description de la ville par Procope. À défaut de permettre de reconstituer un plan, le texte de l’historien (qui est plutôt un panégyriste dans le De aedificiis) énumère les éléments constitutifs de la ville, qui ont été effectivement construits :

« … tout près de la place fortifiée qu’on appelle Bederiana, il y avait un village du nom de Taurisium, d’où est originaire l’empereur Justinien, le fondateur du monde habité10 . De ce fait, après avoir entouré ce village d’une petite enceinte en quadrilatère et l’avoir munie d’une tour à chaque angle, il la fit devenir, et être appelée, « Quatre-tours ». Et il édifia, tout près de ce village, une ville (polin) tout à fait remarquable, à laquelle il donna le nom de Justiniana Prima (cela signifie la première en langue latine), en s’acquittant ainsi de la dette qu’il avait à l’égard du lieu qui l’avait nourri. Il convenait cependant que tous les Romains se répartissent cette dette entre eux, puisque cette région a nourri un sauveur commun à tous ! Par la construction d’un aqueduc (okheton), il a fait en sorte que la ville dispose en abondance d’une eau toujours courante. Et de nombreuses autres constructions superbes et dignes de mention ont été réalisées par le fondateur de la ville. Il n’est pas facile d’énumérer les temples de Dieu, il est impossible d’exprimer en paroles les demeures des notables, la taille des portiques, la beauté des places publiques (agorôn), les fontaines, les rues, les bains, les boutiques. La ville, en un mot, est grande et peuplée et heureuse quant au reste, et elle a les qualités appropriées pour être la métropole de toute la région, statut qu’elle a effectivement atteint. De plus, elle a été attribuée comme siège à l’archevêque des Illyriens, les autres villes lui concédant cet honneur en tant qu’elle l’emporte sur elles par la grandeur. De la sorte, la ville a offert à l’empereur de la gloire en retour : l’une tire sa dignité de l’empereur qu’elle a nourri, et celui-ci se glorifie en retour d’avoir créé la ville… ».11

Parmi les éléments de ce texte qui intéressent notre thématique, on relèvera l’importance de l’approvisionnement en eau courante, avec un canal ou aqueduc et des fontaines : l’abondance d’une eau de qualité est un élément fondamental du Roman Way of Life, et rend possible l’installation de thermes, autre élément important d’une qualité de vie urbaine raffinée.

Le sort de Justiniana Prima, victime de la poussée des Avars vers 615, rappelle toutefois que l’impératif majeur, dès le VIIe siècle encore plus qu’aux époques précédentes, sera partout la sécurité des cités et que la contraction du périmètre urbain des villes, avec une forte réduction qui délimite des zones fortifiées, sera générale dans les cités qui parviendront à se maintenir, à de très rares exceptions près, comme Constantinople et Thessalonique qui continueront à utiliser leur circuit de murs tardo-antiques malgré les fluctuations de leur population. Les espaces urbains comprendront alors généralement, plutôt que de vastes portiques et places, des cours intérieures, qui existaient certes dans le tissu urbain tardo-antique, mais qui semblent gagner en importance fonctionnelle, au gré de la diminution des espaces publics12 .

C’est donc désormais plutôt dans des espaces privés que se concentrera la recherche de lieux agréables et luxueux, sous réserve de la permanence, dans quelques villes majeures et essentiellement dans la capitale, des principaux éléments du décor urbain monumental tardo-antique. Certes, dans le domaine religieux, des monuments luxueux, au moins par le raffinement des matériaux et des décors employés, continueront à être construits, même dans des lieux relativement isolés – l’exemple du monastère de Hosios Loukas en Phocide, où il n’est pas indifférent de relever le contraste entre le niveau de luxe et d’aménagement des deux églises13 , vient à l’esprit –, mais il s’agit toujours de monuments dont les dimensions restent contenues, même dans des cas de constructions dues à l’initiative impériale dans la capitale. Nous pensons ici notamment au complexe du monastère du Pantocrator, où trois églises, chacune de dimensions relativement contenues, seront construites au cours du XIIe siècle par Jean II Comnène. L’appréciation de la taille et du luxe de ces édifices religieux, relativement aux autres bâtiments sortant de l’ordinaire, est compliquée par la disparition de la quasi-totalité des édifices résidentiels de prestige, alors que les grandes familles et les hauts dignitaires de l’Église et de l’État disposaient de toute évidence de demeures en accord avec leur rang. L’évocation des constructions de Justinien dans sa nouvelle ville de Justiniana Prima dans le texte de Procope signale d’ailleurs, juste après la construction de l’aqueduc, les monuments religieux (« temples de Dieu », dans la formulation classicisante de l’auteur) et les demeures des notables, dans cet ordre, avant les autres éléments qui donnent un caractère urbain à l’agglomération.

En revenant de ces considérations d’urbanisme à l’examen des cours intérieures et à la question des jardins et des lieux d’agrément dans la ville, et avant d’arriver finalement à un cas plus général, qui est celui de la situation d’ensemble de la ville comme lieu agréable, nous voyons se dessiner un ensemble de caractéristiques communes à une demeure ou à une ville plaisantes, voire luxueuses, telles que des descriptions et éloges rhétoriques nous les dépeignent parfois, selon des règles qui remontent à l’Antiquité, de l’époque hellénistique à l’Antiquité tardive.

En effet, l’enseignement traditionnel de la rhétorique, par lequel ont passé au cours des siècles les lettrés byzantins, et qui a donc contribué à former le goût et à formater les écrits des auteurs de la littérature classicisante de Byzance, se sert d’un corpus de textes qui définissent les parties de l’art du discours, énoncent des règles de composition et proposent parfois des exemples et des modèles à suivre. Parmi ces ouvrages, on trouve les exercices préparatoires (Progymnasmata) d’Aphthonios, un rhéteur qu’il est plausible d’identifier avec le destinataire d’une lettre de Libanios d’Antioche, et qui a vraisemblablement écrit dans la seconde moitié du IVe siècle14 . Comme d’autres auteurs du corpus rhétorique, Aphthonios définit la description15 et prescrit d’en adapter le style au caractère de son sujet : « Le style de la description sera délié, orné de figures variées et d’une façon générale à l’imitation des sujets décrits. »16 . Il complète ces prescriptions par un exemple, qui est la description du temple et de l’« acropole » d’Alexandrie d’Égypte, c’est-à-dire du Serapeion (détruit autour de 390, ce qui implique vraisemblablement une composition antérieure à cette date) et de la colline sur laquelle il s’élevait (fig. 2).

Fig. 2. Les folios 30v-31r du Basiliensis F IV 19, Aphtonios, Progymnasmata, fin de la définition de la « description » (ekphrasis) et exemple de cet exercice : « description du sanctuaire d’Alexandrie avec l’acropole »

Cet exemple est de nature à nous rendre prudents lorsqu’il s’agit d’exploiter les informations provenant de sources littéraires rhétoriques : l’exagération des éléments qui servent le propos amène ainsi l’auteur à dire que la citadelle (akra) d’Alexandrie mérite cette qualification davantage que l’acropole d’Athènes. On joue ici sur la définition de l’acropole (ville haute), la colline peu prononcée d’Alexandrie étant effectivement le point culminant de la ville, tandis que l’acropole d’Athènes est nettement dominée par le Lycabette (mais est toutefois plus haute que les autres éminences comprises dans le circuit des murs urbains, la colline du Mouseion, à peine plus basse, la Pnyx ou l’Aréopage). L’essentiel de la description d’Aphthonios porte sur l’accès, l’architecture et la décoration du sanctuaire, dont la taille est avant tout exaltée, ainsi qu’une certaine complexité, et, assez partiellement, sur le luxe des matériaux, comme ici en parlant des portiques qui entourent la cour centrale de l’acropole : « Le plafond des galeries, paré d’ornements en or, et le sommet des colonnes sont en bronze plaqué d’or. » Les colonnes sont l’élément architectural le plus souvent mentionné, ainsi que la présence d’ornements variés, notamment des représentations mythologiques figurées. Alors que le temple principal n’est pas réellement décrit, l’auteur conclut ce qui devrait être un morceau de bravoure par une pirouette rhétorique : « Mais cette beauté est trop grande pour qu’on puisse l’exprimer. Et ce qui a pu être omis ne fait qu’ajouter au merveilleux (parenthêkê gegenêtai thaumatos), car il n’a été omis que parce qu’il était indicible. »17

On voit bien que les descriptions inspirées par de tels modèles sont d’un réalisme pour le moins discutable, et qu’elles visent avant tout à suggérer le caractère de ce qui est décrit et à susciter des associations d’idées et des émotions chez les auditeurs ou lecteurs du texte : à ce titre, elles nous renseignent sur les conventions esthétiques traditionnelles qui avaient cours chez les Byzantins ayant reçu une éducation poussée, mais qui pouvaient également être répandues, par imitation des goûts et des biens de ce groupe, dans d’autres couches de la société. Indépendamment de la richesse des matériaux mis en œuvre, il faut aussi tenir compte de l’agrément d’usage, qu’on pourrait appeler le luxe fonctionnel, des bâtiments et de leurs aménagements : l’ombre donnée par un portique, qu’il soit en marbre ou en bois, est sensiblement aussi agréable, et la qualité de l’eau d’une fontaine dépend du réseau qui l’approvisionne et non de son décor et des matériaux qui la composent.

Dans le monde méditerranéen antique, le lieu agréable par excellence est frais, riche en eau, en chants d’oiseaux, et bien peu urbain par essence : on aura reconnu le topos littéraire du locus amoenus, lié à la poésie bucolique, mais dont certaines caractéristiques sont présentes dès la poésie homérique. Verdure, fraîcheur, abondance d’eau, mais aussi calme sont autant de qualités qui s’opposent à l’agitation des villes, à l’entassement de la population, au manque d’espace des rues, qui sont le plus souvent la règle en milieu urbain. C’est donc un privilège que de jouir en pleine ville, et à plus forte raison au cœur de la capitale elle-même, d’un espace qui échappe à ces inconvénients. Écrivant dans la seconde moitié du Xe siècle, Jean Géomètre, surtout connu pour ses poèmes, décrit en ces termes le jardin de sa demeure constantinopolitaine, dans une lettre à un ami qui développe une première lettre d’éloge rhétorique de ce lieu18 :

« C’est ainsi que les beautés du jardin se précipitent vers moi en nombre et de tous côtés, et je ne sais ni comment ni par où commencer <à les décrire>. L’air vient en premier, s’il s’agit d’abord vraiment bien de cela – à ceux qui le regardent, il semble être plutôt de l’éther, ce qui n’est aucunement entravé par le fait de se trouver au-dessous de la lune : en effet, toute notre demeure se trouve dans le plus bel endroit de la ville, et la ville, comme tu le sais, se trouve dans le plus bel endroit du ciel19 . Ce que l’ombilic est au bouclier, ma demeure l’est à la ville, dont elle occupe le point central, tout en n’étant ni très éloignée du palais impérial, ni certes située à côté des lieux dont les uns rassasient leurs habitants de fumée, de chaleur brûlante et suffocante et autres torrents de suie, et du tumulte des places publiques ou des cris des mendiants, et dont les autres les accablent de neige et de froid, ou de boue, de bourrasques de vent et du reste de ces misères; mais ce que la Ville est à la terre entière, voilà ce que ma demeure est au sol de celle-ci ! L’endroit est appelé d’après sa position, et les gens de maintenant, tout comme le faisaient autrefois les Delphiens, le nomment l’ombilic du milieu de la ville. Et c’est le lieu le plus beau et le plus central de l’ombilic lui-même qu’occupe notre demeure, de sorte que les excès de chaleur et de froidure en sont tenus à l’écart, supérieure qu’elle est aux jardins d’ailleurs : car de douces brises le traversent toujours, et la plus charmante lumière le baigne ; mais j’en parlerai le moment venu. »

Jean Géomètre fait allusion au nom de la partie de la ville où se trouvait sa maison, le Mesomphalos, quatrième des sept collines de Constantinople, et, outre l’allusion classicisante à l’omphalos de Delphes, il insiste sur le paradoxe d’une centralité géographique dépourvue des inconvénients habituels de la ville en termes de désagréments du voisinage (on songe aux dispositions de Julien d’Ascalon pour limiter ceux-ci !) et sur une exposition aux avantages des vents et du soleil qui ne s’accompagne pas des excès du climat. Le jardin proprement dit, décrit ou plutôt évoqué dans la suite de la lettre, est défini essentiellement comme un pré fleuri, leimôn, accessible de plain-pied, et par la présence de quelques plantes et arbres, une vigne, un poirier et un laurier. La description insiste sur les qualités du lieu sans en préciser les dimensions et semble bien s’appliquer à un espace petit mais charmant, précieux par sa position au cœur de la cité où il offre paix et verdure, derrière un mur de clôture qui l’isole de la rue.

De tels espaces sont depuis l’Antiquité un élément du décor des romans, et l’ecphrasis de ces lieux, avec le détail de leur végétation et des fontaines ainsi que des œuvres d’art qui les ornent, constitue un morceau de bravoure pour les auteurs, en offrant un lieu propice aux rencontres et aux conversations des protagonistes de ces récits20 .

Il arrive qu’une cité tout entière soit considérée comme un objet placé dans le paysage, et puisse ainsi avoir part à la qualité de celui-ci ; dans le premier des deux traités de rhétorique épidictique transmis sous le nom de Ménandre le rhéteur, toute la seconde moitié du texte donne les règles de l’éloge des pays et des villes21 , et nous permet de voir quels sont les éléments de leur situation qui sont valorisés, et quelles qualités sont recherchées. Le rhéteur examine systématiquement les divers cas possibles, selon que le territoire est plat ou montagneux, situé au milieu des terres ou au bord de la mer, etc., et il met en évidence ce qui peut être considéré comme favorable dans chaque situation. Ce qui nous intéresse ici est que l’éloge est mené en fonction de deux critères, le plaisir et l’utilité (pros hêdonên ê pros ôpeleian). L’approvisionnement en eau est évidemment important, de même que l’équilibre du climat entre les extrêmes opposés du chaud et du froid ; dans d’autres domaines, il est plus facile de trouver des caractéristiques dignes d’éloge dans tous les cas.

Quelques exemples de descriptions ou d’éloges de villes vont nous montrer ces principes à l’œuvre, sous le calame d’auteurs qui n’appliquent pas servilement ces règles de composition, mais qui illustrent les qualités les plus appréciées par leurs contemporains. Le grand sophiste d’Antioche, Libanios, actif dans la seconde moitié du IVe siècle, prononça en 360 un éloge de sa cité natale22 . Sur les 272 paragraphes de ce discours, les paragraphes 12 à 41 sont consacrés à l’éloge du territoire (chôra) de la cité, en commençant par l’air (ou les vents, évoqués par le pluriel aerôn), sa place relativement à la mer, l’approvisionnement en eau et les produits du sol. Ces éléments, antérieurs au peuplement de la cité, précèdent dans le discours l’éloge de l’histoire et des habitants d’Antioche, qui occupe le centre du discours. Puis, au paragraphe 196, Libanios en vient à la situation de la ville et à ses constructions, en mettant l’accent sur les rues bordées de portiques, puis à ses faubourgs, dont celui de Daphné, splendide et riche en sources, ce qui l’amène au paragraphe 244 à un éloge de l’abondance d’eau à Antioche en général. La thématique de l’abondance amène celle du commerce et de la richesse de la cité, sur le bonheur de laquelle se conclut le discours. Libanios tisse ainsi habilement les motifs d’éloge prescrits par la tradition et représente de manière suggestive les charmes de sa patrie, l’une des plus importantes cités de l’Empire, destinée cependant à tomber aux mains des Perses puis des Arabes, avant de devenir à l’époque des Croisades une pomme de discorde entre Latins et Byzantins. Des éloges rhétoriques de ce type continueront à être produits jusqu’à la fin de l’Empire et mériteraient une étude détaillée, autant d’un point de vue littéraire que pour leur rapport avec la documentation archéologique.

Deux descriptions de villes d’époque mésobyzantine vont nous permettre de compléter ce trop rapide tour d’horizon des qualités d’une ville médiévale : tout d’abord, la description de Thessalonique contenue dans le récit de Jean Caminiatès, un prêtre fait prisonnier par un raid naval arabe en 90423 . L’auteur de ce texte parle de sa patrie, Thessalonique, en commençant par en exalter le caractère chrétien, avec le passage de saint Paul et la présence de son saint patron Démétrios ; puis il campe le décor dans lequel vont prendre place les événements dramatiques qu’il a vécus : « La ville est grande, comme je l’ai dit, étendue et fortifiée par des murs et de nombreuses tours, dont la solidité garantit la sécurité des habitants. Un golfe s’étend au sud, qui la baigne sur le côté et offre un accès facile aux navires venus dans cette ville de tous les coins du monde. » Jean Caminiatès continue sa description par le port et ses qualités, protégé qu’il est par une digue et par un promontoire naturel, puis il passe aux abords de la cité du côté du nord, où une montagne la protège, bordée de plaines fertiles, dont celles du côté est sont agrémentées de lacs poissonneux. Du côté de l’occident s’étend une autre plaine : « Pour ceux qui la regardent, cette plaine est d’une beauté à couper le souffle. De fait, la partie qui peut se vanter d’être mitoyenne de la mer et des murs de la ville est fort bien arrosée. Elle est ornée d’arbres touffus, de vignobles et de jardins potagers qui lui font sa parure, enjolivée de maisons et de nombreux et vénérables édifices sacrés, dont la plupart sont tenus par des communautés de moines qui y exercent toutes sortes de vertus et ne vivent que pour Dieu, auquel ils désirent revenir. Ils ont quitté la confusion de la ville pour ne suivre que le chemin qui mène à Lui. La plaine qui se trouve de ce côté s’étend fort avant dans les terres. Sa végétation est pour l’essentiel basse et permet tout genre d’occupation agricole. » Caminiatès évoque la population, largement slave, de cette région, qui s’étend jusqu’à Béroé/Verria, et les échanges économiques abondants entre Thessalonique, son territoire et les régions soumises aux Bulgares, puis il revient à son sujet et à la ville elle-même, vaste et bien fortifiée, sauf du côté de la mer, où la muraille était basse et mal entretenue, tous les assauts étant venus depuis la terre.

Revenant sur la prospérité de la cité, Caminiatès évoque la foule qui la traverse : « Une grande voie publique traversait Thessalonique d’ouest en est en son milieu, incitant les voyageurs à séjourner chez nous pour leur besoin et à s’y munir de tout le nécessaire : nous tirions de ces gens tous les profits et nous en acquérions tous les biens qu’on peut imaginer. C’est donc une foule très mélangée qui arpentait sans cesse les rues, composée d’indigènes et d’étrangers, et il aurait été plus facile de compter les grains du sable de la plage que les personnes qui traversaient le marché, s’adonnant au commerce. Le plus grand nombre des citoyens amassaient des trésors innombrables d’or, d’argent, de pierres précieuses ; ils disposaient de vêtements de soie autant que les autres avaient des habits de laine. Je crois qu’il est inutile de parler des autres matériaux, du cuivre, du fer, de l’étain, du plomb et du verre, qui alimentent les métiers pour lesquels on a recours au feu et qui améliorent notre vie : ils étaient tellement nombreux qu’on aurait pu les utiliser pour bâtir et entretenir une nouvelle ville. » Cette énumération de biens matériels est suivie par l’évocation du niveau culturel et social de la ville, où les lois et les études étaient honorées, où la musique des hymnes s’élevait avec piété, et où « des églises très grandes et fort belles, au riche décor, s’élèvent au milieu de la ville : ce sont des lieux ouverts à tous, où l’on adresse à Dieu ses supplications. » Le récit continue par l’évocation de la catastrophe qui s’est abattue sur cette cité magnifique, et que les vices de ses habitants, endormis et rendus égoïstes par leur prospérité, ont attiré sur elle… Comme on le voit, l’exposé de Caminiatès, qui n’est pas un discours formel ou un exercice rhétorique, mais qui n’en est pas moins soigneusement construit, est assez libre par rapport au schéma de Ménandre le rhéteur ; l’auteur met l’accent sur la sécurité qu’auraient dû assurer la position et les fortifications de la ville, et sur la prospérité due au commerce et à la productivité des environs ; les inconvénients de l’activité économique et de la foule sont omis, tandis que des éléments liés à la religion chrétienne occupent une place importante, autant parmi les qualités et les agréments de la ville que pour en expliquer la chute, juste punition de sa décadence morale. Enfin, du point de vue du paysage et des avantages naturels du lieu, la vue est privilégiée, tandis que les considérations sur la qualité de l’air et des vents manquent complètement24 .

La dernière description à laquelle nous allons nous intéresser est d’un caractère très différent et concerne une cité visitée par un auteur byzantin, un lettré du siècle des Comnènes, Constantin Manassès, qui se rend dans les États latins du Levant en 1160, à l’occasion d’une ambassade chargée de négocier une union matrimoniale pour l’empereur Manuel Ier dont la première épouse était décédée. Manassès, qui fut un auteur prolifique, avant de terminer sa carrière comme évêque de Naupacte, est un constantinopolitain qui se lamente de devoir quitter la capitale et le milieu aristocratique au service duquel il met son talent littéraire ; mais c’est bien dans la suite du chef de l’ambassade, Jean Kontostephanos, l’un des proches de l’empereur, qu’il reçoit l’ordre de partir, peut-être pour jouer un rôle de secrétaire.

Le récit de son voyage est conservé dans un poème de près de 800 dodécasyllabes, l’Hodoiporikon25 , qui contient notamment des descriptions des lieux visités, généralement sous la forme de brèves évocations faisant la part belle aux impressions personnelles du narrateur et souvent plutôt dépréciatives, rien ne pouvant égaler la capitale de l’Empire. Après Antioche, qui fait l’objet d’un jugement favorable, la cité de Samarie (Sichem ou Naplouse) reçoit cependant une description favorable et plus développée, sans doute motivée par le fait que Manassès avait pu y voir l’une des princesses candidates au mariage impérial qu’il s’agissait d’arranger26 . Voici ce qui est dit d’Antioche (chant I, vv. 84-90), puis de Samarie (vv. 99-122) : « La cité d’Antioche vint à ma vue, l’éclat, le charme, l’élégance de toutes les contrées d’Asie ! Et je contemplai la beauté de Daphné, je jouis des délices (katetruphêsa) des eaux de Castalie, semblables au nectar et très douces à boire, froides au toucher et transparentes à la vue [...]. J’arrivai à Samarie, je vis une contrée fleurie par de nombreuses beautés issues des Grâces, charmante à voir, naturellement bien située : un air pur, des flots d’eaux légères, transparentes, bonnes pour la santé, coulant en permanence ; le sol porte des arbres, toute sorte de plantes, nourrit des récoltes, du blé, toute sorte de fruits, des vignes, fait pousser des oliviers, porte des légumes, est riche ; il y a une plaine propice aux chevaux, des avenues commodes, des prés que distinguent des roses parfumées ; douce est la situation <de la ville>, en accord avec la contrée : on dirait, à la voir, qu’une femme qui aime son enfant tient au creux de ses bras un bébé qui la tète. De là s’élève une crête difficile à escalader, difficile à attaquer, où l’on combattrait difficilement, faute d’appui, une crête aiguë et rude, qui s’étend au loin ; et de celle-ci part une autre crête qui s’avance jusqu’à l’éther, protégée par des rochers sauvages et inaccessibles, raide, escarpée, montante. L’emplacement (chôrion) <de la ville> se trouve au milieu de ces deux crêtes, comme un bébé emmailloté par sa mère, comme lorsqu’une toute belle jeune fille est confiée aux bons soins d’une femme qui aime son enfant pour être amenée à la chambre nuptiale. Telles étaient les heureuses dispositions naturelles de ce lieu. » Les métaphores maternelles et nuptiales choisies par Manassès sont bien sûr en rapport avec l’objet de l’ambassade et avec le fait que c’est à Samarie qu’il va entrevoir la jeune princesse qui pourrait être unie à Manuel Comnène, mais on aura reconnu sans peine les principales caractéristiques d’un lieu favorable à l’implantation d’une ville charmante.

Au terme de ce parcours très partiel parmi des documents dont chacun mériterait un examen critique approfondi, il nous semble voir apparaître quelques éléments fondamentaux d’un cadre de vie urbain idéal, dont la présence assure une forme de luxe à une cité entière ou à une demeure individuelle, et qui retiennent l’attention des régulateurs, tant qu’une forme d’urbanisme est codifiée, ou des auteurs de descriptions, à travers la variété de leurs situations individuelles. Pour aller du plus général, avec l’insertion de la ville dans son cadre géographique, au plus particulier, on relèvera d’abord ce qu’on pourrait appeler l’exigence de sécurité militaire et sanitaire, c’est-à-dire les défenses naturelles ou construites qui mettent une ville à l’abri des attaques et les facteurs de salubrité, abondance et qualité des eaux et des vents qui éloignent les dangers de pestilences. La beauté des lieux et des points de vue peut accompagner ces éléments pour en rehausser l’agrément, et découle souvent naturellement de la présence de l’une des qualités fondamentales : ainsi l’abondance d’eau engendre-t-elle la présence d’arbres, qui à leur tour donnent une ombre agréable…

La prospérité économique qui est fonction de la position d’une cité dans un territoire fertile ou sur des voies de communication privilégiées amène à son tour des avantages, mais est aussi cause de diverses nuisances et de l’agitation de la ville, à laquelle les auteurs que nous avons vus sont diversement sensibles. Au niveau de la résidence individuelle, nous trouvons alors un idéal qui s’exprime par une antithèse rhétorique, un oxymore bien dans la tradition littéraire byzantine, où la maison et, au cœur de celle-ci, isolé de la rue, le jardin, dans une cour abritée, recréent un lieu d’agrément en plein centre de la ville. Dans l’espace public, le rôle des églises, dont le décor comprend souvent des éléments de jardins, et qui offrent aux fidèles des lieux de calme et de beauté, devrait être examiné parallèlement à celui des demeures privées, et en rapprochant les données littéraires de celles de l’histoire de l’art27 .

Bibliographie

Sources

Aphthonios
Aphthonios, Progymnasmata, éd. et trad. fr. Michel Patillon, Corpus rhetoricum [t. 1] : Anonyme, Préambule à la rhétorique ; Aphthonios, Progymnasmata ; Ps.-Hermogène, Progymnasmata, [Collection des Universités de France], Paris : Les Belles Lettres, 2008.

Constantin Manassès
Constantin Manasses, Hodoiporikon, éd. Konstantin Horna, « Das Hodoiporikon des Konstantin Manasses », Byzantinische Zeitschrift, 13, 1904, pp. 313‑355.

Jean Caminiatès
Joannis Caminiatae. De expugnatione Thessalonicae, éd. Gertrud Böhlig, [Corpus Fontium Historiae Byzantinae, 4], Berlin – New York 1973.

Jean Caminiatès, De expugnatione Thessalonicae, trad. fr. Paolo Odorico, Jean Caminiatès, Eustathe de Thessalonique, Jean Anagnostès. Thessalonique. Chroniques d’une ville prise, Toulouse : Anacharsis, 2005.

John Kaminiates : The Capture of Thessaloniki, éd. et trad. angl. David Frendo, Athanasios Fotiou, [Byzantina Australiensia, 12], Leyde – Boston 2000.

Jean Géomètre (Jean Kyriotès)
The Progymnasmata of Ioannes Geometres, éd. Antony. R. Littlewood, Amsterdam 1972.

Julien d’Ascalon
Julien d’Ascalon, éd. et trad. fr. Catherine Saliou, Le traité d’urbanisme de Julien d’Ascalon. Droit et architecture en Palestine au VIe siècle, Paris 1996.

Libanios
Libanios, Or. XI (Antiochicus), éd. Richard Förster, Libanii opera, vol. I, fasc. 2, Leipzig, Teubner, 1903 ; trad. angl., Glanville Downey, « Libanius’ Oration in praise of Antioch (Oration XI) », Proceedings of the American Philosophical Society, vol. 103, 5, octobre 1959, pp. 652‑686.

Menander Rhetor
Menander Rhetor, éd. et trad. angl. Donald A. Russell, Nigel G. Wilson, Oxford 1981.

Procope de Césarée
Procope de Césarée, De Aedificiis.

Monographies et articles

Bavant 1982
Bernard Bavant, « La ville dans le nord de l’Illyricum (Pannonie, Mésie I, Dacie et Dardanie) », in Villes et peuplement dans l’Illyricum protobyzantin (Actes du colloque organisé par l’École française de Rome, Rome, 12-14 mai 1982), [Publications de l'École française de Rome, 77], Rome 1984, pp. 245‑288.

Bavant 2004
Bernard Bavant, Caricin Grad et les changements de l'urbanisme dans le centre des Balkans au VIe siècle, [archeographe], 2004. https://archeographe.net/Caricin-Grad-et-les-changements-de, sous l’intitulé « histoire de la structure urbaine ».

Bouras 1981
Charalambos Bouras, « City and Village : Urban Design and Architecture », Jahrbuch der Österreichischen Byzantinistik, 31/2, 1981, pp. 613‑653.

Cupane 2004
Carolina Cupane, « Il romanzo », in Guglielmo Cavallo (éd.), Lo spazio letterario del Medioevo : 3. Le culture circostanti. Volume 1 : La cultura bizantina, Rome : Salerno editrice, 2004, pp. 407‑453.

Downey 1959
Glanville Downey, « Libanius’Oration in praise of Antioch (Oration XI) », Proceedings of the American Philosophical Society, vol. 103, n° 5, 1959, pp. 652‑686.

Haldon 1999
John Haldon, « The Idea of the Town in the Byzantine Empire », in Gian Pietro Brogiolo, Brian Ward-Perkins (éd.), The idea and ideal of the town between Late Antiquity and the Early Middle Ages, Leyde 1999, pp. 1‑23.

Horna 1904
Konstantin Horna, « Das Hodoiporikon des Konstantin Manasses », Byzantinische Zeitschrift, 13, 1904, pp. 313‑355.

Kaldellis 2019
Anthony Kaldellis, Romanland : ethnicity and empire in Byzantium, Cambridge, Mass. : The Belknap Press of Harvard University Press, 2019.

Maguire 2012
Henry Maguire, Nectar and Illusion, Nature in Byzantine Art and Literature, Oxford 2012.

Mango 1984
Cyril Mango, « Byzantine Literature as a Distorting Mirror », in Cyril Mango, Byzantium and its Image, [Collected Studies Series, CS 191, Variorum, n°II], Londres 1984.

Rey 2019
André-Louis Rey, « Un morceau de choix qui échappe de peu à la corbeille, ou Constantin Manassès, poète en mission dans une ambassade romanesque », in Olivier Collet, Yasmina Foehr-Janssens, Jean-Claude Mühlethaler (éd.), Fleur de clergie, Mélanges en l’honneur de Jean-Yves Tilliette, Genève 2019, pp. 669‑682.

Saliou 1994
Catherine Saliou, Les lois des bâtiments. Voisinage et habitat urbain dans l’Empire romain. Recherches sur les rapports entre le droit et la construction privée du siècle d’Auguste au siècle de Justinien. Beyrouth 1994, (Open Access, http://books.openedition.org/ifpo/6125).

Saliou 2012
Catherine Saliou (éd.), Les sources de l’histoire du paysage urbain d’Antioche sur l’Oronte, Actes des journées d’études des 20-21 septembre 2010, publication électronique, 2012 (Université Paris 8).

Scheltema 1946
Herman J. Scheltema, « The Nomoi of Iulianus of Ascalon », in Martin David, Bernard A. Van Groningen, Eduard M. Meijers (éd.), Symbolae ad J.-C. Van Oven dedicatae, Leyde: Brill, 1946, pp. 349‑360.

Vasič1990
Čedomir Vasič, « Chapitre IX. Le plan d’urbanisme de la ville haute : essai de reconstitution », in Bernard Bavant et al. (éd.), Čaricin Grad II, Le quartier sud-ouest de la ville haute, Belgrade – Rome 1990, pp. 307‑315.

Zavagno 2009
Luca Zavagno, Cities in Transition : Urbanism in Byzantium between Late Antiquity and the Early Middle Ages (AD 500-900), [British archaeological reports International Series, 2030], Oxford 2009.

Notes

  • 1.
    Le titre de la leçon inaugurale de Cyril Mango à l’Université d’Oxford est « Byzantine Literature as a Distorting Mirror » ; on en trouve le texte, publié d’abord en 1975 à Oxford, dans le recueil d’articles de Cyril Mango, Byzantium and its Image, [Collected Studies Series, CS 191, Variorum, n° II], Londres 1984. Les critiques et nuances qui ont été formulées à l’égard de cette étude, notamment par Anthony Kaldellis, Romanland : ethnicity and empire in Byzantium, Cambridge (Mass.), 2019, p. 74, ne remettent pas en cause le caractère artificiel et construit des sources littéraires byzantines, tributaires de contraintes et d’objectifs dont l’analyse est nécessaire à leur utilisation par la réflexion historique moderne.
  • 2.
    §1. Le texte de Julien d’Ascalon est cité dans la traduction de Catherine Saliou, Le traité d’urbanisme de Julien d’Ascalon. Droit et architecture en Palestine au VIe siècle, Paris 1996, avec quelques très légères retouches. On consultera également sur ce texte l’article de Herman J. Scheltema, « The Nomoi of Iulianus of Ascalon », in Martin David, Bernard A. Van Groningen, Eduard M. Meijers (éd.), Symbolae ad J.-C. Van Oven dedicatae, Leyde : Brill, 1946, pp. 349‑360.
  • 3.
    §52,1.
  • 4.
    §52, 2-3.
  • 5.
    §53.
  • 6.
    §54. Julien d’Ascalon continue en évoquant les voisins chicaniers qui chercheraient à empêcher toute construction depuis laquelle on aurait vue sur leur propre demeure, ce qui rendrait impossible toute construction de type urbain.
  • 7.
    Cod. Iust. VIII, 10 (De aedificiis privatis), 12, adressée au préfet de la Ville Adamantius. La validité de cette constitution est confirmée par Justinien en 531, id., VIII, 10, 13. Pour l’interprétation de la constitution de Zénon comme stipulant une distance horizontale minimale de 100 pieds, et pas une hauteur maximale de 100 pieds, cf. Catherine Saliou, Les lois des bâtiments. Voisinage et habitat urbain dans l’Empire romain. Recherches sur les rapports entre le droit et la construction privée du siècle d’Auguste au siècle de Justinien. Beyrouth 1994, 3e partie, c. 2, sect. 18 (Open Access, http://books.openedition.org/ifpo/6125 ).
  • 8.
    Saliou, op. cit., p. 130 ; Scheltema, op. cit., pp. 359‑360, donne la preuve d’une composition postérieure à la législation de Justinien.
  • 9.
    Čedomir Vasič, « Chapitre IX. Le plan d’urbanisme de la ville haute : essai de reconstitution », in Bernard Bavant et al. (éd.), Čaricin Grad II, Le quartier sud-ouest de la ville haute, Belgrade – Rome 1990, pp. 307‑315 ; un résumé de cette étude est commodément accessible en ligne : Bernard Bavant, Caricin Grad et les changements de l'urbanisme dans le centre des Balkans au VIe siècle, [archeographe], 2004. https://archeographe.net/Caricin-Grad-et-les-changements-de, sous l’intitulé « histoire de la structure urbaine ».
  • 10.
    Cette expression de Procope, qui sonne en traduction comme une hyperbole inappropriée, fait de Justinien le semblable d’un fondateur (oikistês) de colonies : il est l’organisateur de l’empire civilisé, à vocation universelle, auquel s’applique le terme d’oikoumenê.
  • 11.
    Procope de Césarée, De Aedificiis, IV, 1, pp. 17-26.
  • 12.
    Sur ce point, on consultera notamment l’étude de Charalambos Bouras, « City and Village : Urban Design and Architecture », Jahrbuch der Österreichischen Byzantinistik, 31/2, 1981, pp. 613‑653. L’évolution de l’urbanisme et des villes a fait l’objet de colloques et de nombreuses études, parmi lesquelles on peut citer Bernard Bavant, « La ville dans le nord de l’Illyricum (Pannonie, Mésie I, Dacie et Dardanie) », in Villes et peuplement dans l’Illyricum protobyzantin (Actes du colloque organisé par l’École française de Rome, Rome, 12-14 mai 1982), [Publications de l'École française de Rome, 77], Rome 1984, pp. 245‑288 ; John Haldon, « The Idea of the Town in the Byzantine Empire », in Gian Pietro Brogiolo, Brian Ward-Perkins (éd.), The idea and ideal of the town between Late Antiquity and the Early Middle Ages, Leyde 1999, pp. 1-23 ; Luca Zavagno, Cities in Transition : Urbanism in Byzantium between Late Antiquity and the Early Middle Ages (AD 500-900), [British archaeological reports International Series, 2030], Oxford 2009.
  • 13.
    La simplicité de l’église dédiée à la Théotokos, construite au milieu du Xe siècle et dépourvue de décor peint, s’oppose en effet au riche décor de mosaïques du katholikon, réalisé dans la première moitié du siècle suivant, et qui a succédé à un premier martyrium.
  • 14.
    Voir le texte dans l’édition richement annotée de Michel Patillon, Corpus rhetoricum [t. 1] : Anonyme, Préambule à la rhétorique ; Aphthonios, Progymnasmata ; Ps.-Hermogène, Progymnasmata, Paris 2008, où la section consacrée à la description (ekphrasis) se trouve aux pp. 147-151.
  • 15.
    « La description est un discours (logos) qui présente en détail et met sous les yeux avec évidence ce qu’il donne à connaître. On décrira des personnes et des choses ou faits, des temps et des lieux, des animaux et enfin des plantes. » Aphthonios, Progymnasmata, XII, 1, trad. Michel Patillon, op. cit., p. 147.
  • 16.
    Id., XII, 3, op. cit., p. 148.
  • 17.
    Id., XII, 12, op. cit., p. 151.
  • 18.
    Ioannes Geometres, Progymnasmata, éd. Antony R. Littlewood, Amsterdam 1972, pp. 10‑11.
  • 19.
    Littlewood, op.cit., pp. 53‑54, relève que certaines caractéristiques du jardin de Jean Géomètre, en particulier la qualité de l’air qu’il faudrait plutôt appeler « éther », évoquent les descriptions du paradis terrestre ; il explique la caractérisation surprenante de Constantinople comme « située dans le plus bel endroit du ciel » par l’idée que la terre reflète les cieux, et donc que le plus bel endroit de la terre (où, bien sûr, se trouve la capitale) correspond au plus bel endroit du ciel.
  • 20.
    Le fait que les cours intérieures et jardins soient des lieux protégés où les femmes et surtout les jeunes filles peuvent rencontrer les autres personnes admises dans la maison explique aussi la fonction de cet espace dans les romans. Sur les romans byzantins, qui font l’objet d’un nombre croissant d’études après avoir longtemps été considérés comme dénués de tout intérêt littéraire, on consultera avec profit la synthèse de Carolina Cupane, « Il romanzo », in Guglielmo Cavallo (éd.), Lo spazio letterario del Medioevo, 3, le culture circostanti : volume 1, la cultura bizantina, Rome 2004, pp. 407‑453. Parmi les scènes de genre qui sont autant de passages obligés des romans byzantins de tradition classique, on trouve « il flirt in un locus amoeunus », op. cit., p. 422.
  • 21.
    Menander Rhetor, éd. et trad. angl. Donald A. Russell, Nigel G. Wilson, Oxford 1981, pp. 28-75.
  • 22.
    Libanios, Or. XI (Antiochicus), cf. la traduction commentée de ce discours par Glanville Downey, « Libanius’Oration in praise of Antioch (Oration XI) », Proceedings of the American Philosophical Society, vol. 103, 5, octobre1959, pp. 652‑686. Plus généralement, sur Antioche, voir Catherine Saliou (éd.), Les sources de l’histoire du paysage urbain d’Antioche sur l’Oronte, Actes des journées d’études des 20-21 septembre 2010, publication électronique, 2012 (Université Paris 8).
  • 23.
    Ce texte est commodément accessible dans la traduction française de Paolo Odorico, Jean Caminiatès, Eustathe de Thessalonique, Jean Anagnostès, Thessalonique. Chroniques d’une ville prise, textes présentés et traduits du grec par Paolo Odorico, Toulouse 2005, qui utilise l’édition critique de Gertrud Böhlig, Joannis Caminiatae De expugnatione Thessalonicae, [Corpus Fontium Historiae Byzantinae, 4], Berlin – New York 1973 ; c’est cette traduction que nous reproduisons. Ce texte pose divers problèmes et, les plus anciens manuscrits ne remontant qu’au XVe siècle, l’idée qu’il pourrait s’agir d’une fiction écrite à une date ultérieure et non d’un récit contemporain a été avancée par Alexander Kazhdan, ce qui ne peut guère être prouvé ; P. Odorico résume le débat dans l’introduction du volume cité ci-dessus. Le texte critique de G. Böhlig a également été traduit en anglais et muni d’une copieuse annotation historique, John Kaminiates : The Capture of Thessaloniki, éd. et trad angl. David Frendo, Athanasios Fotiou, [Byzantina Australiensia, 12], Leiden – Boston 2000.
  • 24.
    Une mention du vent, d’ailleurs problématique, accompagne le récit de l’apparition de la flotte « barbare » qui s’emparera de la ville, cf. Frendo et Fotiou, op. cit., note 64, p. 166.
  • 25.
    Le texte a été édité par Konstantin Horna, « Das Hodoiporikon des Konstantin Manasses », Byzantinische Zeitschrift, 13, 1904, pp. 313‑355.
  • 26.
    Sur cette affaire, cf. André-Louis Rey, « Un morceau de choix qui échappe de peu à la corbeille, ou Constantin Manassès, poète en mission dans une ambassade romanesque », in Olivier Collet, Yasmina Foehr-Janssens, Jean-Claude Mühlethaler (éd.), Fleur de clergie, Mélanges en l’honneur de Jean-Yves Tilliette, Genève 2019, pp. 669‑682.
  • 27.
    L’étude de Henry Maguire, Nectar and Illusion, Nature in Byzantine Art and Literature, Oxford 2012, montre le chemin à suivre.