La vie de luxe des higoumènes

Bertrand Bouvier, professeur honoraire, Université de Genève

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L’appellation de « pauvre Prodromos » fait référence à l’écrivain byzantin Théodore Prodromos1 , qui a créé dans la première moitié du XIIe siècle une œuvre importante en langue savante, touchant une quantité de genres littéraires : roman versifié, parodie homérique (La guerre du chat et des rats2 , poèmes satiriques, un poème astrologique, un autre sur les 12 mois de l’année et une série de poésies et de discours de circonstance, souvent inspirés par le désir de quémander la faveur d’un haut personnage.

Les poèmes prodromiques en langue vulgaire lui sont attribués dans les manuscrits3 et par certains savants modernes4 ; en réalité, il s’agit de compositions anonymes qui s’inscrivent dans la tradition, attestée dès le IVe siècle de notre ère, de la poésie populaire. Ils présentent de ce fait un intérêt prodigieux du point de vue linguistique et sociologique.

Ces poèmes nous sont parvenus sous forme de corpus dans des manuscrits des XIVe, XVe et XVIe siècles, largement postérieurs à la date supposée de leur composition, à savoir la seconde moitié du XIIe siècle. Comme il s’agit de textes profanes, les scribes ont pris de nombreuses libertés en recopiant leur modèle, de sorte que, pour le même poème, les variantes d’un manuscrit à l’autre sont considérables. Il s’ensuit que l’effort d’en établir une version critique, conformément aux usages de la philologie classique, a été abandonné par les éditeurs.

Le plus récent d’entre eux, Hans Eideneier5 , mon collègue néohelléniste de l’Université de Cologne, a pris le parti judicieux, pour chacun des quatre poèmes, de choisir pour guide et de reproduire le manuscrit qui lui a paru le meilleur, et de mettre les variantes à l’apparat critique. Il a eu le mérite supplémentaire d’accompagner son texte d’une traduction allemande composée dans le même vers de 8 + 7 syllabes que l’original grec.

Voici en quelques mots le sujet des quatre poèmes, tous rédigés en vers iambiques de 15 syllabes non rimés, le vers dit « politique », c’est-à-dire courant, populaire :

1. Adressée à l’empereur Jean Comnène (1118-1143), c’est la plainte d’un père de famille tyrannisé par une épouse acariâtre.

2. Adressée à un proche parent de l’empereur, c’est la plainte d’un autre père de famille qui n’arrive pas à nourrir sa nombreuse progéniture.

3. Adressée à l’empereur Manuel Comnène (1143-1180), fils et successeur de Jean Comnène, c’est la plainte d’un professeur de lettres qui compare sa misère à l’aisance des hommes de métiers pratiques.

4. Adressée au même membre de la dynastie prestigieuse des Comnène, c’est la plainte du pauvre moine Hilarion et la satire de l’arrogance et du train de vie scandaleux de ses deux supérieurs.

Ce quatrième poème est le plus populaire (transmis par sept manuscrits) et le plus développé (665 vers). Comme les trois autres, il s’agit d’un Bettelgedicht, un poème de mendiant qui s’adresse à un puissant protecteur. Mais, par son sujet – plainte d’un simple moine, critique de l’administration de son monastère et satire des higoumènes, de leur arrogance, de leur gestion autoritaire et de leur train de vie –, le poème se place au début d’une longue lignée, dont on trouverait un parallèle en Occident6 .

Dès le prologue, le moine Hilarion apostrophe par des éloges ampoulés l’empereur Manuel Comnène, pour implorer sa protection et dénoncer tous les abus dont souffrent les pauvres moines du monastère de Philothée (localisé par les historiens dans la géographie sacrée de Constantinople, à l’intérieur des murailles de Théodose, mais aujourd’hui disparu). La supplique du moine aboutit à la prière d’être assigné par un ordre impérial à un autre couvent de la capitale.

Hilarion dépeint le régime tyrannique et illégal qu’exercent les deux supérieurs du monastère, le père et le fils, au mépris de la règle de saint Basile, des avis impériaux et des remontrances du saint-synode. Ils punissent avec une extrême sévérité le moindre manquement d’un moine (comme une brève absence à l’office) et prennent eux-mêmes des libertés provocantes. Ils font seller leurs chevaux richement harnachés pour sortir en ville et se pavaner aux abords du palais impérial en compagnie de hauts dignitaires de la cour, alors que leurs ouailles restent cloîtrées dans l’enceinte du monastère. Au réfectoire, ils se font servir des repas somptueux, tandis que les moines, en leur présence et réduits au silence, restent à la portion congrue pour le manger et le boire.

Ce qui frappe, en outre, c’est l’inégalité foncière – contraire à l’idéal cénobitique – qui règne au couvent, en fonction de l’origine sociale des moines, de leur ancienneté, des dons qu’ils ont pu faire lors de leur réception dans la communauté.

Les notables jouissent de privilèges et de passe-droits, les pauvres et les novices sont astreints à la discipline la plus sévère, condamnés à un régime frugal et aux plus humbles besognes, y compris à baigner l’higoumène et son principal assistant, l’économe du monastère. Il faut noter que la disposition critique et la veine satirique du moine Hilarion le portent sans doute à forcer le trait, et que le tableau qu’il dresse du monastère de Philothée ne doit pas être généralisé. Il existait à Constantinople et dans tout l’empire des monastères qui étaient de vrais foyers de piété et de culture, dirigés par de saints personnages. Plusieurs d’entre eux se sont affirmés avec courage dans la vie publique, même face au souverain et à son entourage familial, au risque d’être exilés pour le reste de leurs jours dans un monastère de province.

Mais il nous faut en terminant revenir au couvent de Philothée et à son réfectoire, pour une page d’anthologie de gastronomie byzantine du XIIe siècle. Encore n’y est-il point question de gibier à plumes ou à poil, strictement prohibé par la règle monastique, mais seulement de poissons.

Le repas des higoumènes (IV, vers 163-189)

Comment supporterons-nous, les pauvres moines méprisés,

ce qui se passe au réfectoire, à l’heure du repas,

quand sonnent les trois coups du simandre et que tous se rassemblent,

chantent le psaume « Je t’exalterai » et se mettent à manger.

Oh ! qui supportera de voir la quantité des poissons

qui sont servis aux higoumènes, les uns au reclus, je veux dire au père abbé,

les autres à ses côtés, je veux dire à son fils ?

On voit passer d’abord la sole bouillie, avec son bouillon,

puis la soupe à la morue avec ses œufs,

en troisième lieu un plat cuisiné à l’aigre-doux et au safran,

avec du nard de Syrie, des clous de girofle, de la cannelle,

des champignons, du vinaigre et du miel non fumé,

tandis qu’au milieu repose un grand rouget

un mulet de trois empans venu de Rhégion avec son caviar

et une grosse daurade, chef-d’œuvre culinaire !

Si je pouvais seulement en manger quelques miettes, en boire du bouillon

et descendre trois ou quatre pichets de vin de Chio :

j’en roterais à mon aise et m’assoupirais gentiment…

En quatrième lieu les poissons grillés

et en cinquième, frits à la poêle des morceaux de raie,

des barbets moustachus et une double poêlée d’éperlans,

une limande grillée, entière avec son garum,

saupoudrée de haut en bas de cumin,

et pour finir le lait d’un grand bar.

Bibliographie sommaire

Coray 1828
Adamance Coray (ΚΟΡΑΗΣ), τακτα, vol. 1, Paris 1828.

Legrand 1880
Émile Legrand, Bibliothèque grecque vulgaire, t. 1, pp. 38-124, Paris 1880.

Hesseling / Pernot 1910
Dirk C. Hesseling, Hubert O. Pernot, Poèmes prodromiques en grec vulgaire, Amsterdam 1910.

Eideneier 1991
Hans Eideneier, Ptochoprodromos. Einführung, kritische Ausgabe, deutsche Übersetzung, Glossar, [Neograeca Medii Aevi, 5], Cologne : Romiosini, 1991.

Egea 2001
José M. Egea, Versos del gramático señor Teodoro Pródromo el pobre, o Poemas Ptocoprodrómicos, Grenade : Centro de Estudios Bizantinos, Neogriegos y Chipriotas, 2001.

Notes

  • 1.
    Né autour de l’an 1110, Théodore Prodromos est décédé vers 1170.
  • 2.
    Cf. l’édition critique de Herbert Hunger, Der byzantinische Katz-Mäuse Krieg, Theodoros Prodromos, Katomyomachia. Einleitung, Text und Übersetzung, [Byzantina Vindobonensia III], Graz – Vienne – Cologne : Bölhau, 1968.
  • 3.
    C’est le cas du manuscrit Parisinus gr. 396 (sigle G des éditions critiques), qui attribue nommément ces poèmes satiriques à Théodore Prodrome, mais son nom, à côté du terme ptochoprodromos, apparaît aussi dans les manuscrits Hierosolymitanus Sabaiticus 415 (sigle H), Parisinus suppl. gr. 1034 (sigle S) et Monacensis gr. 525 (sigle M).
  • 4.
    C’est ainsi que l’article « Ptochoprodromos » de l’Oxford Dictionary of Byzantium, dû à Alexander Kazhdan, présente une attribution à Théodore Prodrome comme plausible ; pour un état plus récent et complet de la question, voir José M. Egea, Versos del gramático señor Teodoro Pródromo el pobre, o Poemas Ptocoprodrómicos, Grenade : Centro de Estudios Bizantinos, Neogriegos y Chipriotas, 2001, qui reprend les textes des éditions de Hesseling-Pernot et Eideneier, avec une introduction, une traduction espagnole et des notes de commentaire originales.
  • 5.
    Hans Eideneier, Ptochoprodromos Einführung, kritische Ausgabe, deutsche Übersetzung, Glossar, Neograeca Medii Aevi, Cologne : Romiosini, 1991.
  • 6.
    On songe à la variété des textes satiriques, souvent de veine parodique, latins ou vernaculaires ; cf. l’article « Satire et burlesque » du Dictionnaire du Moyen Âge, sous la direction de Claude Gauvard, Alain de Libera, Michel Zink, Paris : P.U.F., 2002.