Introduction

Marielle Martiniani-Reber, Musée d'art et d'histoire de Genève

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L’exposition Byzance en Suisse, qui s’est tenue à Genève au Musée Rath du 4 décembre 2015 au 13 mars 2016, s’est conclue par un colloque international consacré aux métiers du luxe à Byzance. Le thème de cette réunion scientifique a été choisi pour deux raisons principales : d’abord parce que l’exposition, réalisée à partir des collections publiques et privées suisses, présentait quantité de pièces de haute qualité, notamment en orfèvrerie, argenterie et soieries, mais aussi parce que Genève tient de longue date une place prépondérante dans le domaine du luxe. On se bornera à rappeler le rôle de la ville dans les créations de haute horlogerie et de bijouterie comme dans les ventes prestigieuses de ce domaine. On notera aussi que Genève tint longtemps une place importante dans l’industrie textile, la soierie et l’indiennerie.

Traiter un tel sujet n’allait pourtant pas de soi : que connaissons-nous réellement de la notion de luxe à Byzance, dans la capitale dont les pertes archéologiques sont incommensurables en dehors de l’architecture ? Comment les provinces accédaient-elles au luxe ? Pourquoi s’efforçait-on de créer des imitations d’œuvres prestigieuses avec des matériaux modestes, tel le verre remplaçant des pierres précieuses ? Nous ne prétendons pas répondre à toutes ces questions, mais plusieurs auteurs du présent recueil apportent des éclairages intéressants sur ces différents points.

Les analyses de divers artefacts, de représentations figurées et de textes offrent des images de la production de grande qualité qui était en vigueur à Byzance. Elles montrent que parfois, étonnamment, la notion de luxe diffère à Byzance quelque peu de la nôtre, principalement basée sur la bienfacture, celle-ci primant à notre époque la valeur de la matière. Il n’empêche que les États voisins de l’Empire enviaient bien souvent le savoir-faire des artistes et artisans byzantins. On rappellera que le monde arabe contemporain ou le royaume normand de Sicile s’efforçaient de rivaliser avec eux, allant parfois jusqu’à les enlever pour s’approprier leur art.

Dans les articles qui suivent, il est largement question du luxe dans l’Église ; textes et artefacts se complètent, pour évoquer la vie aisée de certains moines, mais aussi la richesse mise au service du divin, à travers les vêtements liturgiques, les ustensiles d’orfèvrerie, le décor sculpté de l’architecture sacrée ou encore les revêtements des icônes et les manuscrits.

Il faut garder à l’esprit que le culte des reliques nous a permis de conserver des artefacts prestigieux ou des témoignages de produits de luxe, mis au service des saints que l’on souhaitait honorer dans l’Église. Ce sont ces trésors ecclésiastiques qui ont conservé la plupart des objets de nos études et qui permettent d’approcher quelques aspects importants de la vie des couches sociales élevées de la société byzantine.

Mais à Byzance, le luxe s’attache aussi à définir le pouvoir, à régler les cérémonies, à marquer la place de chacun dans la hiérarchie aulique, en caractérisant les rangs et les fonctions. Les costumes en usage à la cour jouaient un rôle de premier plan dans cette mise en scène permanente du pouvoir et de l’organisation qu’il voulait imprimer à la société. Ce thème avait été traité lors du colloque par notre regrettée collègue Elisabeth Piltz ; la maladie l’ayant ensuite malheureusement empêchée de mettre au point sa contribution sur les « Costumes byzantins de cour » pour la publication comme elle l’aurait voulu, celle-ci ne figure donc pas parmi les textes qui suivent. La production de pièces prestigieuses sert également la politique étrangère de l’Empire, qui réglemente soigneusement la diffusion de certaines catégories d’objets. Ces dons officiels qui émanent sans doute des ateliers impériaux s’échangent par le biais des ambassades et sont parfois parvenus jusqu’à nous.

Plus largement, la réglementation et le contrôle de l’activité économique, qui dans certains cas pouvaient être très précis, avaient retenu l’attention du pouvoir impérial : l’une des principales sources qui nous permettent de connaître les règles dont le préfet de la Ville était chargé de veiller à l’application est connue sous le titre de Livre du préfet. Compilé dans les premières années du Xe siècle, ce texte a été identifié et édité par Jules Nicole à partir d’un manuscrit de la Bibliothèque de Genève, qui en a été longtemps le seul témoin connu. Luxueux ou non dans leur exécution matérielle, les livres byzantins ont transmis et conservé une richesse inouïe de textes antiques et médiévaux et représentent un champ d’études encore largement sous‑exploité.

Hors de la capitale, on s’efforce aussi de produire des ornements afin d’enrichir l’architecture. Ce sujet sera illustré par l’étude des édifices chrétiens de la cité de Cnide, un site de province situé sur la côte sud-ouest de l’Asie Mineure. À Constantinople comme dans les autres villes de l’Empire, la qualité de la vie urbaine est liée à un ensemble de facteurs de sécurité, de salubrité et de confort, mis en évidence dans les descriptions et les éloges des cités, et parfois expressément garantis par des dispositions réglementaires. Dans les maisons, divers objets pouvaient être précieux ou luxueux par leur prix, les matériaux utilisés ou le travail nécessaire à leur élaboration : l’analyse de documents judiciaires permet parfois de connaître et de classer ainsi des objets depuis longtemps disparus.

La correspondance de la haute administration nécessitait des sceaux et des bulles d’or qui ont fait l’objet de recherches approfondies, illustrant un aspect original de la notion de luxe.

Enfin, le luxe demande des moyens financiers importants, et par conséquent de la monnaie de valeur, fleuron de l’Empire, et des moyens permettant une mesure fiable des poids. Ce thème a été abordé avec compétence et précision, notamment grâce à des analyses métallographiques.

Byzance est un nom qui symbolise encore de nos jours, des siècles après la fascination éprouvée par les Croisés et les peuples contemporains de l’Empire, Slaves, Scandinaves ou Arabes, un monde de richesse et de luxe, et qui ne faillit pas à cette réputation. Cependant, l’ensemble des recherches présentées dans ce recueil de textes montre la grande complexité de la notion de luxe dans cette remarquable civilisation et la diversité des fonctions assurées par le luxe et les objets qui le rendent présent jusqu’à nos jours.

Pour l’ouverture du colloque sur le luxe à Byzance, extraits du message du professeur Jean-Yves Tilliette, directeur du Centre d’études médiévales de l’Université de Genève

La première journée du colloque s’est tenue le 26 février 2016 dans les locaux de l’Université, où les participants ont été accueillis au nom de la Faculté des lettres par la vice-doyenne Yasmina Foehr-Janssens, professeure de littérature française médiévale, et par le directeur du Centre d’études médiévales, Jean-Yves Tilliette, professeur de langue et littérature latines médiévales. Ce dernier, avant d’évoquer l’une des sources paradoxales sur le luxe de la cour byzantine, puis de conclure sur un souvenir personnel, a souligné le rôle de l’enseignement de grec byzantin, assuré par André-Louis Rey, l’un des organisateurs du colloque. Il s’agit de l’« une des composantes du Centre, pas la plus peuplée sans doute, mais assurément une des plus dynamiques. C’est en particulier sur son initiative, et en fonction de ses entreprises et projets, que s’est organisée cette année une bonne partie de nos programmes en médiévistique, tant dans le cadre de l’enseignement que des manifestations en direction de la cité. En effet, la tenue du colloque international sur les métiers du luxe à Byzance, qui vient en contrepoint de la belle exposition du Musée Rath, nous a suggéré de consacrer un module interdisciplinaire de master, ainsi que notre cours public, au thème des métiers et de leur place dans les sociétés médiévales. […]

« Je vous adresse aussi à tous mes remerciements anticipés. Car le médiéviste occidentaliste que je suis a tout à apprendre de votre part. Si en effet le Charlemagne de la légende s’est laissé éblouir par les ors byzantins, un autre voyageur, bien réel quant à lui, a laissé de son séjour dans la capitale grecque un souvenir beaucoup plus mitigé : “Une foule nourrie de commerçants et de gens de basse extraction, écrit le Lombard Liutprand ambassadeur de l’empereur Otton II auprès de Nicéphore Phocas, occupait les bords de la rue du palais jusqu’à Sainte-Sophie, faisant mur, minablement équipée de petits boucliers tout minces et de pauvres piques. Pour ajouter à ce dégradant spectacle, la plupart de ce vulgum était venu défiler pieds nus pour chanter les louanges <de Nicéphore>. Sans doute avaient-ils pensé orner ainsi de meilleure façon cette sainte procession. Mais même ses dignitaires, qui fendaient avec lui cette foule grossière et déchaussée, portaient de larges tuniques déchirées par l’usure. Ils auraient participé à la procession bien plus décemment avec leurs habits de tous les jours. Pas un dont l’arrière-grand-père les eût portées neuves ! Nul n’était paré d’or, nul de pierres précieuses, sinon Nicéphore lui-même, seul, que les ornements impériaux prévus et confectionnés pour de plus grands que lui avaient rendu encore plus laid… ” Alors, oui, j’ai vraiment hâte d’apprendre de votre part ce qu’il en est du luxe à Byzance…

« Je plaisante, bien sûr : je sais parfaitement que Liutprand est une langue de vipère, un rhéteur prêt à vendre son âme pour le plaisir de faire un bon mot, et une girouette : il donne ailleurs le compte rendu émerveillé d’une autre ambassade à Constantinople où il avait été mieux reçu.

« Avant donc de laisser la parole à des gens bien plus sérieux que lui, vous-mêmes, permettez-moi encore un dernier mot, personnel. La veille du jour où je devais prendre mes fonctions à l’Université de Genève, il y a donc pas mal d’années de cela, j’ai eu l’occasion de visiter, en Pouille, sous la conduite éclairée de M. Jean-Marie Pesez et de Mme Françoise Piponnier, le site archéologique de Fiorentino, dernière résidence de l’empereur Frédéric II, en compagnie de Mme Marielle Martiniani-Reber, qui ne s’en souvient sans doute pas. Le fait est que nous n’avons guère eu d’occasion de nous entretenir depuis lors. Je suis donc d’autant plus heureux, au début du colloque dont elle est l’architecte, de me donner l’illusion de combler en partie ce coupable silence, et d’être associé au juste hommage qui lui est rendu aujourd’hui. »