3. Questions de recherche et choix de conservation-restauration

Frédéric Elsig, Victor Lopes

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Les expositions précédentes visaient à faire connaître les résultats d’une longue campagne d’étude et de conservation-restauration, tout en racontant une histoire liée à la nature du fonds : le processus d’autonomisation des genres picturaux dans la peinture des anciens Pays-Bas aux XVe et XVIe siècles (La naissance des genres, 2005) ; les mécanismes du marché de l’art et la diversification des genres picturaux en Flandre et en Hollande durant les XVIIe et XVIIIe siècles (L’art et ses marchés, 2009) ; le goût pour la peinture italienne et espagnole à Genève (2015). Dans le cas présent, il nous a paru nécessaire de consacrer un axe de l’exposition au processus de valorisation lui-même de manière à faire comprendre au public le plus large les missions propres à un musée patrimonial, à commencer par l’étude des collections, sa mission première dont dépendent toutes les autres et qui seule garantit la transmission d’un patrimoine vivant. Nécessité d’autant plus aiguë dans un moment où l’histoire de l’art traverse une crise d’identité (aussi bien au musée qu’à l’Université) et cherche à se réinventer en oubliant trop souvent ses propres fondements. Jusqu’au 26 mai 2024, trois cabinets (420-422) sont ainsi consacrés aux questions de recherche et aux choix de conservation-restauration.

Provenance

Figure 1 : Provenance

Parmi les questions de recherche, celle de la provenance est l’unes plus fondamentales, inhérente au genre du catalogue depuis le milieu du XVIIIe siècle. Elle consiste à retracer l’historique d’une œuvre depuis le moment de sa fabrication jusqu’à nous. Elle se fonde d’une part sur des indices internes (inscriptions, étiquettes, tampons au revers des tableaux), d’autre part sur des indices externes (registres, catalogues de vente ou de collection, photographies, etc.). Comment en faire saisir les caractéristiques principales d’un point de vue muséographique ? Le dispositif est simple (fig. 1).

D’un côté, un tableau de Courbet (Fleurs sur un banc de 1862) est retourné pour en montrer uniquement le revers de manière à mettre en évidence quelques tampons et autres étiquettes (notamment l’étiquette « MNR » liée à la récupération de l’œuvre, spoliée puis récupérée avant d’être restituée à Paul Rosenberg en 1951 ; elle sera acquise par le MAH sur le marché new-yorkais en 1992). De l’autre, un tableau d’Emmanuel Lansyer (Vue d’une partie du château de Saint-Loup sur Thouet de 1884) est mise en regard de deux documents disposés dans une vitrine : le livre de raison de l’artiste, prêté par le Musée Lansyer de Loches, nous donne en 1884 le nom de l’acheteur, Lissignol de Genève ; le registre d’entrée du Musée Rath, qui mentionne deux ans plus tard l’œuvre léguée par le même Théodore Lissignol.

Les choix de conservation-restauration

Figure 2 : Les choix de conservation-restauration

Le cabinet suivant évoque les choix de conservation-restauration déterminés par l’étude et qui nourrissent celle-ci en retour. Dans le processus de valorisation d’une collection, chaque œuvre fait l’objet d’observations qui permettent de reconstituer son histoire matérielle et ses transformations depuis sa création jusqu’à son état actuel. Elle livre ainsi des informations sur son identité et sa traçabilité, complétées par l’imagerie scientifique et les analyses en laboratoire et qui constituent le point de départ de l’enquête historique. La mission de la conservation-restauration consiste à étudier l’ensemble d’une collection, à lui garantir les meilleures conditions et à opérer des choix mettant en balance d’un côté les contraintes temporelles et budgétaires, l’identité et la qualité d’une œuvre ainsi que son état de conservation : quelles œuvres restaurer et jusqu’où mener le traitement ? Pour faire comprendre au public les enjeux de tels choix, le dispositif muséographique se fonde ici sur une opposition (fig. 2).

D’un côté, le monumental Charles Quint au couvent de Saint-Juste écrivant son testament de Chrysostome Eugène Dumoulin, dont le mauvais état et la qualité jugée plus faible en regard d’autres œuvres, ne nous a pas permis de le traiter (peut-être le sera-t-il un jour à la faveur d’une exposition sur l’iconographie de Charles Quint puisque son existence est désormais révélée ?), est posé contre le mur tel qu’observé dans les réserves.

Il est confronté à deux peintures de Vincent van Gogh (vers 1887) qui ont fait, au contraire, l’objet de tous les soins en raison de leur identité, de leur qualité et de leur importance historique. D’une part, le Harengs et oignons, attesté chez Bernheim-Jeune en 1916 et acquis l’année suivante par la Société auxiliaire pour le MAH auprès de la Galerie Vallotton de Lausanne lors d’une exposition du Palais de l’Athénée, est intégré au catalogue raisonné de Baart de la Faille (1928 puis 1939) puis exclu de l’édition de 1970 avant d’être considéré jusqu’à ce jour comme un faux, alors même que sa qualité technique, rendue évidente par le nettoyage récent, plaide pour une œuvre parfaitement autographe (comme l’a bien démontré Benoît Landais dès 2005). D’autre part, le Bouquet de fleurs dans un vase bleu, qui a appartenu à la famille van Gogh, a fait l’objet d’un examen radiographique qui a révélé une peinture sous-jacente montrant un autoportrait de Vincent van Gogh. Dans l’aménagement muséographique, un film permet de comprendre tout le processus d’étude (notamment à travers l’imagerie scientifique) et de nettoyage de ces deux tableaux, laissés sans vernis pour respecter l’intention du peintre.

Etude de restauration de deux tableaux de Van Gogh

L'identité de l'œuvre

Figure 3 : L'identité de l'œuvre

Enfin, le troisième cabinet revient sur les questions de recherche, notamment celles de l’identité d’une œuvre, de son statut (original, copie ou faux) et de sa place dans le processus de création (esquisse, ébauche ou tableau achevé), en impliquant les opérations essentielles de la datation et de l’attribution (fig. 3).

Théodore Géricault fournit un cas d’étude idéal. La Tête de supplicié de 1816-1817, qui a appartenu au peintre genevois Auguste Baud-Bovy avant d’être acquise par le Musée Rath en 1904 (à travers Daniel Baud-Bovy) comme un tableau de Géricault, est mise en question dès les années 1950, considérée comme un pastiche et reléguée jusqu’ici dans les réserves. A la suite du nettoyage qui en a révélé toute la qualité (des coups de pinceaux rapides et maîtrisés), l’œuvre doit être vue comme une esquisse autographe, probablement réalisée durant le séjour romain du peintre (vers 1816-1817) selon l’expert Bruno Chenique. Elle est ici confrontée à un tableau définitif (la Marine peinte lors du séjour anglais de 1820-1821) et à une autre esquisse autographe, le Cuirassier blessé quittant le feu, peint vers 1814 en vue du tableau monumental (musée du Louvre) et qui nous est exceptionnellement prêté par un collectionneur particulier pour être confronté à la copie du MAH, plus sèche et comme éteinte. La même démonstration est faite à propos d’Eugène Delacroix : le Massacre de Scio acheté à grands frais par le Musée Rath en 1888, qui passe encore vers 1910 siècle pour un fleuron du MAH, est rejeté du catalogue raisonné de l’artiste dès 1963 et relégué dans les réserves ; suite au nettoyage (qui en a restitué la gamme chromatique et la lisibilité des touches sûres), elle peut être aujourd’hui considérée comme une étude autographe destinée à réviser les accents colorés de la version monumentale de 1824 (musée du Louvre), comme le confirme l’experte Virginie Cauchi ; il est ici confronté à une copie des années 1840, prêtée par le MCBA de Lausanne et caractérisée par une écriture plus sèche. Dans le reste du cabinet, la question du statut dans le processus de création est exemplifiée par la personnalité de James Pradier, dont les idées graphiques génèrent des œuvres modelées ou sculptées ainsi que des esquisses peintes et un tableau définitif, la Piétà de 1838, dont le somptueux cadre, sculpté par Pradier lui-même, complète l’iconographie par des anges éplorés (fig. 4).

Le statut de l'œuvre

Figure 4 : Le statut de l'œuvre

En guise de conclusion, elle est également évoquée par un pastel d’Edouard Manet, œuvre inachevée ou ébauchée qui constitue un prêt exceptionnel obtenu à travers la SAMAH pour redire au public l’importance des collections privées dans la constitution et l’enrichissement d’un musée patrimonial tel que le MAH (fig.5). Ce chapitre réflexif, méta-discursif, nous semble ainsi utile pour faire comprendre au public le plus large d’abord les enjeux propres aux métiers et aux missions premières d’un musée soucieux de transmettre un patrimoine vivant, ensuite l’importance fondamentale du catalogue de collection (qu’il s’agit de bien distinguer de l’inventaire et des publications de divulgation telles que le guide ou le catalogue d’exposition), enfin la nécessité de poursuivre l’étude systématique des collections et de continuer à former une relève responsable dans les domaines de l’histoire de l’art et de la conservation-restauration, fondée sur l’outil du connoisseurship et sur la matérialité des œuvres.

Manet en guise d'épilogue

Figure 5 : Manet en guise d'épilogue