Comment montrer au public une histoire des collections et du goût ? D’abord, par un choix judicieux de tableaux de qualité aptes à refléter les tendances emblématiques du goût et dont plusieurs, restaurés pour l’occasion, sont montrés pour la première fois (par exemple le très ingresque Portrait d’Elise Masson par Guignet en 1841). Ensuite, par une structuration claire du scénario mettant en valeur les collectionneurs les plus éminents et les acteurs les plus en vue du marché et des musées. Enfin, par le langage muséographique qui, à travers les rythmes et les jeux de perspective, peut faire allusion à des accrochages propres à certaines périodes et mettre en évidence certains regroupements. Mise en exergue, une œuvre inattendue vient capter l’attention des visiteurs en guise de préambule : Douleur au pays de la mer de Charles Cottet, dont la composition s’inspire d’une déploration du Christ, est peinte en 1906-1907 en vue de deux tableaux plus monumentaux (Musée d’Orsay et musée de Tokyo) et achetée en 1913, en rappelant au public que le corpus s’étend jusqu’au début du XXe siècle et en constituant une œuvre totalement révélée pour l’occasion, donc emblématique de l’exposition tout entière.
1. L'histoire de la collection
1. L'histoire de la collection
Frédéric Elsig, Victor Lopes
Sur les murs de la salle 415, la constitution du corpus est évoquée en deux parties, l’une consacrée aux collectionneurs privés du XIXe siècle, l’autre aux collections publiques (Musée Rath puis MAH). Emblématique du goût néo-classique, Jean-Gabriel Eynard, occupe la première travée (fig. 1). Il a fait sa fortune en Italie et fait construire à Genève le Palais Eynard, bâti par l’architecte florentin Giovanni Salucci de 1817 à 1821 et dans lequel il aménage sa remarquable collection de tableaux. Son buste sculpté par Giovanni Insom (dont l’identité a pu être rétablie à l’occasion de l’exposition) peut être comparé à ses portraits peints par le baron Gros et par Horace Vernet, tandis que la Mort de Socrate est peinte par François-Xavier Fabre en 1801-1802 dans le langage néo-classique de Jacques-Louis David et sera accrochée dans les salons du Palais Eynard, comme on peut l’observer dans le facsimilé d’une aquarelle d’Alexandre Calame vers 1835. Remarquons que ces trois toiles sont longtemps restées dans la famille Eynard et n’arrivent au MAH que tardivement, au moment où le néo-classicisme se trouve réévalué : le Gros donné en 1972 ; le Horace Vernet légué en 1986 ; le Fabre transféré du Palais de justice en 2000.
La seconde travée (fig. 2) est consacrée aux deux plus éminents collectionneurs de la seconde moitié du XIXe siècle, conditionnés par un nouveau paradigme muséal (« encyclopédique ») mis en place avec les Expositions Universelles (toutes les techniques, périodes et régions). D’une part, Gustave Revilliod crée un musée privé en Vieille Ville en 1866 avant de faire construire de 1877 à 1884 son Musée Ariana, légué à la Ville en 1890. Ses vastes collections, dont provient une grande partie des peintures anciennes du MAH, comprend quelques rares tableaux français du XIXe siècle, tels le Portrait d’Achille Murat par le baron Gérard (signé et daté de 1808) et l’autoportrait d’Auguste Imer. D’autre part, Walther Fol offre en 1871 à la Ville de Genève une partie de ses collections (antiques, mobilier, peinture ancienne, etc.) et crée ainsi le Musée Fol, ouvert en 1873 et destiné à fournir des modèles à la toute récente Ecole supérieure d’art appliqué à l’industrie (1869). Installé à Rome puis à Spolète, il a conservé jusqu’à sa mort (1890) une importante collection de tableaux contemporains (français, italiens et espagnols), dispersée en 1891 sur le marché romain (après que la Ville de Genève refuse de l’acquérir). Son portrait peint par Jean-Jacques Henner peut être comparé au remarquable buste sculpté par Delaplanche en 1875, offert au Musée Fol en 1890 par Hermann Fol (frère du collectionneur), transféré au MAH en 1910 avant d’être totalement oublié dans les réserves comme un « Portrait d’inconnu » (nous avons découvert tout récemment sa véritable identité !). Les deux collectionneurs partagent une passion pour l’Egypte et l’exotisme dont témoignent ici trois tableaux « orientalistes » (Girardet, Fromentin, Rousseau).
La seconde partie est dévolue à la collection publique. Le Musée Rath occupe trois travées (fig. 3). Premier musée construit en Suisse pour conserver une collection Beaux-Arts (il fait partie de la génération de l’Altes Museum de Berlin !), il est inauguré en 1826 et porte le nom du lieutenant-général Simon Rath, dont le buste sculpté par James Pradier trônait dans la nef centrale dès l’inauguration du musée, comme on peut le voir dans le facsimilé d’une aquarelle d’Alphée de Régny de 1849 (à côté d’une autre aquarelle qui montre le monumental Massacre de Nesle d’Odier, offert en 1839 par l’artiste et disparu depuis 1935 !). Co-géré par l’Etat-Ville et la Société des Arts puis par la Ville seule dès 1851, il connaît un tournant décisif en 1871 lorsqu’on crée un poste de directeur, confié à Théodore de Saussure jusqu’en 1899. Durant cette période opulente (marquée par les legs Brunswick en 1873 et Diday en 1877), le premier noyau du corpus se forme, notamment autour de Camille Corot, promu par des paysagistes genevois tels que Barthélemy Menn (artisan principal d’une véritable Ecole des Beaux-Arts en 1879) et dont deux œuvres (Nymphe dans un paysage et Un soir à Ville-d’Avray) sont déposées en 1875 par l’Etat (qui les avait acquises en 1859 lors d’une Exposition cantonale), tandis que trois études de jeunesse pleines de fraîcheur sont léguées en 1876 par le peintre et ami de Corot, Jean-Gabriel Scheffer (Trinité des Monts à Rome, Mont Soracte et Moulin de la Galette). Il est complété durant les années 1880 par une véritable politique d’achats, dont témoigne le Cimentier d’Alfred Roll, acquis en 1884 et confronté ici à la Vanneuse de Cancale de Feyen-Perrin, donnée par l’artiste deux ans plus tard (sa veine symboliste contraste avec la tendance naturaliste de Roll). La troisième travée est consacrée à la période étendue de 1896 (suite à l’Exposition nationale, création de la Société auxiliaire, destinée à réunir les fonds en vue du futur « Musée central ») à 1910 (inauguration du MAH). Elle est marquée d’abord par une importante exposition temporaire organisée en mai 1896 dans deux salles du Musée Rath sur l’avant-garde parisienne (Puvis, Carrière et Rodin, lequel cèdera à cette occasion trois fontes et intercédera pour l’acquisition d’un plâtre de Camille Claudel), ensuite par une accélération des acquisitions, notamment celles (Théodore Rousseau, Théodule Ribot, etc.) effectuées par le conservateur Daniel Baud-Bovy en 1909, à la veille d’inaugurer le MAH.
La dernière section est précisément dévolue au MAH (fig. 4), dont l’ouverture en 1910 suscite toute une série de dons et de legs (mentionnons ceux d’Etienne Duval en 1914 et d’Edouard Des Gouttes en 1915) ainsi que d’achats, notamment à travers la Société auxiliaire, ancêtre de la SAMAH, comme en témoignent un paysage de Harpignies acheté en 1917 auprès de la galerie Moos et un intriguant portrait de jeune femme par Albert Besnard, acquis en 1920 et qui aura encore une place d’honneur dans l’accrochage de Louis Hautecoeur en 1947 (ce qui ne manquera pas de provoquer les sarcasmes du critique d’art du Journal de Genève, Albert Rheinwald). A partir de 1910, les premiers conservateurs (Daniel Baud-Bovy, Adrien Bovy, Louis Gielly, Louis Hautecoeur) se montrent plutôt réfractaires aux avant-gardes du début du XXe siècle (il faut attendre l’activité de Charles Goerg au Cabinet des estampes dès 1963 pour voir entrer des œuvres telles que l’Etude pour le marché de Minho de Sonia Delaunay !).
En revanche, ils acquièrent au compte-gouttes des peintures impressionnistes et post-impressionnistes, comme en témoignent le Barrage de Loing de Sisley, acheté à Lausanne en 1912 (c’est le premier Sisley dans un musée suisse et le premier impressionniste au MAH), et la Ferme à Montfoucault, acquise en 1915 par la Société auxiliaire auprès de la Galerie Vallotton de Lausanne (filiale de Bernheim-Jeune) lors d’une exposition organisée au Palais de l’Athénée. L’essentiel des tableaux de ces tendances (une trentaine) n’entre au MAH que très tardivement à la faveur du dépôt de deux importantes fondations durant les années 1980-1990, modifiant profondément la physionomie du corpus : d’une part, la Fondation Jean-Louis Prevost, qui fait entrer la collection du banquier Jean Lullin ; d’autre part, la Fondation Garengo, c’est-à-dire la collection d’Ernst et de Lucy Schmidheiny (fig.5). C’est ce tir groupé qui vaut le geste muséographique consistant à disposer dans la perspective du mur central, sur un fond bleu ciel (allusion au pleinairisme), différentes peintures sur quatre niveaux sous la forme d’un bouquet final, centré sur les Nymphéas de Monet et dominé par les Pivoines de Renoir.