La Bibliothèque publique de Genève abrite depuis le début du XVIIIe siècle une copie manuscrite sur papier du XIVe siècle du célèbre Livre du Préfet ou Livre de l’Éparque. Il y fut découvert et publié en 1893 par Jules Nicole, professeur à l’Université de Genève, avec traduction latine, puis en traduction française l’année suivante. Ce manuscrit, presque mythique par le retentissement que sa publication a eu depuis sur l’histoire économique et sociale mais aussi sur l’histoire des arts somptuaires de Byzance, était au cœur de l’exposition Byzance en Suisse présentée par le Musée d’art et d’histoire de Genève au Musée Rath sous la direction de Marielle Martiniani-Reber1
.
Comme on le sait, le 2e des 22 chapitres du Livre du Préfet2
, qui suit celui consacré aux notaires, est dédié à la corporation des « argentiers ou orfèvres » (argyropratai)3
. Il est aussi le premier, dans l’ordre des chapitres, qui porte sur un métier d’art, et précède celui sur les changeurs, les chapitres 2 et 3 étant par conséquent consacrés à des activités touchant aux métaux précieux en tant que matière et sous leur double forme d’objets manufacturés et de monnaies. Ainsi placés en tête, juste avant les cinq chapitres dévolus aux métiers de la soie, ils trahissent, à l’évidence, non seulement l’importance des orfèvres et changeurs ou banquiers dans les métiers du luxe et pour le commerce de Constantinople, mais aussi une vigilance toute particulière de l’État byzantin à leur endroit, comme pour les métiers de la soie.
En acceptant l’amicale invitation des organisateurs de ce colloque « autour des métiers du luxe à Byzance », il m’a semblé qu’en partant du Livre du Préfet, il était peut-être possible d’évoquer quelques problèmes un peu irritants qui s’attachent à l’étude de l’orfèvrerie à l’époque macédonienne, au sens le plus large, du IXe jusqu’au XIe siècle compris.
Il n’est peut-être pas inutile de rappeler brièvement que le Livre du Préfet constitue l’une de nos principales sources d’information sur le métier d’orfèvre à Byzance pour la période qui court de la fin de la crise iconoclaste à la quatrième croisade. Cependant, le Livre du Préfet, s’occupant avant tout de l’organisation juridique des métiers, laisse bien des questions en suspens. Il trahit même indirectement, parfois, à travers interdictions et amendes corrélatives, quelques aspects moins officiels du métier d’orfèvre, ouvrant alors la porte à de nouvelles interrogations.
En 12 titres distincts, le chapitre 2 du Livre du Préfet4
s’intéresse successivement aux matières premières – or, argent, perles et pierres précieuses – utilisées par les orfèvres (§ 1), confondant, comme il est normal au Moyen Âge et jusqu’à l’époque moderne, orfèvres et bijoutiers. Il définit les contours légaux du marché des œuvres en métal précieux et de leur évaluation, et entend contrôler leur provenance et leur revente afin d’éviter le recel et de faciliter les enquêtes en cas de vol5
, tout en évitant l’exportation de métaux précieux6
et les manipulations sur leur titre (§ 2 à 6). Soucieux de préserver les droits de l’État sur le métal précieux monnayable, or et argent, il précise notamment que les orfèvres ne pourront recevoir plus d’une livre d’or pour un travail donné7
, sauf dérogation (§ 8 et 9). Enfin, les alinéas 10 à 12 fixent les modalités de création d’un atelier, assorties de garanties financières ou cautions personnelles, interdisent le travail en chambre des orfèvres en réservant leur activité à la seule artère centrale de la Ville, la Mésé, rendent obligatoire la déclaration au préfet de tout nouveau membre de la corporation, placée elle-même sous l’autorité d’un « chef de la corporation » (§ 6), et soumettent les prisées à l’autorisation préalable du préfet en interdisant la surenchère, sous peine de radiation ou de tonsure. Les autres textes juridiques byzantins disponibles n’apportent guère d’informations complémentaires à l’historien de l’art, sauf en matière fiscale et sur la confirmation du statut social relativement élevé des artisans dans la société byzantine8
. Ces règles rappellent d’ailleurs par bien des aspects les règles des corporations des orfèvres de l’Occident médiéval, comme par exemple celles contenues pour Paris dans le Livre des métiers d’Étienne Boileau rédigé sous le règne de saint Louis, vers 1268, où le titre 11, en 12 articles, définit à son tour le métier et la corporation des orfèvres9
, indépendamment de la date beaucoup plus tardive du recueil de Paris et des questions de parenté de ces textes juridiques qui ne nous occupent pas ici.
Cependant, bien des questions sont sans réponse. Destiné aux métiers de Constantinople, le Livre du Préfet ne dit évidemment pas mot de ce qui peut éventuellement se passer hors de la capitale, dans d’autres centres urbains10
. Il n’évoque pas non plus une possible mobilité des orfèvres de la ville, ni s’ils peuvent être au besoin appelés pour telle ou telle tâche hors de Constantinople, à l’instar de ce qui est par ailleurs attesté par les monuments pour des peintres, des mosaïstes, ou des architectes et maçons11
. Sauf, peut-être, lorsque le Livre évoque le déplacement des orfèvres pour effectuer des prisées, avec autorisation préalable du préfet, sans toutefois préciser ni leur destination ni la distance12
. Par ailleurs, il ne dit mot d’éventuels artisans étrangers venus travailler à Constantinople, alors que, pourtant, le fait est attesté13
. On n’établit bien sûr pas de distinction entre orfèvrerie profane et orfèvrerie religieuse, ce qui est naturel puisque l’une et l’autre sont l’œuvre des mêmes orfèvres ou sortent des mêmes ateliers, sauf dans un cas, dûment précisé au titre 7 : « Tout argentier qui achètera quelque objet sacré, intact ou non, sans le déclarer au préfet, sera passible de confiscation, ainsi que le vendeur. »14
Il s’agit simplement ici d’une mesure spécifique de protection contre le vol et le recel de l’orfèvrerie réservée au culte dans les églises et les monastères, comprenant les instruments liturgiques mais probablement aussi la catégorie des reliquaires.
Quant aux autres interdictions – usage du cuivre15
, estimations frauduleuses au préjudice d’un vendeur16
, altération du titre de l’argent17
, détention de plus d’une livre d’or sauf dérogation18
, travail en chambre hors des ateliers de la Mésé19
–, elles dénoncent des pratiques en réalité sans doute fréquentes que le législateur voudrait empêcher. Anthony Cutler et John Nesbitt ont, par exemple, fait remarquer que l’interdiction faite aux orfèvres d’exercer ailleurs que dans les ateliers de la Mésé, ainsi concentrés et plus facilement contrôlables par l’État, signifiait très probablement que plusieurs d’entre eux exerçaient plus ou moins clandestinement en marge du système officiel, et que cela sous-entendait qu’une part non négligeable de leur activité s’effectuait peut-être dans le cadre de leur domicile, et non celui de la Mésé20
. Il est toutefois possible que cette interdiction ait aussi obéi à d’autres considérations : les incendies, toujours redoutés et qui sont un risque chez les orfèvres pour qui une forge est indispensable aux opérations de martelage et de soudure, sont plus aisés à maîtriser dans un secteur circonscrit de la ville en partie hérité d’un urbanisme antique de bon aloi, plutôt que dans le cadre de petits ateliers dispersés, comme le sont par exemple les fours des boulangers. Le danger de ces fours, nécessairement disséminés dans la ville, est par ailleurs dûment considéré par le Livre du Préfet au chapitre 1821
.
De même, la défense faite aux orfèvres d’acheter « ni cuivre ni tissu de lin, ni en général les articles dont le commerce appartient plutôt à d’autres marchands »22
vise probablement à éviter une dispersion du métier d’orfèvre dans la vente en concurrence avec d’autres métiers, en particulier les bronziers, dinandiers et chaudronniers23
, et les vendeurs de toile fine. L’interdiction d’acheter du cuivre vise peut-être aussi la tromperie éventuelle d’un client à qui on tenterait de vendre un objet de ce métal pour de l’or mais pourrait également rappeler l’interdiction du cuivre pour la confection des ustensiles sacrés, en particulier les calices et patènes, comme en Occident24
, sauf à ce qu’ils soient ensuite dorés, argentés, voire même étamés25
. On connaît des objets liturgiques fabriqués à Byzance entre le IXe et le XIe siècle en cuivre ou bronze étamé, parmi lesquels des calices et des patènes, publiés par Marlia Mundell Mango26
. L’étamage imite l'argenture27
à bien moindre coût, elle-même étant initialement un substitut au métal précieux massif. Et ce, indépendamment du problème de savoir si la fabrication de ces cuivres étamés, l’exécution de leurs décors gravés et l’étamage sont le fait d’orfèvres, ou si elle peut avoir été réservée, au contraire, à d’autres artisans, tels que les chaudronniers et batteurs de cuivre, les dinandiers ou bronziers, tous absents du Livre du Préfet. Ces derniers, pourtant, occupaient un quartier entier de Constantinople et leur production était sans doute très largement distribuée dans tout l’empire, à l’instar des croix reliquaires en bronze ou, précisément, sous les Macédoniens, à l’exemple de la céramique28
.
Indépendamment de l’exégèse du Livre du Préfet qui appartient aux historiens des institutions et aux spécialistes de l’histoire économique byzantine, l’étude de l’orfèvrerie de l’époque macédonienne pose de nombreux problèmes sur une partie desquels le colloque de Genève réuni autour des métiers du luxe fournit une occasion de s’attarder de nouveau.
Parmi ceux-ci, la nature même des œuvres qui nous sont parvenues offre une première difficulté, sur laquelle il est inutile d’insister tant le fait est sensible à tous ceux qui s’occupent d’orfèvrerie. Hors de la bijouterie en effet et de quelques amulettes, le petit nombre d’œuvres profanes du temps des Macédoniens et des Comnènes qui nous sont parvenues, au regard des œuvres d’orfèvrerie religieuse et des reliquaires, constitue une particularité dont il faut bien tenir compte29
. L’encrier en argent doré à décor mythologique du calligraphe Léon aujourd’hui à Padoue30
ou l’image gravée au XVIIIe siècle des éléments d’argent doré de l’écritoire de saint Denis31
brillent par leur caractère exceptionnel, tout comme les quelques pièces isolées de vaisselle en métal précieux attribuables aux IXe-XIe siècles mis au jour en Bulgarie ou en Suède32
. Que reste-t-il par ailleurs du mobilier d’or et d’argent des palais et demeures princières, enrichi de perles et de pierres précieuses, des luminaires, des aiguières, bassins, éventails ou autres, tels ceux qui sont mentionnés dans les sources – en tête desquelles le Livre des Cérémonies – ou qui sont représentés au Xe siècle, par exemple, à l’usage du roi Ézéchias dans le célèbre Psautier de Paris ? Peut-être, cependant, les éléments de mobilier en bois sculpté retrouvés dans les fouilles du port d’Istanbul durant les travaux du métro, encore largement inédites, permettront-ils, comme peuvent aussi le faire des éléments de meubles en bois ou en os retrouvés en Égypte33
, de renouveler, grâce aux parallèles concrets qu’ils offrent, l’image du mobilier de luxe byzantin. À cet égard, peut-être est-il dommage que la recherche moderne ait quasi abandonné, pour les œuvres d’orfèvrerie et le mobilier, l’usage du XIXe siècle qui consistait à rassembler en recueils des « monuments » de ce genre représentés dans les manuscrits et qui pourrait aujourd’hui être étendu à d’autres supports et bénéficier de techniques de reproduction et d’investigations plus performantes34
. Enfin, des interrogations ont depuis quelque temps déjà porté sur l’usage, religieux ou profane, de plusieurs des vases byzantins aujourd’hui conservés au trésor de Saint-Marc de Venise associant une gemme antique ou byzantine et une somptueuse monture d’orfèvrerie, en particulier lorsque les prétendus calices ou patènes sont dépourvus d’inscriptions liturgiques ou de tout élément iconographique qui assureraient sans conteste une vocation liturgique au moment de leur création35
.
Il faut également souligner le caractère presque toujours imprécis des sources historiques ou littéraires byzantines de la période macédonienne et, plus largement, de toute la période antérieure à la quatrième croisade, comme d’ailleurs les sources occidentales médiévales où il est question d’œuvres d'orfèvrerie byzantines. Elles mentionnent ou énumèrent de nombreuses œuvres d’orfèvrerie mais insistent surtout sur leur seule richesse36
. De surcroît, à la différence de l'Occident où l'on peut s'appuyer sur le traité du moine Théophile au XIIe siècle, et même encore sur ceux de Cellini pour la Renaissance, on ne dispose d'aucun traité technique grec relatif aux techniques de l'orfèvrerie37
. L’intérêt d’Anne Comnène pour un reliquaire envoyé par son père Alexis Ier à l’empereur Henri IV, par exemple, qui précise dans l’Alexiade que chaque relique était identifiée par des χαρτία est tout à fait exceptionnel38
. Il est en outre pratiquement impossible d’identifier dans les documents byzantins, pour toute cette période, des objets qui nous sont parvenus. L’icône de saint Jean l’Évangéliste du trésor de Patmos, encadrée d’or et enrichie d’émaux cloisonnés, citée dans l’inventaire en bref de 1200, est une exception39
. Tout aussi exceptionnelles sont les quelques reliques des sanctuaires de Constantinople mentionnées par les pèlerins des XIe et XIIe siècles qui peuvent être identifiées parmi celles translatées en Occident au XIIIe siècle et qui ont subsisté jusqu’à nos jours avec tout ou partie de leur monture ou de leur reliquaire d’orfèvrerie byzantine. La relique du crâne de saint Akindynos à Arbois, dont la monture pourrait avoir remonté à la seconde moitié du IXe siècle40
, celle du crâne de saint Mammès à Langres, pourvue de frettes d’argent attribuables au XIIe siècle41
, ou encore les deux éléments d’argent doré sur âme de bois du reliquaire de la Pierre du Sépulcre, aujourd’hui au Louvre, provenant de la chapelle impériale du Phare et acquis par saint Louis pour la Sainte-Chapelle de Paris en 124142
, comptent au nombre des rares exceptions. Enfin, les typica et documents monastiques, dont la série s’ouvre avec le Testament d’Eustathios Boïlas (1059), la Diataxis Michel Attaliate (1077) et le Typicon de Grégoire Pakourianos (1083), ne remontent pas à une date antérieure au milieu du XIe siècle, même si l’on peut vraisemblablement croire que le type d’objets cités avant 1204 s’inscrit sans doute dans la continuité des formes, de l’iconographie, des techniques et des décors macédoniens. Dans ces documents, la terminologie des objets, celle des matières et des techniques, comme dans les inventaires et documents d’archives plus tardifs, n’est pas toujours évidente43
. C’est également le cas pour la terminologie des œuvres d’orfèvrerie et des techniques dans les sources historiques, même si, aujourd’hui par exemple, la discussion sur le sens des termes qui définissent en grec l’émail sur or à partir du Xe siècle paraît bien close44
. Pour se rendre compte de cette réalité, il suffit de consulter la base de données Objets et matériaux dans les documents d'archives byzantins établie sur une époque bien plus large pourtant puisqu’elle va jusqu’à la fin de l’Empire, sous l’égide de l’Université de Fribourg grâce à Jean-Michel Spieser, Ludovic Bender, Maria Parani et Brigitte Pitarakis45
. Nous verrons plus avant un exemple concret de l’ambiguïté qui peut toucher les termes techniques ou ceux relatifs à l’outillage. Malgré tout, ce travail en cours constitue un apport considérable, qu’il serait peut-être intéressant de doubler d’une base parallèle d’images d’objets existants et d’objets figurés dans des manuscrits ou sur d’autres supports auxquels il a été fait allusion plus haut.
D’autres sources de renouveau existent, en particulier avec l’accroissement du corpus des œuvres d’orfèvrerie byzantines mises à la disposition des chercheurs grâce, notamment, aux expositions qui, comme celle de Genève, Byzance en Suisse, et celles du même type qui l’ont précédée ou suivie, ont attiré le regard sur des objets nouveaux, méconnus ou inédits, et grâce aussi aux catalogues raisonnés des collections permanentes des musées46
et trésors d’églises47
, sans qu’il soit besoin d’insister. Pour la période qui nous occupe, toutefois, le corpus des œuvres de métal comprend aussi un ensemble un peu négligé des historiens de l’orfèvrerie byzantine, pourtant relativement fourni, celui des montures métalliques – frettes, bouterolles et médaillons – directement attachées aux reliques grecques parvenues en Occident après 1204, indépendamment des reliquaires proprement dits – byzantins, gothiques ou modernes – qui les abritent, comme celles des saints Akindynos et Mammès mentionnées ci-dessus48
. Plusieurs remontent sans doute à l’époque macédonienne. Rarement pris en considération dans les études sur l’orfèvrerie, ces éléments métalliques, quoique souvent modestes, offrent pourtant un vaste répertoire de techniques de fabrication (fonte, rétreinte, repoussé, emboutissage…) et de décor (gravure, ciselure, estampage, découpage à jour, émail, nielle…), sans compter que l’emploi de l’or y rivalise souvent avec celui de l’argent doré et que toutes ou presque sont munies d’inscriptions. C’est ce que montrent des exemples à Venise49
et ailleurs en Italie50
, mais aussi en France, en particulier à Sens51
, à Châlons-en-Champagne52
, à Cambrai53
, ou encore à Moscou54
. On peut leur ajouter quelques images d’œuvres disparues, à l’instar, pour la France, de l’empreinte de cire qui accompagne le relevé de l’inscription qui courait sur la monture d’une relique du bras de saint Mammès à Langres55
. Enfin, l’accroissement du corpus des œuvres d’orfèvrerie grâce aux fouilles ou découvertes fortuites relève de l’évidence, même si les objets de luxe en métal précieux, sauf pour la bijouterie, ne sont guère en général abondants, et même si, pour la bijouterie, les découvertes aussi importantes que celles de Thessalonique en 195956
ou du trésor de Preslav en 1978 demeurent exceptionnelles pour la période médio-byzantine57
dans l’attente de la publication des découvertes des fouilles portuaires d’Istanbul évoquées plus haut. Une mention particulière à cet égard doit être faite des nombreux objets de bronze qui, tels ceux mis au jour par exemple à la basilique de Saint-Tite de Gortyne publiés par Maria Xanthopoulou en 199858
, et sur d’autres sites en Grèce, en Crète ou en Chypre, permettent de connaître à travers les interprétations données dans ce métal la structure et l’aspect probable de nombre d’éléments du mobilier précieux des églises décrits dans les textes, notamment le luminaire59
. À cet égard, il convient aussi de signaler l’apport des quelques objets d’argenterie mis au jour au nord des Balkans, en Ukraine et en terre russe depuis une cinquantaine d’années60
, et surtout des bronzes61
, dans des contextes qui s’échelonnent de la fin du Xe siècle à la veille de l’invasion mongole du XIIIe siècle.
Il faut également rappeler, même si c’est une évidence, que notre connaissance de l’orfèvrerie byzantine de la fin de l’iconoclasme à la quatrième croisade et, en particulier, de l’époque macédonienne, ne repose que sur un très petit nombre d’œuvres datées. Comme on le sait, très peu de monuments peuvent être datés par une inscription mentionnant un personnage identifiable avec certitude à l’instar du célèbre reliquaire de la Vraie Croix de Limbourg-sur-la-Lahn lié au nom de Basile le Proèdre, bâtard de Romain Ier Lécapène, promu parakimomène en 947-948 et détenteur de cette charge jusqu’en 98562
. Toutefois, l’identification des personnages cités dans les inscriptions n’est elle-même pas très assurée dans bien des cas et les écarts chronologiques peuvent alors être quelquefois considérables. Faut-il identifier, par exemple, le même Basile le Proèdre dans le dédicataire d’un calice en jaspe jaune du trésor de Saint-Marc remonté au XVIe siècle à Venise pour former un reliquaire avec une patène assortie en couvercle63
? De même, la bague de Basile le Parakimomène de l’ancienne collection Schlumberger à la Bibliothèque nationale de France doit-elle être donnée au dignitaire du Xe siècle ou au futur Basile Ier, le fondateur de la dynastie macédonienne en 863 qui a porté lui aussi le titre de Parakimomène64
? Le même phénomène caractérise aussi plusieurs objets qui portent le nom de l’empereur Romanos : deux des calices à montures émaillées du trésor de Saint-Marc de Venise65
, la grande croix-reliquaire provenant de Maastricht aujourd’hui à Rome66
, ou encore une autre croix au Mont-Cassin67
. Ils peuvent être attribués à une période qui couvre un siècle et demi, du début du règne de Romain Ier Lécapène en 920 à la fin de celui de Romain IV Diogène en 1071, sans compter que la paléographie des inscriptions, relativement peu évolutive, ne fournit pas non plus de critères absolus en matière de datation. Cette ambiguïté n’est pas propre à l’orfèvrerie. Elle touche aussi avec une même acuité, notamment, la production des ivoires byzantins des Xe-XIe siècles en fonction de la date qu’on accorde au célèbre Ivoire Romanos du Cabinet des Médailles. Le problème est encore plus complexe lorsque les objets portent le nom de dignitaires ou de personnages plus difficiles à identifier : qui est, par exemple, le Léon de la croix-reliquaire de Genève, chef d’armée des Macédoniens, patrice et domestique de l’Occident68
pour ne rien dire du Théodore « spathaire et membre de l’Hétairie » d’une bague de la Bibliothèque nationale de Paris69
? Les cas d’identifications très probables, comme celui du Théophile « spathaire impérial et stratège des Cibyrrhéotes » d’une bague de Genève70
, demeurent malgré tout exceptionnels. Cette difficulté se double elle-même de la persistance évidente des techniques de fabrication et de décor mises en œuvre par les orfèvres et, dans une certaine mesure, du style, et cela, bien au-delà des deux siècles qui nous intéressent aujourd’hui : les techniques – sauf l’émail – sont toutes directement héritées de l’Antiquité et le poids des modèles antiques sur l’art de la période byzantine moyenne est trop évident pour devoir insister. Il suffit d’évoquer, aussi bien pour le style que pour la paléographie, les hésitations d’attribution entre le Xe-XIe et le XIVe siècle pour le coffret-reliquaire en argent fondu, repoussé et niellé des saints de Trébizonde du trésor de Venise, naguère attribué au XIVe ou XVe siècle et récemment redonné comme autrefois par Andreas Rhoby au XIe ou XIIe siècle71
. On comprend donc d’autant plus facilement les écarts considérables des dates qui peuvent être soutenues, par exemple, pour la staurothèque émaillée de Saint-Marc à Venise, entre la fin du Xe siècle et la fin du XIIe, voire même le XIIIe, comme le pensait autrefois André Grabar, en fonction de critères d’appréciation évidemment variables qui s’attachent au style ou à l’iconographie, sans même tenir compte des restaurations survenues dans la monture et la disposition des pierreries sur ce reliquaire72
. Les quelques problèmes que nous venons de passer rapidement en revue ne sont évidemment pas, pour l’orfèvrerie byzantine, propres à la seule période macédonienne, mais ils sont toutefois plus particulièrement sensibles et prégnants à cette époque.
Force est de constater une autre réalité depuis longtemps observée : Constantinople s’impose comme le centre par excellence de la production des arts du luxe et de leur rayonnement pour toute la période byzantine moyenne entre le milieu du IXe et la fin du XIIe siècle, voire même, pour la période macédonienne, comme le seul centre pour tout l’empire73
. Les provinces s’effacent ainsi au profit de la capitale dont l’essence centripète a été depuis bien longtemps mise en évidence et, a fortiori, pour les arts somptuaires. Plusieurs études récentes, toutefois, ont permis d’entrevoir l’activité d’ateliers provinciaux pour l’époque comnène, voire peut-être dès l’époque macédonienne. Margaret Frazer avait ainsi pu suggérer en 198974
d’attribuer un petit groupe d’œuvres grecques en émail opaque cloisonné sur cuivre, auquel appartient notamment un médaillon avec la Gorgone et des inscriptions prophylactiques grecques au Louvre75
, à un atelier de tradition byzantine travaillant au début du XIIe siècle en Terre Sainte ou au nord de la Mésopotamie conquise par les Seldjoukides : les émaux et les techniques de fabrication sont en effet les mêmes que ceux de la célèbre coupe émaillée d’Innsbruck avec l’ascension d’Alexandre, exécutée pour un souverain artukide d’Amida (Diyarbakir), au nord-est d’Édesse, avant 114476
.
Déjà évoqué plus haut, le petit groupe des objets liturgiques en cuivre étamé imitant l’éclat des œuvres d’argenterie étudié par Maria Mundell Mango, étoffé depuis de quelques pièces supplémentaires77
et dont les plus anciens exemples pourraient remonter au Xe siècle, a pu être attribué à une production périphérique et, en particulier, aux régions situées entre Tarse et le lac Van, en raison, notamment, d’inscriptions fautives78
. L’attribution à un atelier provincial d’Asie mineure à partir du milieu ou de la fin du XIe siècle en raison de ces inscriptions, de quelques particularités iconographiques et de leur facture, d’un groupe de croix à décor repoussé et niellé, auquel appartiennent notamment une croix au musée de Genève79
et celle du musée de Cluny à Paris80
, réputées toutes deux provenir de la région d’Eskişehir, ne manque pas non plus d’arguments81
, malgré d’évidentes disparités entre ces croix.
Une facture relativement sommaire et des critères analogues ont permis de proposer récemment l’hypothèse d’un atelier chypriote du XIe ou XIIe siècle pour une croix de lames d’argent à décor niellé sur âme de fer du musée de Limassol82
. De même, l’usage du fer battu enrichi d’une ornementation de métal jaune – filigranes, disques et gouttes en cuivre et peut-être parfois en or à bas titre ou en électrum – sur plusieurs croix conservées en Chypre ou originaires de l’île invite à attribuer ces croix à des ateliers chypriotes, entre la fin du Xe et le XIIe siècle83
. Toujours pour Chypre, reconquise en 965 par les Byzantins, les fouilles du Palaion Dimarcheion à Nicosie ont permis la découverte d’un moule d’orfèvre, taillé dans une stéatite chypriote, attestant l’existence d’un atelier local dans un contexte antérieur à la fin du XIIe siècle apparemment spécialisé dans la confection de petits objets de parure en métal, précieux ou non84
. Encore pour Chypre, la production de minerai de cuivre qui semble ne pas avoir cessé depuis l’Antiquité justifie sans doute l’attribution, avant comme après la reconquête de 965, de petits objets en alliage de cuivre : on peut en effet imaginer qu’une partie de la matière première, demeurée sur place, a pu être réservée à une production locale, comme on peut en avoir aussi l’intuition pour la soie produite sur l’île, au regard de quelques objets de cuivre battu et de croix-reliquaires de grandes dimensions obtenues à la fonte sans réels équivalents hors de l’île85
. La même question s’attache aux liens éventuels entre production de cuivre et activités métallurgiques ailleurs dans l’empire ou à ses marges86
. On peut aussi se demander si, de même qu’en Chypre, dans quelques centres urbains de l’empire, comme en Grèce Thèbes, Corinthe où des moules ont aussi été retrouvés87
, Euripos, Athènes ou Andros, comme en Asie Mineure88
, de petits ateliers89
n’ont pas pu produire de petits bijoux, des anneaux, ou des boutons de vêtements, de cuivre ou de bronze et d’argent ou même pourquoi pas d’or, destinés à une clientèle locale, voire même au besoin quelques objets civils ou liturgiques de facture modeste90
.
C’est plus encore le cas pour Thessalonique où le travail des métaux a sans doute été continu depuis l’Antiquité, comme sans doute la production d’ampoules de pèlerinage en plomb91
ou celle d’autres petits objets de métal si l’on se fie à la présence de moules et de vestiges d’ateliers d’orfèvres et d’activités métallurgiques qui ont été retrouvés92
. La question se pose également pour les régions au nord des Balkans, aux marges de Byzance, où une telle dispersion d’ateliers, même rudimentaires, est attestée en Bulgarie et en terre slave par la présence de moules ou d’éléments d’outillage d’orfèvres, comme à Preslav au Xe siècle, sans qu’il soit ici possible de développer93
. À cet égard, un recensement des moules destinés à fondre du métal – précieux ou non, y compris pour des sceaux ou bulles de plomb – retrouvés sur le territoire de l’empire ou à sa périphérie, doublé d’analyses des traces de métaux subsistantes, apporterait probablement des informations utiles.
Cependant, il s’agit dans tous les cas qui viennent d'être évoqués d’œuvres relativement modestes dans leur conception comme dans leur fabrication, même pour de petits objets de parure en or. Il en va tout autrement pour des œuvres plus ambitieuses qui nécessitent non plus seulement la maîtrise de la fonte, de l’estampage ou de l’emboutissage, de l’étamage et des décors estampés, gravés ou poinçonnés, voire niellés, relativement faciles à exécuter, mais la maîtrise de la mise en forme par martelage et des techniques plus complexes d’assemblage, de sertissure des pierres précieuses et des perles, et plus encore de l’émail sur or. On peut croire que Thessalonique, la seconde ville de l’empire, où exerce un éparque – indépendamment de ce que l’on range sous ce titre – aux VIIIe et IXe siècles94
, a pu contribuer à sa manière à l’essor des arts somptuaires aux Xe et XIe siècles, en particulier en raison de sa proximité avec les monastères de l’Athos et de son activité monétaire. Toutefois, en dépit de tentatives d’attributions diverses, par exemple pour les bracelets émaillés et les bijoux du petit trésor trouvé à Thessalonique précédemment évoqués95
, il faut attendre les environs de 1200 pour pouvoir donner, avec vraisemblance, à des ateliers de la deuxième ville de l’Empire un petit groupe de reliquaires de saint Démétrios, dont deux au monastère de Vatopédi et un à la Lavra, placés par André Grabar en raison de leur dispositif intérieur sans équivalent à Byzance en relation étroite avec la tombe du saint dans sa basilique à Thessalonique96
. C’est pourquoi, en dépit des arguments historiques solides avancés jadis par André Grabar en faveur d’un atelier d’Antioche, il est peut-être permis de s’interroger sur la provenance du célèbre reliquaire d’Anastase aujourd’hui à Aix-la-Chapelle au nom d’Eustathe Maleïnos, membre d’une puissante famille et gouverneur d’Antioche après la prise de la ville par les Byzantins en 96997
: s’agit-il d’une œuvre exécutée par un atelier d’Antioche redevenue byzantine, ou faut-il y reconnaître une œuvre exécutée à Constantinople pour le puissant gouverneur ? En faveur de la première hypothèse – généralement admise – il est vrai qu’un savoir-faire hérité de l’Antiquité semble s’être maintenu en Syrie, comme paraissent l’attester autour du IXe siècle le calice, la patène, l’encensoir et une croix d’argent repoussé et ciselé de l’ancienne collection Janet Zakos à Genève98
. La découverte à Tibériade en 1998 d’une cache de plusieurs centaines d’objets attestant l’activité d’orfèvres aux Xe et XIe siècles, au moment de la reconquête de la Palestine par Jean Tzimiskès en 975, offre également un parallèle suggestif, même si ce sont essentiellement des objets de dinanderie en cuivre ou en bronze99
.
Il n’en demeure pas moins qu’en dehors du reliquaire d’Aix-la-Chapelle, il est très exceptionnel de pouvoir poser la question d’un atelier non constantinopolitain pour une œuvre d’orfèvrerie byzantine de quelque envergure sous le règne des Macédoniens. Une croix reliquaire à Bari, elle-même enveloppée au XIIIe siècle dans une croix d’orfèvrerie angevine, pourrait-elle compter au nombre des rares exceptions ? Elle porte, certes, une dédicace grecque sur la lame d’argent niellé qui protège au revers le Saint Bois. La relique de la Vraie Croix est pour sa part très probablement d’origine constantinopolitaine et résulte peut-être même d’un don impérial, mais la lame d’argent niellé de facture rudimentaire qui l’enserre, aux lettres « gravées grossièrement » comme l’a remarqué André Guillou, ne pourrait-elle pas avoir été faite ou refaite en Italie par le récipiendaire au sein de la communauté grecque de Bari à laquelle la relique avait été destinée au Xe ou au XIe siècle100
? Et même, certaines œuvres portant la trace écrite d’un patronage impérial pourraient-elles avoir été produites, certes aux frais de l’empereur, par un atelier ou un orfèvre du lieu de destination et non pas de Constantinople, du moins pour les pièces les moins complexes ?
En revanche, en termes de techniques de fabrication et de décor, il semble que beaucoup moins de questions se posent pour les œuvres d’orfèvrerie, héritières à l’évidence sous les Macédoniens des techniques traditionnelles de mise en forme et de décor de la fin de l’Antiquité. Toutefois, l’introduction de l’émail cloisonné101
à Byzance au IXe siècle demeure entourée d’une part importante d’interrogations et les quelques émaux de la fin de l’Antiquité ne peuvent guère passer pour les ancêtres directs des premiers émaux cloisonnés byzantins postérieurs à l'iconoclasme. Le premier monument byzantin daté, exécuté dans cette technique, est la célèbre couronne votive de Léon VI (886-912) du trésor de Saint-Marc de Venise102
, sans doute constantinopolitaine, qui sert depuis le XIIIe siècle de support plus ou moins habilement adapté à une « grotte » de cristal – un petit édicule de la fin de l’Antiquité renversé pour pouvoir abriter une statuette de la Vierge orante en argent doré. Il s’agit, dans ce cas, d’émail cloisonné sur or en « plein émail » (Vollschmeltz)103
et d’un jalon autour duquel peuvent être regroupés plusieurs émaux très semblables par leur technique, les couleurs, l’arrangement des cloisons et le style schématique de leur dessin. C’est en particulier le cas de la plus ancienne des reliures précieuses de la Biblioteca Marciana avec le Christ en croix et la Vierge orante entourés d’archanges et d’apôtres en médaillons104
. Or cette technique est déjà parfaitement maîtrisée dans l’Occident carolingien et en Italie un siècle plus tôt, comme le montrent, entre autres, les plaques avec des saints du reliquaire de l’évêque Althéus de Sion (772-814), contemporain de Charlemagne, les scènes de l’Enfance du Christ de la croix du pape Pascal Ier à Rome (817-824), ou encore le décor et les personnages émaillés de l’autel d’or de Saint-Ambroise de Milan réalisés par l’orfèvre Volvinus en 838, pour n’en citer que quelques-unes105
. Les dates respectives des œuvres carolingiennes et byzantines ont donc conduit David Buckton à proposer de façon très convaincante dès 1988 l’hypothèse d’un transfert technologique de l’Occident vers l’Orient au cours du IXe siècle, et non l’inverse106
. Indice supplémentaire peut-être, le transfert technologique s’est accompagné sur la couronne et plus encore sur la reliure apparentée de la Marciana d’une adaptation ponctuelle de la technique occidentale par excellence et héritée de l’orfèvrerie barbare de l’orfèvrerie cloisonnée107
, une technique apparemment demeurée sans lendemain à Byzance et qui se déploie non sans lustre sur les bordures de la reliure byzantine. Mais comment, concrètement, a pu s’effectuer ce transfert ? La question évoque celle soulevée naguère par Leslie Brubaker à propos du manuscrit des Homélies de Grégoire de Nazianze, Paris.gr. 510, exécuté à Constantinople entre 879 et 883, et des liens de sa décoration avec la peinture en Italie et à Rome au IXe siècle108
. Toutefois, dans le cas de l’émail, le transfert technique ne pouvait se faire par simple imitation d’objets importés mais exigeait la venue à Constantinople d’orfèvres occidentaux ou formés en Occident. À cet égard, la staurothèque Fieschi-Morgan à New York – de date débattue à l’intérieur du IXe siècle, italienne ou constantinopolitaine109
– et l’aiguière dite « de Charlemagne » au trésor d’Agaune110
– dotée d’une monture carolingienne – s’inscrivent toutes deux de façon un peu énigmatique dans le cadre de ce transfert.
Quant à l’acquisition de la technique de l’émail cloisonné enfoncé sur or111
, elle est plus obscure encore112
. Elle est maîtrisée de manière éblouissante dès le milieu du Xe siècle sur le reliquaire de la Vraie Croix de Limbourg-sur-la-Lahn, entre 968 et 985113
, aux côtés des éléments d’un diadème du trésor de Preslav enfoui au plus tard en 971 avec des monnaies des règnes conjoints de Constantin VII et Romain II (945-959)114
. Ce sont les pièces les plus anciennes assurément datées, indépendamment de celles légèrement antérieures qui ont été proposées pour la monture du calice des Patriarches à Saint-Marc de Venise115
et de deux calices du même trésor au nom d’un empereur Romanos, peut-être Romain II (959-963)116
. Quand et comment cette technique est-elle apparue à Byzance ? Quels ont été les intermédiaires ou les premiers balbutiements ? Et quels sont ses liens avec la même technique maîtrisée en Occident presque simultanément ?
Je souhaiterais terminer cette brève présentation en posant une dernière question sur le travail éventuel des métaux dans le cadre des activités artistiques monastiques qui paraissent alors inexistantes117
, à la différence de ce qui se passe en Occident où ce sont, au contraire, les grands monastères qui se sont largement et durablement substitués dès les temps carolingiens aux centres urbains dans l’essor des arts somptuaires tout comme dans celui de l’enluminure. Il suffit de citer l’exemple en France de Saint-Denis dès le règne de Charles le Chauve – certes un monastère « royal » proche de Paris et où l’activité d’orfèvres est bien attestée118
– mais aussi de la plupart des grandes abbayes carolingiennes et de l’Occident roman ou encore des abbayes rassemblées en « ordres » structurés, comme celles des clunisiens dès le Xe siècle. Ce n’est évidemment pas le cas à Byzance où non seulement les centres urbains ont encore une réelle existence, mais où les monastères n’ont souvent guère de commune mesure avec ceux de l’Occident carolingien ou roman, sauf peut-être pour les plus importants à Constantinople et, à partir de la fin du Xe siècle, sur la péninsule de l’Athos. Dans ces conditions, tout au plus peut-on imaginer la présence ponctuelle d’orfèvres appelés pour un travail précis, à l’exemple des peintres et des mosaïstes qui ont exécuté les décors monumentaux. En effet, s’il est peut-être plus simple de voyager jusqu’à Thessalonique ou Constantinople pour se procurer des objets de luxe destinés au service divin, comment autrement imaginer revêtir d’or et d’argent, par exemple, des icônes vénérées dans les monastères ? Il est tout aussi difficile de dire si les établissements monastiques byzantins ont pu disposer d’artisans qui pouvaient tout de même dépasser le niveau de la chaudronnerie de base ou celui des activités de forgerons. Pour une période plus tardive, la diataxis du monastère de Vatopédi des années 1247-1248, analysée notamment par Brigitte Pitarakis119
, mentionne des enclumes, des outils de forge et d’autres accessoires parmi lesquels une pince à feu nécessaire pour tenir le métal dans les opérations de martelage du métal sorti de la forge. Cet outillage peut caractériser un atelier de forgeron ou de chaudronnerie, mais ce sont les mêmes outils, simplement un peu plus petits, dont se servent aussi les orfèvres. Un curieux marteau accompagne ces instruments, dit en « corbeau »120
: il pourrait évoquer un marteau de batteur de cuivre, comme un marteau d’orfèvre. Des burins sont cités en 1192 dans le cartulaire de Lembiotissa121
, mais à quoi servent-ils et au travail de quelle matière ? Le typicon chypriote de Machairas, donné en 1210 par l’higoumène Nil entré au monastère en 1172, mentionne également des moines qui travaillent le bronze. On est tenté d’attribuer à ce type d’industrie monastique quelques œuvres chypriotes de facture relativement rude. Ce pourrait être le cas, par exemple, d’une petite icône en cuivre battu de l’archange saint Michel remployée sur la reliure d’un manuscrit de l’église monastique de Saint-Jean-Lampadistis à Kalopanayiotis, ou de quelques œuvres modestes de ce genre attribuables au XIe ou XIIe siècle122
. Incontestablement, d’ailleurs, certains artisans étaient capables de réparer plus ou moins habilement sur place des œuvres d’orfèvrerie dont plusieurs de celles qui nous sont parvenues portent encore la trace. Peut-on aller plus loin ? Il n’est pas interdit cependant de penser que, dans quelques cas privilégiés, au-delà des activités de forgeron, de chaudronnier ou de batteur de cuivre, au-delà de l’apparente indigence du travail des métaux dans les monastères qui semble dominer, on pouvait parfois aussi accomplir quelque œuvre d’orfèvrerie, comme on a pu parfois exercer celles de copiste et de peintre de manuscrits. On le penserait volontiers dans le cadre du rassemblement monastique qui commence à l’Athos à partir du Xe siècle, où pour certains monastères urbains anciennement implantés précisément, à Constantinople comme à Thessalonique, dans le quartier des chaudronniers.
En outre, au-delà de ces incertitudes, évoquer le travail des alliages de cuivre et celui du cuivre battu permet aussi de s’interroger sur la place des objets de cuivre et de bronze dans les arts du luxe byzantin et sur l’éventail très ambigu de leur production, depuis l’ustensile en tôle jusqu’aux pièces les plus raffinées du mobilier des églises obtenues à la fonte avec toutes les difficultés inhérentes aux techniques de fonte. Pour revenir à Constantinople et au Livre du Préfet, on se souvient qu’il est fait défense aux orfèvres de la capitale d’acheter « ni cuivre ni tissu de lin, ni en général les articles dont le commerce appartient plutôt à d’autres marchands »123 . Comme nous l’avons dit plus haut, la prescription vise sans doute à éviter une dispersion du métier d’orfèvre dans la vente en concurrence avec d’autres métiers, en particulier les bronziers, dinandiers et chaudronniers124 . Toutefois, le fait même ne laisse-t-il pas entendre que la frontière peut en réalité avoir été parfois perméable, en particulier lorsque le cuivre est doré ou étamé, et le bronze fondu et utilisé dans des assemblages complexes ? Et peut-être bien davantage encore lorsqu’on envisage le cas de la damasquinure d’argent sur les plaques ou lames de « bronze » des portes monumentales byzantines qui, offertes à l’Athos ou importées en Italie au XIe siècle125 , relèvent assurément des métiers du luxe byzantins et appartiennent pleinement aux arts somptuaires de Byzance.