Lorsque le baron Bruun-Neergaard découvre le tableau de Pierre-Louis De La Rive Vue du Mont-Blanc prise des environs de Sallanches au soleil couchant (fig.1 ), il se déclare « étonné par la grande difficulté qu’il y a de rendre des montagnes couvertes de neige et de glaciers, et de peindre aux yeux ce qu’ils peuvent à peine supporter en réalité1 ». Fallait-il donc alors, et sans mauvais jeu de mots, ne pas avoir froid aux yeux pour peindre neige et glaciers ? De La Rive lui-même semble indécis : « [C’est un] tableau frappant, imposant, bizarre, triste et très difficile2 .» Quelque temps plus tard, il ajoutera qu’en éclairant l’objet le plus éloigné – le Mont-Blanc – et en plongeant le premier plan dans l’ombre, il a « renversé toutes les règles3 ». Peindre ce massif-là n’avait donc rien de naturel en 1802, même si son sommet avait déjà été vaincu à plus d’une occasion et même s’il n’était plus ce « mont Maudit » que l’on ne pouvait fouler sans courir mille dangers et sans emporter avec soi un équipement militaire encombrant mais utile en cas d’attaque d’une créature inconnue. A-t-on vraiment jamais cru à la présence d’animaux fantastiques, voire diaboliques, nichant dans les anfractuosités des pentes ? La réponse à cette question importe moins que les émotions fortes et les sentiments d’inquiétude et de peur que la montagne, quelle qu’elle soit, suscite jusqu’à la seconde moitié du XVIIIe siècle et que nous avons, hélas, oubliés.
Voilà où nous en sommes
Peindre ou photographier la montagne aujourd’hui, c’est se confronter à un sujet inévitablement émouvant mais pas nécessairement étonnant. Alors que, si nous avions vécu au XVIIIe siècle, donc bien avant l’invention de la photographie, ou même précisément en 1802, sans doute aurions-nous été, comme le baron danois Bruun-Neergaard, déroutés.
Car, comme nous le rappelle Mme de Sévigné en 1695, tout sentiment ambivalent a, pour les artistes, des vertus insoupçonnées. Souffrant de la bise froide du mois de février qui souffle sur Grignan, elle en appelle à l’art comme on pourrait en appeler à un exorcisme salutaire : « Le Rhône, ce Rhône si furieux, n’y résiste pas ; nos écritoires sont gelées ; nos plumes ne sont plus conduites par nos doigts, qui sont transis ; nous ne respirons que de la neige ; nos montagnes sont charmantes dans leur excès d’horreur ; je souhaite tous les jours un peintre pour bien représenter l’étendue de toutes ces épouvantables beautés : voilà où nous en sommes4 . » Un aveu de stupeur d’autant plus justifié qu’il faudra près d’un siècle pour que son souhait soit exaucé. Car même si dès les années 1770 les illustrateurs accompagnent les scientifiques dans leurs expéditions, leur mission consiste alors à « certifier […] que l’on y était, que les choses sont bien telles qu’elles se présentent5 ». David Ripoll l’a finement relevé : certaines des planches gravées qui accompagneront les ouvrages sur les Alpes montrent ainsi « les deux figures du savant et de l’artiste, l’un dirigeant le regard de l’autre, d’un geste qui dit voici (« vois ici6 ») » (fig 2). Or, voir ici n’est pas encore représenter l’étendue de toutes ces épouvantables beautés et l’on ne peut encore parler de peinture de montagne, mais de re-présentation de ce qui, objectivement, aura été observé par d’autres.
La question de l’art n’est donc pas encore tout à fait posée. Avant de songer à interpréter sur une toile les excès d’horreur de la montagne autant que ses charmes, il aura en effet fallu que, tout au long des XIXe et XXe siècles, des peintres apprennent à la tenir à distance autant qu’à la gravir pour distinguer sa nature panoramique de sa nature cristalline7 (fig. 3). Saisir la beauté dorée d’un sommet à l’aube autant que la violence d’un éboulement dévastateur est donc un exercice exigeant et très difficile, comme le dit De La Rive, car voir est, en soi, un exercice exigeant. Sans doute est-ce cela que nous avons oublié. Certes, pour un temps, l’inquiétude et la peur ont cédé la place à l’émerveillement que Mme de Sévigné appelait de ses vœux et la montagne n’est plus désormais un lieu de mystères : on a percé sa roche à la dynamite, ses pentes sont devenues pistes de ski et l’on a dévié le cours du Rhône furieux. Pourtant, dans un étrange et triste éternel retour des choses, le fait est là. Et le constat de stupeur aussi, car pour les artistes d’aujourd’hui, voir la montagne, c’est aussi certifier ce qu’objectivement d’autres observent, et peindre aux yeux ce qu’ils peuvent à peine supporter en réalité : une fonte rapide des glaciers et les effets secondaires d’un réchauffement qui pourraient bien nous faire regretter les émotions fortes éprouvées autrefois. Voilà donc où nous en sommes.
Notes
- 1.
- 2.
- 3.
- 4.
- 5.
- 6.
- 7.