Le peloton cycliste

Une expérience philosophique

#6, juillet 2024

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Qu’est-ce que le peloton ? Quel est ce concept étrange, que – pour paraphraser saint Augustin à propos du temps – l’on croit pouvoir aisément définir tant qu’on n’y est pas contraint, et qui nous échappe quand on s’y voit réellement confronté ? Masse informe, magma indistinct, le peloton peut d’abord être perçu comme un bloc uni, un macrocosme qui aurait effacé ses composants. Ainsi, dans le cas morbide du peloton d’exécution, l’entité est formée précisément pour que le tireur se sente désindividualisé, déresponsabilisé, au moment de tuer.

Mais si on rapproche la focale, si on ne pense plus au niveau de l’escouade, mais que l’on se place à l’échelle d’un individu, à hauteur d’un fusil, on surprend des tremblements, on découvre les hésitations, on fait face au poids du singulier. Il en est de même en ce qui concerne le peloton cycliste : quand on quitte la vue d’hélicoptère pour se rapprocher des casques, c’est le mouvement incessant d’ambitions et de volontés parfois contraires qui se fait jour. Le groupe des cyclistes n’est plus un ensemble indéfini, une communauté sans nuance, mais une simple somme d’individualités, un assemblage hétéroclite qui, presque par hasard, se déplace de concert.

En tant que coureur professionnel, enfermé dans mon corps singulier, et porté par mes objectifs particuliers, je suis la plupart du temps limité à cette seconde manière d’appréhender le peloton. Je n’observe que depuis ma perspective, je vois les quelques coureurs qui me précèdent, je perçois ceux qui m’entourent et, égoïste, j’essaie de naviguer au mieux au milieu de ce chaos – de manière très prosaïque, c’est-à-dire en m’abritant du vent, en tâchant de m’accrocher aux bonnes roues ou en veillant à ne pas tomber. Le plus souvent, je n’ai aucune conscience de la dynamique d’ensemble qui nous porte. Je suis une fourmi qui ne connaît rien des desseins de la fourmilière.

Il arrive toutefois, en de rares occasions, qu’une sorte de magie opère et que je puisse accéder à une appréhension globale du peloton, que je me sente participer d’une force plus grande que moi-même, que je me sente capable de maîtriser – de comprendre – ce monstre incompréhensible qu’est le groupe cycliste. Ce qui n’étaient que bruits – le couinement des freins à disque, le cliquetis des dérailleurs, les souffles de mes concurrents, le vent qui s’engouffre parmi nous… – s’accordent soudain pour devenir son, comme si une étrange harmonie interne naissait.

cyclistes

Cyclistes, 1890 – 1910
L. Giani & Figlio, Torino
Ancienne attribution Prem. Stab. lit.

Le cycliste se repère à l’oreille ; un râle un peu plus lourd vous indique la faiblesse d’un adversaire, un passage de vitesses soudain suggérera une accélération, un freinage intempestif préviendra d’un danger. Il faut de l’expérience pour parvenir à identifier la signification de cette musique improbable, il faut une certaine aisance physique aussi et qu’un ensemble de circonstances extérieures enfin soient réunies. Mais quand on arrive à saisir toute la complexité de la mécanique du peloton, alors oui, même en tant que professionnel, on peut être subjugué et comme hypnotisé par cette locomotive dodécaphonique qui s’agite autour de vous.

Acteur de la course, j’en deviens également spectateur, spectateur de ce miracle du commun auquel, sans m’en rendre compte, je participe. Un obstacle apparaît sur la chaussée : le peloton s’ouvre comme une vague à son approche, grâce à quelques signes envoyés par les premiers qui se répercutent jusqu’au dernier coureur. Je me surprends moi-même à participer à la propagation de l’information. Le pouvoir hypnotique que peut exercer le peloton n’est pas paralysant ; au contraire, il vous libère, il facilite l’action, il rend fluide. Il n’efface pas l’individu, au contraire, il le responsabilise. Oui, il semble bien que je puisse participer d’une sorte de volonté générale, il semble bien que – malgré la concurrence, malgré les différences – les humains puissent parfois faire corps. La nouvelle est réjouissante.

Texte écrit par Guillaume Martin

Coureur cycliste professionnel depuis 2016, Guillaume Martin s’est notamment illustré sur le Tour de France (8e en 2021) et le Tour d’Espagne (meilleur grimpeur en 2020). Titulaire d’un master en philosophie de l’université Paris- Nanterre, ce trentenaire a déjà publié trois ouvrages – Platon vs. Platoche (L’Harmattan, 2019), Socrate à vélo (Grasset [archive], 2020) et La Société du peloton (Grasset [archive], 2021). Il livre pour MAGMAH sa réflexion sur la dimension hypnotique du peloton.

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