Qu’est-ce que le peloton ? Quel est ce concept étrange, que – pour paraphraser saint Augustin à propos du temps – l’on croit pouvoir aisément définir tant qu’on n’y est pas contraint, et qui nous échappe quand on s’y voit réellement confronté ? Masse informe, magma indistinct, le peloton peut d’abord être perçu comme un bloc uni, un macrocosme qui aurait effacé ses composants. Ainsi, dans le cas morbide du peloton d’exécution, l’entité est formée précisément pour que le tireur se sente désindividualisé, déresponsabilisé, au moment de tuer.
Mais si on rapproche la focale, si on ne pense plus au niveau de l’escouade, mais que l’on se place à l’échelle d’un individu, à hauteur d’un fusil, on surprend des tremblements, on découvre les hésitations, on fait face au poids du singulier. Il en est de même en ce qui concerne le peloton cycliste : quand on quitte la vue d’hélicoptère pour se rapprocher des casques, c’est le mouvement incessant d’ambitions et de volontés parfois contraires qui se fait jour. Le groupe des cyclistes n’est plus un ensemble indéfini, une communauté sans nuance, mais une simple somme d’individualités, un assemblage hétéroclite qui, presque par hasard, se déplace de concert.
En tant que coureur professionnel, enfermé dans mon corps singulier, et porté par mes objectifs particuliers, je suis la plupart du temps limité à cette seconde manière d’appréhender le peloton. Je n’observe que depuis ma perspective, je vois les quelques coureurs qui me précèdent, je perçois ceux qui m’entourent et, égoïste, j’essaie de naviguer au mieux au milieu de ce chaos – de manière très prosaïque, c’est-à-dire en m’abritant du vent, en tâchant de m’accrocher aux bonnes roues ou en veillant à ne pas tomber. Le plus souvent, je n’ai aucune conscience de la dynamique d’ensemble qui nous porte. Je suis une fourmi qui ne connaît rien des desseins de la fourmilière.
Il arrive toutefois, en de rares occasions, qu’une sorte de magie opère et que je puisse accéder à une appréhension globale du peloton, que je me sente participer d’une force plus grande que moi-même, que je me sente capable de maîtriser – de comprendre – ce monstre incompréhensible qu’est le groupe cycliste. Ce qui n’étaient que bruits – le couinement des freins à disque, le cliquetis des dérailleurs, les souffles de mes concurrents, le vent qui s’engouffre parmi nous… – s’accordent soudain pour devenir son, comme si une étrange harmonie interne naissait.