Lors de ma première visite au grand musée, j’ai redécouvert sur son fronton l’œuvre Big Crunch Clock (1999) de Gianni Motti. Le Big Crunch est une hypothèse parmi tant d’autres (Big Chill, Big Rip) qui imagine que notre univers, engagé dans un mouvement d’expansion depuis le big bang, s’effondrera le temps venu dans une contraction terminale. Pourtant le compte à rebours de Motti nous rappelle que le temps est une donnée locale et relative, et qu’à son échelle – immense – l’événement fatal de la mort de notre étoile ne revêt aucune importance cosmologique.
Depuis plus d’une dizaine d’années, les études queer comme les études noires (black studies) se sont emparées du vaste sujet du temps et de ses nombreuses ramifications conceptuelles : historicité, temporalité, progrès, durée, temps « straight » (hétéronormatif, en français) et temps « queer », pour n’en citer que quelques-unes. En relisant de manière critique un modèle monolithique de l’historicité, il s’agit d’envisager nos relations au temps et à l’histoire sur un mode affectif et pluriel. Dans un ouvrage que l’on peut qualifier de précurseur, In a Queer Time and Space, J. Jack Halberstam défend l’idée selon laquelle les sous-cultures queer produisent des temporalités alternatives en refusant d’inscrire leurs vies dans les rites de la généalogie hétérosexuelle (enfance, mariage, reproduction, etc.). Il y explique que, parce que nous expérimentons le temps comme une progression naturelle, le caractère construit de ces rythmes et de ces usages nous échappe.
Quant au concept de progrès au nom duquel s’élance le projet colonial de l’Occident, mal déguisé en mission civilisatrice, il s’envisage à partir de la révolution industrielle comme indissociable de nombreuses notions temporelles. Le méridien de Greenwich, adopté en 1884, fixe les frontières horaires et géographiques d’un monde désormais divisé entre les pouvoirs impériaux et les territoires colonisés. Rahul Rao, dans son livre Out of Time. The Queer Politics of Postcoloniality, revient sur la justification du processus d’asservissement et d’expropriation de la conquête coloniale, qui projette pour ainsi dire sa dette en avant : le primitif, un jour civilisé, pourra enfin se penser comme humain. Cette constitution d’un être emprisonné dans le passé est d’ailleurs historiquement contingente à celle du déviant ou du pervers. Au même moment, la sexologie, la psychanalyse et l’anthropologie produisent des catégories de différence radicale qui décrivent des êtres empêchés, au développement retardé, atemporels.
Les grands musées européens participent de l’élaboration des taxinomies modernes, font la gloire de l’industrie, louent le progrès et l’universalité d’un monde désormais ordonné et connu. L’horlogerie et la complication rejoignent ce mouvement de rationalisation en miniaturisant les systèmes astronomiques. L’histoire de l’art elle-même regorge de réflexions sur ce que l’on peut appeler le temps des femmes et de la charge domestique, le temps du capitalisme industriel et de l’usine, le temps des sociétés néolibérales et de la productivité internalisée, etc. Ma programmation au MAH conviera une assemblée d’artistes qui charrient avec eux des conceptions d’un temps cyclique, ancestral, épais ; d’un temps multifréquence, pour le dire avec les mots de Marc-Olivier Wahler. Des phénomènes d’héritage, de hantise, de spectralité, de suspension, de répétition, d’invocation ou de remémoration y seront convoqués, considérant le musée comme une machine temporelle à interpréter l’histoire et fabuler des futurs, sans ordre préétabli.