Une paysanne romaine de Jean-Etienne Liotard au MAH

La collection d’arts graphiques du Musée d’art et d’histoire de Genève a récemment accueilli un nouveau dessin de Jean-Etienne Liotard, célère artiste cosmopolite, né en à Genève 1702 et mort dans cette même ville en 1789. Ce dessin laisse une trace de son passage en Italie avant son départ pour Constantinople en avril 1738. L’artiste a l’habitude d’immortaliser son périple sur papier en quelques traits de sanguine et pierre noire. Précieux témoignages de ses rencontres à l’étranger, ces dessins nous permettent aujourd’hui d’entrevoir une géographie sociale du voyage du jeune artiste et des costumes traditionnels d’il y a 250 ans.

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PAYSANNE ROMAINE OU « FILLE TARTARE » ?

La Paysanne de la campagne romaine (Ill. 1) est dessinée d’après nature entre 1737 et le début de l’an 1738, juste avant le départ en Orient de Liotard1 . Malgré l’absence de notes autographes sur la feuille, le lieu d’origine de notre modèle est attesté par la légende d’une gravure de ce dessin par Johann Christoph von Reinsperger, Paisanne de la campagne de Rome (1744-1745) (Ill. 2). Jean-Etienne Liotard ayant vendu lui-même cette gravure à Paris2, il y a donc de grandes chances qu’il soit en accord avec le titre de Reinsperger.

Femme avec voile et tablier blanc

Ill. 1 Jean-Etienne Liotard, Paysanne de la campagne romaine, vers 1737, sanguine et pierre noire sur papier vergé blanc collé en plein, 241 x 177 mm, Genève, Musée d’art et d’histoire, D 2025-0005.

Femme avec voile et tablier blanc

Ill. 2 Johann Christoph von Reinsperger, d’après Jean-Etienne Liotard, Paisanne de la campagne romaine, 1744-1745, eau-forte et burin, 261 x 200 mm (cuvette), 407 x 293 mm (feuille), Genève, Musée d’art et d’histoire, E 2014-0675.

Cependant, une inscription manuscrite sur la feuille originale (Ill. 3), « Fille Tartare », laisse planer un doute sur l’origine de la paysanne. En effet, la Tartarie désigne des régions de l’Asie centrale et septentrionale, donc très éloignée du Latium d’où proviendrait le dessin. Mais grâce à la gravure de Reinsperger, nous avons la certitude que cette attribution géographique est erronée, d’autant plus que les costumes traditionnels tartares, si variés qu’ils soient, ne ressemblent pas à l’habit de la paysanne latine.

écriture manuscrite

Ill. 3 Inscription manuscrite au graphite « Fille Tartare » de l’illustration 1.

UN COSTUME POPULAIRE DE FRASCATI

Éventail à la main, la paysanne latine est vêtue d’habits de fête et coiffée d’un large tissu blanc au bord en dentelle qui encadre son visage et retombe de part et d’autre de son buste. Une chemise blanche ressort de son bustier rouge et il est probable qu’un petit châle épinglé à la poitrine enveloppe ses épaules. Des rangées de rubans rouges tombent du haut de ses bras, tandis qu’une seconde paire de manches, attachée aux épaules à l’aide de rubans, entourent ses manches blanches. La paysanne porte un tablier noué à la taille ; il recouvre une longue jupe froncée aux hanches, laissant apparaître ses souliers.

Sa tenue ressemble aux descriptions faites du costume populaire du Latium3, mais peut-être plus spécifiquement de Frascati, sauf pour ce qui est de la coiffe, dont nous n’avons pu retrouver des témoignages iconographiques similaires. Les éléments de l’habit de la paysanne de Liotard peuvent être rapprochés de plusieurs œuvres mettant en scène des Donna Frascatana, comme dans la gravure de Pierre-Etienne Moitte, Femme de Frascati habillée comme dans les jours de fête (1768) (Ill. 4). Il est plus aisé de distinguer l’ample chemise remontant jusqu’au cou, la composition du bustier, et surtout la seconde paire de manches que l’on accroche aux épaules par des rubans. La jupe et le tablier tombent de la même manière sur les chaussures. Ces dernières sont peintes plus en détails dans La Frascatane (1751) de Jean Barbault (Ill. 5), représentant une paysanne au travail. Quant à la rangée de rubans vers le bustier dessinée par Liotard, cet arrangement semble avoir un grand succès dans plusieurs franges de la population.

Femme dans une cave à vin tenant une bougie à la main

Ill. 4 Pierre-Etienne Moitte, d’après Jean-Baptiste Greuze, Femme de Frascati habillée comme dans les jours de fête, 1768, gravure au burin, in : Greuze Jean-Baptiste, Divers habillements suivant le costume d’Italie, dessinés d’après nature, Paris : chez l’Auteur, 1768, planche 24, Bibliothèque nationale de France, RES-K-123, fol. 99.

Paysanne tenant entre les mains un panier avec du blé

Ill. 5 Jean Barbault, La Frascatane, 1751, huile sur toile, 25 x 18 cm, collection privée.

UNE REPRISE DANS LES RECUEILS DE COSTUMES

La gravure de Reinsperger reprenant le dessin de la paysanne de Liotard gagne une renommée et selon notre hypothèse, elle est utilisée en guise d’illustration du deuxième tome des Costumes Civils actuels de tous les peuples connus (1788) de Jacques Grasset de Saint-Sauveur (Ill. 6). L’eau-forte se distingue nettement de son présumé modèle (Ill. 2), omettant ou simplifiant la complexité du costume folklorique romain. La modification du bustier hybride la tenue et la rapproche d’une robe de citadine, comme gravée dans la Bourgeoise de Frascati (1768) de Pierre-Etienne Moitte (Ill. 7). Ce changement de statut se voit dans le titre donné à l’estampe, Femme des environs de Rome, puisque l’on ne la rattache plus à la paysannerie. Les gravures des recueils de costumes sont généralement vraisemblables, mais pas forcément authentiques4. Il est clair que le dessin original de Liotard est un témoignage historique des costumes populaires du Latium, tandis que les gravures des ouvrages de Grasset de Saint-Sauveur n’en sont qu’une construction approximative servant un imaginaire pittoresque.

Femme se tenant debout avec un voile dans les cheveux et un tablier blanc

Ill. 6 Félix Mixelle, Femme des environs de Rome, 1788, eau-forte coloriée à la main, in : Grasset de Saint-Sauveur Jacques, Costumes Civils actuels des peuples connus, 1788, 5 vols, Paris : Pavard, vol. 2, planche 9, Bibliothèque nationale de France, 4-H-7572 (2), fol. 96.

Femme tenant dans les mains un éventail et un chapelet

Ill. 7 Pierre-Etienne Moitte, d’après Nicolas Vleughels, Bourgeoise de Frascati, 1768, gravure au burin, in : Greuze Jean-Baptiste, Divers habillements suivant le costume d’Italie, dessinés d’après nature, Paris : chez l’Auteur, 1768, planche 23, Bibliothèque nationale de France, RES-K-123, fol. 103.

Références bibliographiques

Amic Sylvain et Patry Sylvie, « Les recueils de costumes à l’usage des peintres (XVIIIe-XIXe siècles) : un genre éditorial au service de la peinture d’histoire ? », in : Histoire de l’art, no 46, 2000, pp. 39-66. https://doi.org/10.3406/hista.2000.2886.

Delvecchio Cristina, « Il costume tradizionale laziale. Immagini e riferimenti storici per un tema da rivalutare », in : Lazio Ieri e Oggi. La rivista di Roma e della sua Regione, vols. 10-12, n° 631, 2020, pp. 335-341.

Grasset de Saint-Sauveur Jacques, Costumes Civils actuels de tous les peuples connus, 5 vols., Paris : Pavard, 1788, vol. 2.

Greuze Jean-Baptiste, Divers habillements suivant le costume d’Italie, dessinées d’après nature, Paris : chez l’Auteur, 1768.

Gurzau Elba F., « General Folk Costume Characteristics », in : Tradizioni (Italian Folk Art Federation of America, vol. 3, no 1, 1982, pp. 1-3.

Herdt Anne de, Dessins de Liotard : suivi du catalogue de l'oeuvre dessiné, cat. exp. [Genève, Musée d'Art et d'Histoire, 17 juillet-20 septembre 1992, Paris, Musée du Louvre, 15 octobre-14 décembre 1992], Paris/Genève : Réunion des Musées Nationaux/Musée d'Art et d'Histoire, 1992.

Levi Pisetzky Rosita, Storia del costume in Italia, 5 vols., Milan : Istituto Editoriale Italiano, 1969, vol. 5 (« Settecento »).

Pellegrin Nicole, « Une géographie pour les filles ? Les recueils de costumes français de Jacques Grasset de Saint-Sauveur au tournant des XVIIIe et XIXe siècles », in : Lethuillier Jean-Pierre (éd.), Les costumes régionaux. Entre mémoire et histoire, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2009, pp. 217-234. https://doi.org/10.4000/books.pur.99725.

Roethlisberger Marcel et Loche Renée, Liotard. Catalogue, sources et correspondance, 2 vols., Doornspijk : Davaco, 2008.


Notes

  • 1.

    Le dessin du MAH est à mettre en relation avec deux autres œuvres de Liotard dessinées à la même période qui représentent aussi des Romaines. Les dessins sont conservés au Louvre (nos d’inventaire RF 1385 et RF 1386).

  • 2.

    Johann Christoph réalise en tout six gravures de dessins de Liotard. Elles sont distribuées par Liotard à Paris entre 1748 et 1752, ainsi que chez la Veuve Chereau et chez Audran, comme nous l’indique les inscriptions imprimées sous l’image. Pour plus de détails, voir Roethlisberger Marcel et Loche Renée, Liotard. Catalogue, sources et correspondance, 2 vols., Doornspijk : Davaco, 2008, vol. 1, p. 292.

  • 3.

    Delvecchio Cristina, « Il costume tradizionale laziale. Immagini e riferimenti storici per un tema da rivalutare », in : Lazio Ieri e Oggi. La rivista di Roma e della sua Regione, vol. 10-12, n° 631, 2020, p. 339.

  • 4.

    Pellegrin Nicole, « Une géographie pour les filles ? Les recueils de costumes français de Jacques Grasset de Saint-Sauveur au tournant des XVIIIe et XIXe siècles », in : Lethuillier Jean-Pierre (éd.), Les costumes régionaux. Entre mémoire et histoire, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2009, par. 24.

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