L’étude d’œuvres connues de longue date réserve parfois de belles surprises… L’objet présenté ici – une applique armoriée destinée à un fastueux harnachement de cheval (fig. 1) – est entré au Musée d’art et d’histoire (MAH) en 1984 grâce à Claude Lapaire (1932-2024), son directeur d’alors, qui avait à cœur de développer la collection médiévale. Les familiers de la Maison Tavel se rappellent sans doute avoir vu cette bossette (ornement en bosse, c’est-à-dire en relief) dans une vitrine du rez-de-chaussée, où elle a été exposée pendant près de quatre décennies. Son caractère tout à fait exceptionnel a été dévoilé l’année passée, à l’occasion d’une exposition à la Fondation Bodmer.
Un souvenir inédit de Louis de Châtel-Guyon
Chevalier de la Toison d’or tombé à la bataille de Grandson
La gloire posthume du sire de Château-Guyon
En 1882 paraît un ouvrage intitulé « Le Trucage », vaste panorama destiné à mettre en garde amateurs et collectionneurs contre les innombrables contrefaçons qui inondent alors le marché de l’art. Dans le chapitre dédié aux armes, l’auteur rapporte une anecdote qui se déroule en Suisse quelques années auparavant1. Le collaborateur d’un commissaire-priseur de l’Hôtel Drouot (principal hôtel des ventes de Paris) ratisse le pays en quête de bonnes affaires, « furetant comme un chasseur ». Un soir qu’il regagne bredouille son hôtel au bord du lac de Neuchâtel, quelque part entre Yverdon et Concise, un homme l’aborde : « Vous cherchez des antiquités ? » Sur sa réponse affirmative, l’inconnu lui apprend qu’il existe, « là-bas dans la montagne », une « pièce d’armure superbe […], une cuirasse échue en partage à un soldat de Grandson et conservée de père en fils dans la famille ». Personne n’en soupçonne la valeur, dit-il, « c’est une affaire à enlever en éblouissant ces pauvres gens avec quelques billets de banque ».
Alléché par la perspective d’une transaction avantageuse à réaliser auprès de montagnards suisses sans doute aussi naïfs que leurs ancêtres dilapidant le butin abandonné par Charles le Téméraire (1433-1477), le Parisien décide d’aller voir la pièce. S’ensuit le récit d’une excursion sur les hauts de Vaumarcus décrite comme un périple digne de l’ascension du Mont-Blanc… Mais arrivé au chalet, il se trouve mal récompensé de ses efforts : la cuirasse est pendue dans la cheminée, mise à fumer comme un jambon. « Ah ! Vous venez trop tôt, mon bon monsieur, lui dit la femme de la maison, elle n’est pas encore prête. » Racontant le lendemain sa mésaventure à un armurier de la région, celui-ci lui répond que ce n’était pas la peine d’aller si loin, puisque c’est lui qui fabrique ces armures, qu’il vend aux Américains comme « la cuirasse du sire de Château-Guyon, tombé aux premiers rangs sur le champ de bataille de Grandson : c’est 100 francs, 200 avec les armoiries »… Cette petite histoire témoigne du prestige qui, plus de trois siècles après les faits, restait attaché au nom du chevalier bourguignon auquel l’applique du musée a pu être attribuée.
Une bossette de harnachement armoriée
Si la possession d’un cheval de guerre est la condition de l’accession à l’élite militaire de la chevalerie en même temps qu’un symbole de statut nobiliaire, les différentes pièces composant le harnachement de cette précieuse monture (selle, housse, caparaçon, mors, étriers, barde) se doivent de refléter le rang du cavalier. Les représentations iconographiques et les témoins conservés de ces « pompeux habillemens des chevaulx2 » montrent qu’au-delà de leurs fonctions pratiques, ils figurent parmi les principaux attributs du faste guerrier, à la guerre comme au tournoi. Du XIIIe au début du XVIe siècle, les sangles de harnachement servent notamment de supports à différents types d’ornements, dont des appliques branlantes (pendants de harnais, vervelles) ou fixes. Ces dernières sont utilisées tantôt en série, tantôt de façon isolée aux points de fixation des courroies, mais aussi sur le front de l’animal ou sur le mors pour en masquer les extrémités3(fig. 2).
Souvent réalisés dans des matériaux coûteux, les divers éléments du harnachement servent aussi, dès l’apparition des armoiries au milieu du XIIe siècle, à la définition de l’identité lignagère de leur propriétaire (fig. 3), à l’instar de la bossette du MAH. En alliage de cuivre repoussé et doré, elle possède une large bordure concave à pourtour chanfreiné, gravée d’une frise de feuillages stylisés, et deux oreilles latérales de fixation. Le médaillon émaillé central présente un blason aux armes d’un puissant lignage franc-comtois, la maison de Chalon-Arlay. Outre ses prétentions sur le comté de Genève4, celle-ci possédait plusieurs fiefs en terre vaudoise, dont la baronnie de Grandson.
Un détail passé jusque-là inaperçu, à savoir la brisure en forme de croissant montant d’azur chargée sur la bande d’or de Chalon du premier quartier (fig. 4), permet d’attribuer le médaillon armorié à Louis de Chalon-Arlay (1448-1476), sire de Châtel-Guyon et de Nozeroy dans le comté de Bourgogne5(fig. 5).
Louis de Châtel-Guyon, « frère d’armes » de Charles le Téméraire
La rencontre de Louis de Châtel-Guyon avec celui qui sera son fidèle protecteur remonte à l’automne 1461. De retour de Reims, où il a assisté au couronnement de Louis XI avec son père Philippe le Bon, Charles de Bourgogne, alors comte de Charolais, fait halte à Lons-le-Saunier. Reçu par Louis II de Chalon (1390-1463), il se prend d’amitié pour l’aîné des fils issus du second mariage de son hôte. Il obtient la promesse que le garçon, alors âgé de treize ans, lui sera envoyé en Flandre sous peu. En janvier 1463, celui-ci, qui a reçu de son père les titres de vicomte de Besançon et de sire de Châtel-Guyon, rejoint donc la cour de Bourgogne, où il devient rapidement l’un des favoris, et même le « frère d’armes » de Charles le Téméraire, selon les propres termes de ce dernier. Dans une lettre adressée le 4 septembre à Louis II, Charles s’épanche : « Beau cousin mon amy, je vous merchie de bon cueur le grant plaisir que m’avez fait de m’avoir envoyé par deça le seigneur de Chastelguyon […] Quand il plaira à Dieu de me donner le povoir, je l’y monstreray l’amour et bonne affection que j’ai à ly. 6»
Et en effet, Charles va combler Louis de ses bienfaits : le 16 juillet 1465, au matin de la bataille de Montlhéry, où l’armée bourguignonne qu’il conduit affronte Louis XI, c’est de ses mains que le jeune homme est armé chevalier7. Trois ans plus tard, ayant succédé à son père comme duc de Bourgogne et chef de l’ordre de chevalerie fondé par lui en 1430, il décore son ami du prestigieux collier de la Toison d’or (fig. 6), qui l’introduit parmi l’élite de la noblesse européenne. La même année, le nouveau chevalier, dont c’est la première participation à une joute, brille par sa vaillance au pas d’armes de l’Arbre d’or (4 juillet 1468), organisé sur la place du marché de Bruges lors des fêtes célébrant le mariage du Téméraire avec Marguerite d’York.
Non moins valeureux au combat qu’au tournoi, Louis de Châtel-Guyon accompagne son suzerain dans ses différentes campagnes militaires : guerre du Bien public et expéditions de Liège (1465-1468), campagnes de France (1470-1472), siège de Neuss (1474-1475). Lors des hostilités engagées en 1474 avec la Confédération des VIII cantons, il est l’un des protagonistes bourguignons les plus régulièrement cités par les sources contemporaines. Du côté suisse, son nom revient ainsi à plusieurs reprises sous la plume du Bernois Diebold Schilling (vers 1436/1439 – 1486), greffier de la ville de Berne, qui a lui-même porté les armes à Grandson et à Morat. Les illustrations de sa grande chronique de Bourgogne (Grosse Burgunderchronik), comme celles du troisième volume de la chronique officielle de Berne (Amtliche Berner Chronik), montrent ainsi à plusieurs reprises des bannières et des pennons aux armes de la maison de Chalon (fig. 7). Louis est d’autant plus impliqué dans ce conflit que les Confédérés, menés par les Bernois, se sont emparés en mai 1475 des seigneuries vaudoises des Chalon, échues à son frère cadet Hugues III de Chalon-Arlay (1449-1490). Le 2 mars 1476, il trouve cependant une fin prématurée à l’âge de vingt-huit ans, lors de la bataille de Grandson (fig. 8).
Mort d’un « chevallier vaillan »
L’offensive du Téméraire contre les Confédérés avait pourtant commencé par des succès : entre janvier et février 1476, les places occupées sont reprises, Hugues Chalon récupérant provisoirement ses possessions vaudoises (elles seront concédées à Berne et à Fribourg en 1478). Mais dans la nuit du 1er au 2 mars 1476, les Suisses attaquent le château de Vaumarcus – avant-poste bourguignon situé entre Bevaix et Grandson – pour inciter Charles à quitter son camp retranché près de Grandson, où il est bien à l’abri. Contre l’avis de tous ses capitaines, le Téméraire ‒ à qui l’impatience et la sous-estimation de l’adversaire seront fatales ‒ établit au matin un nouveau camp à Concise, sur un terrain nettement moins favorable.
Ainsi, lorsque les premiers contingents de l’avant-garde confédérée apparaissent à l’orée de la forêt au-dessus du camp bourguignon, aucune des deux armées n’est prête au combat. Charles, ne parvenant pas à renverser l’adversaire avec sa cavalerie lourde, dont les charges successives se brisent sur le mur de piques du carré suisse, décide de faire reculer une partie de son infanterie, manœuvre délicate destinée à attirer les Confédérés au bas de la pente. Survenant au moment de l’arrivée inattendue du gros des contingents confédérés, ce repli tactique sème la panique dans les rangs des Bourguignons, que le duc tente vainement de ramener au combat. Faute d’un effectif de cavalerie suffisant, les Suisses renoncent à poursuivre l’armée en fuite, se contentant de réunir un prodigieux butin dans le camp ennemi abandonné.
Pour le Téméraire, la bataille, en dépit d’un lourd tribut matériel, n’a été qu’une « légère escarmouche8 » : les pertes se montent à quelques centaines d’hommes « seulement » dans chaque camp, parmi lesquels Louis de Châtel-Guyon, dont la mort héroïque est rapportée par les chroniqueurs des deux partis. Comme le résume Jean Molinet (1435-1507), chroniqueur officiel de la maison ducale de 1475 à 1504 : « Et demourèrent mors sur la place, le seigneur de Chasteau-Guyon […] et aultres vaillans chevaliers et gentils hommes qui, en ce premier faict, se portèrent honnestement et bien9. »
Du côté helvétique, la mort de ce redoutable adversaire a marqué les esprits : c’est le seul chevalier bourguignon dont le nom est cité dans les chroniques contemporaines de l’événement. Le récit le plus circonstancié est celui de Schilling, qui expose en détail le sort du « seigneur de Tschettegion, prince et commandant en Bourgogne », combattant au premier rang de la cavalerie lourde : lorsque celle-ci se précipite à bride abattue sur les bannières suisses « comme s’ils voulaient nous les arracher de force », elle y est reçue « à coups de nos longues piques dans le nez » et contrainte de « faire volte-face et prendre la fuite, non sans laisser sur la place le sus-dit seigneur de Tschettegion (fig. 9), tué par un bourgeois de Berne, Hans von der Grub, aidé de plusieurs autres10. »
Recueillie sur le champ de bataille par des gens de sa maison, la dépouille du jeune héros est transportée dans son fief de Nozeroy, avant d’être inhumée dans la chapelle des Chalon à l’abbaye de Mont-Sainte-Marie, près de Vallorbe, qui n’a malheureusement pas survécu à la Révolution française.
Un témoin du faste militaire de la cour de Bourgogne
Sans grand impact politique – l’armée du Téméraire est dispersée, mais pas anéantie –, la rencontre de Grandson est surtout restée dans l’histoire pour l’ampleur et la richesse du butin tombé aux mains des Confédérés. À partir de 1474, Charles le Téméraire, qui est considéré comme le plus puissant prince de la Chrétienté, passe en effet l’essentiel de son temps en campagne, emportant selon la coutume bourguignonne l’ensemble de ses biens lors de ses déplacements. Outre son rôle militaire, le camp assume alors une fonction ostentatoire, devenant une sorte de « grande vitrine où il va pouvoir étaler le faste et la puissance de son hôtel, de sa garde et de ses compagnies d’ordonnance11. »
En témoigne le « magnifique appareil » déployé à Grandson par le duc, qui « à ce voyage […] avoit fait tout porter avec luy, pour se monstrer en son excessive grandeur, aux estrangers », ambassadeurs ou adversaires. Les anciennes chroniques ne manquent pas de souligner les trésors récoltés par les Suisses dans le camp bourguignon déserté : « La perte de celle bataille fut inestimable, pour le respect des biens qu’il y perdit […]. Au surplus ses riches pavillons (fig. 10), son superbe parc [d’artillerie], & appareil de guerre, sa vaisselle d’or & d’argent, ses belles tapisseries, ses precieux ioyaux, & pierreries de pris inestimable, livres, vestemens, & autres opulens meubles, & ornemens, […] tout fut pillé & perdu. »
Considérés comme la propriété de l’ensemble des Confédérés, les trophées de guerre traditionnels (armes, artillerie, drapeaux) ont été soigneusement conservés jusqu’au partage officiel, tandis que le reste du butin a connu une rapide dilapidation, qu’il ait été bradé à l’insu des autorités ou vendu officiellement après avoir été rassemblé à Lucerne (fig. 11) : « Finalement, conclut l’historien bourguignon Guillaume Paradin (vers 1510 – 1590), les despouilles de son camp enrichirent les Suysses, qui lors estoyent pouvres, & peu experimentez és richesses du monde12. »
Si, comme en témoigne l’anecdote placée en exergue, cet extraordinaire butin devait durablement inscrire la bataille du 2 mars 1476 dans la mémoire collective européenne, aucun élément ne permet cependant de rattacher la bossette armoriée du MAH à la fameuse journée qui coûta la vie à son propriétaire. Bien que cette luxueuse applique ait jadis fait partie du harnachement de l’une des montures du héros de Grandson, de longue date au service de Charles le Téméraire, on ne sait rien des circonstances au cours desquelles elle s’est perdue, ni de son parcours jusqu’à son apparition sur le marché de l’art en 198413. Il n’en demeure pas moins que tout en évoquant le brillant apparat de la cour de Bourgogne et les « pompeux habillemens des chevaulx » qui y étaient en usage, cette pièce remarquable constitue un document historique de premier plan, seul souvenir matériel de la courte et glorieuse carrière de Louis de Châtel-Guyon, chevalier de la Toison d’or et frère d’armes du dernier grand duc d’Occident.
Notes
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- 3.
- 4.
- 5.
- 6.
- 7.
- 8.
- 9.
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- 11.
- 12.
- 13.