Tabo : une collection archéologique de référence

Depuis avril 2023 au Soudan, les affrontements entre deux forces armées rivales ont provoqué une crise humanitaire et une crise alimentaire sans précédents. À ce désastre humain s’ajoutent des destructions et pillages perpétrés dans des musées et institutions patrimoniales, sur des sites archéologiques et dans des collections privées. Le 12 septembre 2024, l’UNESCO a publié un appel face aux menaces de trafic illicite de biens culturels, avec le soutien de ses partenaires dont Interpol.

L’exposition Patrimoine en péril a été l’occasion de présenter un lot d’objet archéologiques provenant du site de Tabo, au Soudan, d’expliquer comment ces vestiges sont entrés dans la collection du Musée d’art et d’histoire et de souligner leur importance patrimoniale.

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Découverte et importance du site

Le site de Tabo, au nord du Soudan (fig. 1), fut fouillé entre 1965 et 1974 par une mission archéologique suisse rattachée au Centre d’études orientales de l’Université de Genève, avec le soutien financier de la fondation Henry M. Blackmer de New York. Les fouilles étaient dirigées par le professeur Charles Maystre et furent menées sur le terrain par l’archéologue Jean Jacquet lors de la première saison, puis par l’archéologue Charles Bonnet les saisons suivantes. Il s’agit des seules fouilles archéologiques qui n’ont jamais été menées en ce lieu.

Carte Soudan

Fig.1 Le site de Tabo, au nord du Soudan

Tabo était un site archéologique reconnu grâce à la présence de deux statues colossales en granit de 7 m de haut, représentant des rois d’époque méroïtique (début du iie siècle de notre ère), qui gisaient, couchées sur le dos, à côté des ruines d’un grand temple quasiment arasé (fig. 2). Devant ces ruines, Frédéric Cailliaud écrivait au début du xviiie siècle dans son récit Voyage à Méroé (chap. 23, p. 2) : « aucun indice ne fait espérer que des fouilles pussent y avoir un grand succès ». Les fouilles suisses révélèrent pourtant que l’occupation du site de Tabo couvre 2500 ans d’histoire, du second millénaire avant notre ère à l’époque chrétienne. Elles montrèrent que ce temple avait été bâti par le pharaon nubien Taharqa durant la XXVe dynastie (env. 650 avant notre ère) et qu’il recouvrait les vestiges d’un temple plus ancien du Nouvel Empire (XVIIIe dynastie, xve siècle avant notre ère). La mission découvrit également d’autres petits temples dans les alentours, ainsi que des nécropoles de diverses époques et des zones d’habitation et de production artisanale.

Statue colossale Egypte

Fig.2 Un des deux colosses sur le site de Tabo © Mission Kerma-Doukki Gel/Inès Matter-Horisberger

Le partage des fouilles

À l’issue des fouilles suisses, en 1976, les objets découverts furent partagés entre le Service des antiquités du Soudan — aujourd’hui la National Corporation for Antiquities and Museums (NCAM) — et la mission genevoise, comme le permettait la législation du pays à l’époque. Le partage des découvertes n’impliquait pas nécessairement un partage à parts égales : le Soudan effectuait une sélection d’objets, généralement parmi les plus précieux et les plus importants, et les missions archéologiques emportaient le reste. En ce qui concerne les fouilles de Tabo, le pourcentage des découvertes restées au Soudan varie considérablement selon les campagnes. Environ 80 % des objets découverts lors de la première saison de fouille furent sélectionnés par le Soudan alors que ce fut plutôt 20 % pour les dernières campagnes. Au total, environ un tiers des objets est resté au Soudan et deux tiers ont été emportés en Suisse par la mission genevoise.

L’ensemble des objets de Tabo conservés par le Soudan fut déposé au Musée national, localisé à Khartoum. Cette institution possède la plus vaste collection archéologique du pays avec des objets s’échelonnant de la Préhistoire à l’époque médiévale. Elle fut inaugurée en 1971 pour accueillir les collections issues des fouilles de sauvetage relatives à la construction du barrage d’Assouan en Égypte, comme le temple de Buhen (XVIIIe dynastie, xve siècle avant notre ère) ou les fresques de la cathédrale de Faras (viiie siècle de notre ère). En 1972, les colosses de Tabo avaient aussi été déplacés et installés devant l’entrée du musée (fig. 3 et 4).

Statue colossale Egypte

Fig.3 Colosse de Tabo devant le Musée national de Khartoum © Mission Kerma-Doukki Gel/J.-M. Yoyotte

Statue colossale Egypte

Fig. 4 Colosse de Tabo devant le Musée national de Khartoum © Mission Kerma-Doukki Gel/J.-M. Yoyotte

Menace sur le patrimoine

Le Musée national de Khartoum est désormais au cœur de la zone de conflit. Le bâtiment se situe depuis le printemps 2023 dans la zone contrôlée par les forces paramilitaires Forces de soutien rapide (RSF), à proximité de leur quartier général, ce qui rend le musée particulièrement vulnérable aux destructions accidentelles et volontaires. Plusieurs signalements de pillage ont été effectués. L’UNESCO surveille activement cette zone grâce à des images satellites et a lancé un appel à protéger ce patrimoine face à la revente illicite.

Nous ne savons pas à l’heure actuelle ce qui est arrivé aux objets de Tabo conservés à Khartoum, en particulier une belle statue en bronze d’un guerrier méroïtique du ier siècle de notre ère, recouverte de dorures (fig. 5). Seule une poignée d’objets de Tabo qui fut transférée ultérieurement au musée de Kerma, inauguré en 2008, est donc encore en sécurité pour l’instant. L’UNESCO a aussi annoncé en septembre 2024 que des mesures d’urgence avaient été mises en place dans cinq autres grands musées soudanais, dont le musée de Kerma, afin d’inventorier et de numériser ces collections en péril, puis de les sécuriser dans des abris.

Statue en bronze

Fig.5 Statue en bronze d’un guerrier découverte à Tabo © Sudan National Museum/NCAM

Tabo et Genève

Les membres de la mission archéologique de Tabo ont publié deux rapports de fouille préliminaires, une monographie sur la belle statue en bronze, ainsi que quelques études de synthèses (sur Tabo en général, sur le temple ou encore sur un groupe de tombe), mais l’ensemble des résultats des fouilles reste inédit et le matériel d’étude n’a pas été encore entièrement inventorié.

Après l’achèvement des fouilles de Tabo, la mission archéologique du Centre d’études orientales de l’Université de Genève décida de se dissoudre et de transférer ses objets et la propriété scientifique des fouilles à la nouvelle Mission archéologique de l’Université de Genève au Soudan, dirigée par Charles Bonnet, dont le but était de fouiller le site voisin de Kerma — aujourd’hui la Mission archéologique suisse-franco-soudanaise de Kerma-Doukki Gel.

Les objets de Tabo furent remis au Musée d’art et d’histoire de la Ville de Genève, d’abord les éléments les plus représentatifs entre 1983 et 1998 lorsque le musée préparait sa première salle permanente sur « Kerma et archéologie nubienne », puis l’ensemble des découvertes en 2020. Le matériel anthropologique et les archives de la mission de Tabo furent remis quant à eux à l’Université de Genève. Ils se trouvent désormais au Laboratoire d’Archéologie africaine & anthropologie (ARCAN) de la Faculté des sciences, où est rattachée l’actuelle mission archéologique. Le matériel archéozoologique de Tabo, y compris des objets en matière organique animale, est quant à lui conservé au Muséum d’histoire naturelle de la Ville de Genève où travaillait Louis Chaix, l’anthropologue de la mission. Enfin, des documents concernant Tabo sont également préservés dans les archives des égyptologues Helen Jacquet-Gordon et Jean Jaquet, conservées à l’Unité d’égyptologie et copte à la Faculté des lettres de l’Université de Genève.

Le MAH collabore désormais avec ces institutions partenaires, et avec le soutien des membres originels de la mission comme Charles Bonnet, pour proposer une étude complète du site à partir des archives et du matériel archéologique. La guerre civile au Soudan a accru la valeur patrimoniale des pièces rapportées à Genève, puisqu’elles proviennent d’un site archéologique dont le matériel a été en partie pillé voire détruit. L’inventaire du matériel, son étude et sa publication sont des priorités afin de mettre ce pan de collection à disposition de tous et par respect pour la collectivité soudanaise.

Pour en savoir davantage :

Frédéric Cailliaud, Voyage à Méroé, au fleuve Blanc : au-delà de Fâzoql dans le midi du royaume de Sennâr, à Syouah et dans cinq autres oasis, fait dans les années 1819, 1820, 1821 et 1822 : accompagné de cartes géographiques, de planches représentant les monuments de ces contrées, avec des détails relatifs à l’état moderne et à l’histoire naturelle, Paris, Imprimerie royale, 1826.

Charles Maystre, « Excavations at Tabo, Argo Island, 1965-1968. Preliminary Report », Kush 15, 1967-1968, p. 193–199.

Charles Maystre, « Les fouilles de Tabo (1965-1969) », Bulletin de la Société Française d’Égyptologie 55, 1969, p. 5–12.

Helen K. Jacquet-Gordon, Charles Bonnet et Jean Jacquet, « Pnubs and the Temple of Tabo on Argo Island », Journal of Egyptian Archaeology 55, 1969, p. 103–111.

Helen K. Jacquet-Gordon et Charles Bonnet, « Tombs of the Tanqasi Culture at Tabo », Journal of the American Research Center in Egypt 9, 1971–1972, p. 77–83.

Charles Bonnet et coll., Tabo I. Statue en bronze d’un roi méroïtique : Musée National de Khartoum, Inv. 24705, Genève, Georg, 1986.

Charles Bonnet, « Le site archéologique de Tabo : une nouvelle réflexion », dans Vincent Rondot et coll. (eds.), La Pioche et la Plume. Autour du Soudan, du Liban et de la Jordanie. Paris, PUPS, 2011, p. 283–293.

Xavier Droux, Séverine Marchi, Noémie Monbaron et Aurélie Quirion, « Les fouilles suisses à Tabo. Plongée dans la mémoire archivistique d’une mission archéologique des années 1960–1970 au Soudan », dans Affaires classées ? Les archives de l’archéologie comme source des passés africains (Afriques 16), sous presse.

Dominique Valbelle, Révision du manuscrit d’Helen Jacquet-Gordon, Blocs témoins des constructions successives sur le site de Tabo : rédaction d’un avant-propos, mise à jour de la bibliographie, identification des clichés des 463 blocs et fabrication des 62 planches photos en regard des fac-similés, sous presse.

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