Celles par qui Genève faillit perdre son indépendance…
Il y a 413 ans, «Le dimanche 12e décembre 1602, vieux stile, & le 22e au nouveau1», Charles-Emmanuel Ier, duc de Savoie (né en 1562, règne 1580-1630), tentait de s’emparer de Genève par surprise. Épisode le plus marquant de la lutte séculaire opposant la cité à sa puissante voisine, la maison de Savoie, cette entreprise, qui se joua en l’espace de quelques heures, devait rester dans les annales sous le nom de nuit de l’Escalade.
Les détails du projet et le déroulement de l’attaque, qui eut un grand retentissement dans un climat européen tendu par les querelles confessionnelles, sont bien documentés grâce à différentes sources de l’époque.
Une attaque qui fit couler beaucoup d’encre
Ces textes accordent généralement une large place à l’un des éléments-clé de cette entreprise «si bien concertée & si mal exécutée2», pour reprendre les mots de Jacob Spon, qui publia en 1680 la première Histoire de Genève: les échelles, dispositif implicite à toute tentative de prise d’une ville ou d’une place forte par escalade.
En dépit de la confiance avec laquelle les Savoyards s’engagèrent dans l’opération, soigneusement élaborée par Charles de Simiane, seigneur d’Albigny et «Lieutenant general du Duc en ses païs deça les mo[n]ts3», ce genre d’opération était rarement destiné à réussir. Ainsi peut-on lire la conclusion suivante, sous la plume de l’ingénieur militaire et tacticien Antoine de Ville, qui publia en 1629 un traité dont le chapitre dédié aux attaques par escalade est en partie inspiré par la toute récente expérience genevoise: «rarement en ce temps on prend des Villes par escalade, à cause de la difficulté qu’il y a d’exécuter ces entreprises aux Places qui sont tant soit peu fortifiées & gardées4». Si la tentative du duc de Savoie contre Genève se solda par un échec, celui-ci ne peut être imputé aux fameuses échelles; elles avaient parfaitement rempli leur mission, en permettant au corps d’élite mené par François de Brunaulieu, gouverneur de Bonne, de franchir les murailles avant que l’alarme ne soit donnée et que la résistance ne s’organise.
Des échelles particulièrement ingénieuses
«Fabriquées de grand artifice5»; «d’un artifice mémorable6»; «d’un artifice exquis7»… L’ingéniosité des trois échelles dressées par les Savoyards sur la courtine de la Corraterie devait fortement impressionner les contemporains de l’événement. «Teintes de noir pour n’estre point apperceües da[n]s l’obscurité8», elles étaient en effet « fort propres pour une entreprise secrette9». Composées de «plusieurs pieces qui s’emboitoient les unes dans les autres, pour estre plus aisement portées par des mulets, & pour estre plus facilement raccourcies ou allongées10», elles frappèrent les esprits par certaines particularités de leur construction: «Les bouts de la piece, qui devait reposer sur terre, estoyent garnis de deux gros cloux, ou de mornes de fer finissans en poincte, à fin qu’ils peussent plus aisement entrer en terre, & empescher que l’eschelle ainsi composee de plusieurs pieces ne reculast ou glissast de costé ou d’autre. Les bouts de la plus haute & derniere piece, laquelle reposoit contre la muraille, estoyent garnis chacun d’une rouëlle ou poulie de sept ou huict pouces de diametre, couverte sur le bord de drap feutré, à fin qu’en posant lesdites eschelles elles ne fissent bruit, ains coulassent aisement à mont11».
À l’issue des combats, les échelles, renversées et partiellement brisées par le coup de canon tiré depuis le bastion de l’Oie ainsi que par la fuite précipitée des soldats, furent recueillies et mises en trophée avec les autres pièces abandonnées par les assaillants, puis étendues «en memorial sous la hâle de la maison de ville12». Après une brève incursion en territoire ennemi (trois mois plus tard, les troupes genevoises s’en servaient lors d’une expédition – tout aussi infructueuse – pour surprendre le château près du pont d’Étrembières!), elles regagnèrent l’Arsenal genevois. Transférés au Musée d’art et d’histoire en 1910, ces précieux souvenirs historiques figurent parmi les plus sûrs témoins de l’assaut manqué de 1602.
Notes
1. Simon Goulart, Brief recit De ce qui avint à Genève le Dimanche matin 12e jour de décembre 1602, dans Deux relations de l’Escalade suivies d’une Lettre de Simon Goulart, publiées par Théophile Dufour, Genève 1880, p.357. Cette double datation correspond à l’écart entre le calendrier julien et le calendrier grégorien, qui ne fut adopté à Genève qu’en 1701.
2. Jacob Spon, Histoire de la Ville Et de l’Estat de Geneve. Depuis le premiers Siecles de la fondation de la Ville jusqu’à present : Tirée fidellement des Manuscrits, Lyon 1680, tome II, p.163
3. Vray discours de la miraculeuse delivrance envoyee de Dieu à la ville de Geneve, le 12. jour de Decembre, 1602, [Genève] 1603, p.6
4. Antoine de Ville, Les Fortifications du chevalier Antoine de Ville Tholosain, avec L’Ataque & la Defence des Places, Lyon 1629, édition Lyon 1640, p.240
5. Journal d’Esaïe Colladon, Genève 1883, p.44
6. [Melchior Goldast], Histoire de la supervenue inopinée des Savoyrds en la ville de Genève, en la nuict du dimanche 12. jour de décembre 1602, [Genève] 1603, édition Frédéric Gardy, Genève 1903, p.71
7. Pierre Matthieu, Histoire de France, & des choses memorables advenues aux Provinces estrangeres durant sept annees de Paix, du regne du Roy Henry IIII. Roy de France & de Navarre, Paris 1605, édition Genève 1620, tome II, livre V, 7e narration, p.446
8. Spon, op. cit., p.149
9. Vray discours, p.12
10. Spon, op. cit., p.149
11. Vray discours, p.12
12. Journal d’Esaïe Colladon, p.50