L’embellissement de Genève au XIXe siècle

Un témoignage des archives de la Villa La Grange

La Villa La Grange, léguée à la Ville de Genève en 1917, recèle de nombreux trésors : tableaux, meubles anciens, ouvrages précieux… Parmi tous ces objets se trouvent des archives appartenant à son dernier propriétaire, William Favre, ancien militaire et rentier. On y découvre des documents qui retracent l’ornementation de la grille des Bastions. Mémoire, lettres et dessins viennent ainsi raconter l’histoire des aigles et des vases qui trônent sur les piliers de l’entrée de cette célèbre promenade genevoise depuis plus de 120 ans

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Vue de la Villa La Grange

Vue de la Villa La Grange en 2023. Photo: Flora Bevilacqua

documents qui retracent l’ornementation de la grille des Bastions

William Favre, « Aigles en bronze et vases en marbre décorant l’Entrée des Bastions sur la Place Neuve », 1897 [copie]. ©MAH, n° inv. LG 0518.

Une nouvelle grille pour la promenade des Bastions

Nous sommes en 1880. Les fortifications de Genève sont détruites et, depuis quelques décennies, la Place de Neuve a complètement changé de visage. Le Musée Rath s’y dresse depuis 1826, le Conservatoire de musique depuis 1858. La porte a disparu en 1853. Le Grand Théâtre est inauguré en 1879 : il remplace le vieux théâtre, démoli en 1880, qui se trouvait au-dessous de la Promenade de la Treille.

À l’emplacement de l’ancien théâtre, le Conseil administratif de la Ville de Genève fait achever la construction de la grille de la promenade des Bastions. Il confie en 1882 les travaux à l’architecte Jean Franel, qui a déjà réalisé à Genève la construction de l’Université dans l’enceinte de la même promenade, et celle du monument Brunswick à la rue des Alpes. Dès 1880, le Conseil étudie la possibilité d’orner les huit piliers de la grille. Les premiers projets proposent la pose de huit vases, ou de quatre vases au centre et de quatre sujets allégoriques sur les côtés. Dès les premières discussions sur l’achèvement de la grille, le Conseil administratif décide que son financement sera assuré grâce au legs Brunswick. Cependant, le coût de l’ornementation, encore au stade de projet, reste à définir.

Vue du parc des Bastions en 1885

La grille des Bastions avant la pose des aigles et des vases. Auteur inconnu, avant 1885. ©Bibliothèque de Genève, n° inv. VG P 2360

La famille Favre et son attachement à Genève

Le 26 mai 1880, le colonel Edmond Favre décède de maladie à l’âge de 68 ans. Il a œuvré toute sa vie pour les intérêts de Genève, notamment en 1862 où il devint membre de l’Assemblée constituante chargée de réviser la Constitution genevoise de 1847, et auprès de la Croix-Rouge, dont il était membre depuis 1867. De son vivant, il a également dépensé une partie de sa fortune pour embellir les jardins autour de la Villa La Grange, propriété qu’il avait hérité de son père. Amateur des beaux-arts, il a fait don au Musée Rath en 1858 d’un tableau de Louis Mennet, aujourd’hui dans les collections du Musée d’art et d’histoire.

À sa mort, une partie de son héritage est donné à des œuvres de bienfaisance par sa femme, Henriette Favre, en souvenir de son mari. Elle fait notamment don de 8’000 francs à la commune des Eaux-Vives, où elle réside, pour l’amélioration du système de bouches à eau contre les incendies et la construction d’une salle de gymnastique. Elle donne aussi 2’000 francs à l’église du même quartier pour diverses œuvres de charité et 250 francs à la caisse de secours des sapeurs-pompiers.

Pour rendre hommage à la passion de son mari pour les beaux-arts, elle offre également 10’000 francs à la Ville de Genève pour acquérir un tableau de Charles Gleyre qui viendrait compléter les collections du Musée Rath. Comme aucune œuvre satisfaisante n’est trouvée dans l’immédiat, la somme est réservée pour un futur achat.

Dessins d'aigles

William Favre, Dessin d’aigle, entre 1884 et 1885. ©MAH, n° inv. LG 0511.

En 1884, William Favre, fils aîné d’Edmond et d’Henriette Favre, intervient dans les questions d’ornementation de la grille des Bastions. Cousin par alliance de Théodore Turrettini qui siège au Conseil administratif, c’est par son intermédiaire qu’il intercède dans ces projets d’embellissement.

Après une discussion avec le sculpteur Ferdinand Schlœth, qui achevait alors la création d’un aigle monumental, William Favre propose de faire poser deux aigles en bronze sur les piliers extérieurs de la grille. Les piliers du centre, au nombre de six, pourraient être ornés de vases comme prévu. Le Conseil administratif est favorable à cette idée.

Le don de 10'000 francs d’Henriette Favre n’ayant pas encore été employé, le Conseil suggère que cet argent soit utilisé pour financer l’ornementation de la grille et serve ainsi à l’embellissement de la ville. Henriette Favre accepte. Elle décède quelques mois plus tard en 1885, durant la création des premiers ornements. Ses trois enfants, William, Camille et Alice, confirment le don de leur mère et proposent même d’aider au financement de la grille si la somme excède 10’000 francs.

Dessin d'un aigle vers 1884

Jean Franel, Dessin d’aigle, entre 1884 et 1885. ©MAH, n° inv. LG 0511.

Dessin d'un vase vers 1884

Jean Franel, Dessin de vase, entre 1884 et 1885. ©MAH, n° inv. LG 0511

Auguste Caïn et les aigles

En 1885, le projet prend forme. Jean Franel, engagé par la Ville de Genève pour la construction de la grille, est chargé des travaux d’ornementation des piliers. Malheureusement foudroyé par une courte maladie le 29 décembre 1885, l’architecte n’a pas pu mener à bien son projet. Plusieurs dessins d’aigles et de vases décoratifs retrouvés dans les archives de la Villa La Grange demeurent les témoins de son implication.

William Favre s’adresse alors au sculpteur animalier Auguste Caïn. Le nom de ce dernier est déjà célèbre à Genève, puisqu’il a réalisé quelques années auparavant les lions du monument Brunswick. Mais la sculpture des aigles pose de nombreux problèmes : aucun modèle dessiné ne semble satisfaisant aux yeux de William Favre. Selon lui, les premières esquisses ressemblent trop à des coqs ; puis il juge les aigles « trop fanfarons », « trop revêches », « trop fiers » … La longue description de la création de ces bronzes dans le mémoire que William Favre a laissé dans ses archives donne une idée de ses exigences et de sa recherche de la perfection pour un projet qui tient autant à cœur à sa famille.

Auguste Caïn et William Favre parviennent enfin à esquisser un aigle qui leur convient. Les deux rapaces en bronze de Caïn sont coulés dans son atelier parisien. Les sculptures sont ensuite installées en juin 1887. Elles prennent ainsi place quelques jours avant un évènement d’importance nationale : le Tir fédéral, qui se déroule alors à Genève du 24 juillet au 4 août, et dont le cortège d’ouverture se tient sur la Place de Neuve, face aux nouvelles décorations.

Cortège vers 1887

Cortège d’ouverture du Tir Fédéral. F. de l' Harpe, 1887. ©Bibliothèque de Genève, n° inv. VG 2617/6/17

117 esquisses pour 6 vases

Après le décès de Jean Franel, William Favre reprend aussi en main la création des six vases en marbre pour les piliers centraux de la grille. En tout, il dessine 117 vases différents pour l’ornementation. Comme pour les aigles, il semble ne jamais parvenir à un résultat à la hauteur de ses exigences. Ses nombreux dessins sont conservés dans ses archives. Toutes les formes et les ornementations de vases possibles et imaginables s’y succèdent, allant des décorations les plus sobres aux parures les plus fantasques.

Le temps finit par manquer à William Favre pour parfaire ses esquisses. Il confie alors le projet à l’architecte Gabriel Diodati et au céramiste Elysée Mayor. Sous leur direction, les dessins finaux sont réalisés par le dessinateur Phillipe Sérex et la fabrication des vases en marbre est confiée aux sculpteurs Emile Dominique Fasanino et Xavier Sartorio.

Dessin d'un vase vers 1887

William Favre, Dessin de vases, entre 1887 et 1895. ©MAH, n° inv. LG 0511

Dessin de vase 1885

William Favre et Gabriel Diodati, Dessin de vases, entre 1885 et 1896. ©MAH, n° inv. LG 0511

Les vases rejoignent finalement le sommet des piliers de la grille en septembre 1896. Genève vit alors au rythme de l’Exposition nationale suisse, qui a ouvert ses portes quelques mois plus tôt. Comme pour le Tir Fédéral en 1887, des visiteurs de toute la Suisse sont alors présents pour admirer la touche finale apportée à la grille. La nouvelle décoration de l’entrée des Bastions reçoit un accueil positif de la part des Genevois, comme en témoigne la conclusion d’un article du Journal de Genève :

« On ne peut qu'être reconnaissant aux citoyens qui songent ainsi à l'embellissement de nos places. » (Journal de Genève, 21.09.1896)

Archives

LG 0511 et LG 0518, Archives de William Favre. Fonds Villa La Grange, MAH LG C-002, 1885-1913. Ville de Genève, Legs William Favre, 1918.

Ville de Genève, Archives de la Ville de Genève, Conseil administratif : procès-verbaux, n° d’inventaire 03.PV.39 à 03.PV.55, 1880-1896.

Sources

Comptes-rendus de l’administration municipale de la Ville de Genève, Genève, 1880-1897.

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