Entré dans les collections du musée à la faveur de la générosité de Jean-Paul Dunand, l’un des petits-fils du célèbre Maître de l’Art déco, ce panneau laqué figure la grand-mère du donateur. L’œuvre présente un pedigree inespéré : demeurée depuis 1925 dans la sphère privée de l’artiste, elle est ensuite passée aux mains de son fils aîné et plus proche collaborateur, Bernard Dunand (1908-1998), qui l’a précieusement conservée jusqu’à son décès. Enfin, après avoir longtemps profité du regard affectueux de sa grand-mère à laquelle il était très attaché, le donateur a souhaité, dans une démarche personnelle dont nous lui sommes infiniment reconnaissants, que ce trésor rejoigne les collections municipales de la Ville de Genève.

LE PORTRAIT DE MADAME DUNAND ENTRE AU MUSÉE !
Il est des donations rares qui viennent enrichir de manière propice les musées. Tel est le cas de notre institution, qui a eu l’immense honneur de recevoir l’automne dernier le délicat portrait de Madame Dunand, une œuvre majeure de l’artiste d’origine genevoise, Jean Dunand (1877-1942).
Dunand initiateur d’un nouveau genre artistique
Si de son vivant Jean Dunand est reconnu comme un dinandier hors pair, il est également l’un des Occidentaux les plus célèbres à maîtriser la technique millénaire de la laque. Depuis son initiation à ce savoir-faire en 1912 par le maître japonais Seizo Sougawara, l’artiste s’est emparé corps et âme de ce médium, revêtant d’abord de résine végétale ses ouvrages en métal avant d’embrasser d’autres supports : panneaux, paravents, bijoux, accessoires de mode, plats de reliure, pièces de mobilier et même textiles. Ce, dans une veine moderne et un esprit indépendant propres à cette période d’émulation artistique de l’entre-deux-guerres.
Le portrait de Madame Dunand constitue l’œuvre fondatrice d’un genre pionnier. Alors que la technique de la laque est redevable à l’Asie, l’art du portrait demeure intimement lié à la culture occidentale. En proposant à ses contemporains d’authentiques portraits laqués, Dunand est ainsi le premier à « élargir le cadre traditionnel dans lequel l’art du laqueur se complaisait depuis des siècles1 », faisant de sa longue galerie – quelque 80 œuvres exécutées entre 1925 et 1941 – un corpus inédit dans l’histoire de l’art.
Une ode au japonisme et à l’Art déco
Avec cette première tentative, l’artiste épris de techniques savantes montre qu’il porte déjà à des sommets de perfection ce nouveau champ d’expression. Sans doute le résultat est-il redevable à son charmant modèle, le plus inspirant qu’il lui soit donné de portraiturer.

Jean Dunand, Portrait de Madame Dunand, Paris, 1925. Panneau de laque de couleur, or et argent sur fond de coquille d’œuf, H. 82 x l. 57,5 cm. Don de Jean-Paul Dunand, 2024, © MAH, photo : F. Bevilacqua, inv. AA 2024-0036.
Représentée assise de trois-quarts, Marguerite Dunand (1883-1966) porte un élégant châle cachemire d’un rouge sang-de-bœuf rehaussé de motifs chamarrés. Sa tenue est complétée par une écharpe ceinte autour du cou dont les longs pans retombent de part et d’autre de son buste. Constellée d’ornements géométriques argentés et dorés, cette étole d’un noir profond n’est pas sans évoquer les katagami (pochoirs) japonais. Dunand joue avec élégance sur les contrastes formels et la palette de teintes qui distinguent ces deux pièces textiles. Il semble en apprécier particulièrement la juxtaposition et la composition complexe, comme en témoigne le portrait de Madame Bourdillon (1926) qui pose, à l’exception de motifs distinctifs, parée des mêmes atours.

Châle cachemire, Inde, vers 1870. Espoliné, sergé 2 lie 2, réversible. Chaîne et trames en cachemire, franges arlequinées, H. 296 x l. 143 cm. Achat, 1988, © MAH, photo : Maurice Aeschimann, inv. AD 6613.
S’il insuffle à ces étoffes la féérie de l’Inde moghole et de l’Extrême-Orient, Dunand exprime cet exotisme de manière subtilement moderne : les fleurs et palmettes chatoyantes sont ainsi traitées à partir de cercles, triangles, rectangles et motifs en dents de scie – autant d’éléments stylistiques issus du lexique ornemental Art déco, auxquels font écho les alignements de carrés scintillants égayant l’écharpe.

De même, le peigne laqué or et argent qui ramène en chignon les cheveux de Madame Dunand – sans doute l’un des premiers accessoires de mode réalisés par l’artiste – est lui aussi orné de motifs de chevrons, inspirés du cubisme ornemental ou de l’art tribal africain. Le créateur traite ainsi avec le même souci de modernité et de raffinement précieux chaque détail composant la toilette de son épouse, et recourt pour ce faire à une technique ancestrale des plus exigeantes.
Un nombre pléthorique d’opérations préside, de fait, à ce beau laque. À commencer par une étude préparatoire, réalisée à la colle de poisson rehaussée de couleurs, que le créateur présente en décembre 1924 à la galerie Georges Petit. Épicentre du style Art déco, cette galerie parisienne de la rue de Sèze accueille depuis 1921 les expositions annuelles du groupe Dunand-Goulden-Jouve-Schmied, dont Jean Dunand est l’instigateur. Devant l’enthousiasme général remporté par cette première esquisse de portrait, ce dernier ne tarde pas à en proposer, l’année suivante, une version aboutie en laque.
Le panneau définitif, qui s’élève désormais aux rangs des chefs-d’œuvre du MAH, présente un fond composé d’une mosaïque de coquilles d’œuf posées aléatoirement dans la laque fraîche à l’aide d’une pince. Les laques de couleur, appliquées quant à elles au pinceau avant d’être poncées et polies, sont obtenues à partir de pigments végétaux réduits en poudre et mélangés à la résine extraite, par incision, des troncs d’arbres à laque. Enfin, si elle apparaît quelque peu oxydée aujourd’hui, la laque argent entrant dans la composition du visage de Madame Dunand apporte une touche luxueuse et une distinction toute particulière à l’attachant modèle. Ce parti expérimental pour le rendu de la chair ne sera toutefois pas retenu par l’artiste. Il préférera par la suite le traiter à partir de menues fractions de coquilles d’œuf comme en témoigne, parmi d’autres portraits, celui de sa fille Alix (1927) au visage aussi cristallin qu’une porcelaine fine.

Cet amoureux des belles matières, qui ne cache pas sa fascination pour les arts et les techniques asiatiques, a conçu ce portrait dans une disposition d’esprit résolument tournée vers le pays du Soleil-Levant. En atteste le cadre en laque brune nuagée qui parachève la beauté de l’œuvre. Pareillement, le cartouche carré dans lequel s’inscrit en lettres capitales rouges la signature de l’artiste, Jean Dunand laqueur, et qui renvoie bien sûr aux différents cachets émaillant les estampes japonaises. À noter qu’au sein de la galerie de portraits – largement mondains – réalisés par Dunand, seule cette œuvre porte une telle signature-sceau, précisant par ailleurs le statut de laqueur de l’artiste.
Ainsi que l’exprime à juste titre son fils Bernard, « Jean Dunand était de son temps – moderne –, assurant à merveille dans ses œuvres la synthèse de la sobriété des formes et de la somptuosité des matières naturelles2 ». À la faveur de ce nouveau champ d’expression, oscillant entre peinture et artisanat de prestige, l’artiste démontre une fois encore toute sa connaissance des procédés anciens et sa maîtrise du métier, non moins que son esprit d’avant-garde.

Salle de la ferronnerie, 2024 © MAH, photo : F. Bevilacqua.
Le Musée d’art et d’histoire se félicite de cette donation inespérée qui vient combler une lacune importante au sein de son riche corpus de pièces signées Jean Dunand. Grâce à cette nouvelle typologie d’œuvre, sa collection embrasse la quasi-totalité des techniques abordées par l’artiste au cours de sa carrière. Cet enrichissement exceptionnel émanant de la générosité d’un descendant direct, est d’autant plus significatif qu’il s’inscrit dans la continuité de donation et legs familiaux déjà adressés à l’heureuse institution genevoise3.
Présenté de façon très occasionnelle au public4, le portrait de Madame Dunand, véritable « étalon-or » du style Art déco, s’offre désormais à la vue de tous. Il trône en bonne place dans la salle de la ferronnerie, entouré de remarquables vases réalisés par l’artiste et d’un ensemble d’outils de dinanderie ayant servi à leur confection. Nul doute que le modèle au tendre regard apprécie les merveilles qui l’entoure, fruits des inlassables et patientes recherches menées par son talentueux mari.

Jean Dunand, Autoportrait, Paris, 1932. Mosaïque de verre de couleur et or, H. 95 x l. 65 cm. Don de Suzanne Dunand, 2014, © MAH, photo : B. Jacot-Descombes, inv. AA 2014-0034.
Selon le vœu du donateur, l’extraordinaire portrait de sa grand-mère vient rejoindre, dans les collections du musée, le non moins fameux Autoportrait exécuté par l’artiste en mosaïque de verre. Réunis dans ce bel écrin, les époux Dunand regagnent ainsi, par le hasard du destin, les rives du lac Léman, lieux de leur enfance respective5.
Notes
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5.
Marguerite Dunand, née Moutardier, est native d’Évian, tandis que Jean Dunand est né à Lancy et s’est formé à l’École des arts industriels de Genève.