Le vide occupe une place centrale dans nos vies. Constitués d’atomes – eux-mêmes composés à 99,9% de vide –, nous ne sommes au fond que de la matière remplie de vide. Un paradoxe nous traverse de la pointe des pieds jusqu’au sommet du crâne, comme une tension qui nous fait tenir debout.
Il y a plusieurs manières d’appréhender le vide. Il représente les deux faces d’une même pièce ou plutôt les deux versants d’une même montagne. Nous marchons en funambule sur une crête, notre balancier oscillant de gauche à droite pour garder l’équilibre. D’un côté, le néant, la mort et ses abysses sans fond; de l’autre, les aurores nouvelles. Nous avançons sur ce câble tendu avec, pour compagnon de route, le risque perpétuel de la chute. Cette peur du vide est une constante chez l’être humain, elle nous ramène à notre nature profonde et vulnérable. À la fois moteur et frein, le vide éveille en nous des sentiments contradictoires entre attraction et répulsion, désir et crainte. C’est dans cet espace que notre sujet prend racine.
« Qu’y a-t-il au fond du désir de se jeter à l’eau ? Qu’y a-t-il au fond du désir de s’immerger dans la chose qui hante ? De sauter le pas ? De se lancer toutes affaires cessantes à la poursuite déterminée de ce qu’on ignore ? De franchir le Rubicon ? De rompre les amarres ? De s’affranchir de toutes précautions ? De se jeter dans la gueule du loup ? De jouer à fonds perdu ? Étranges expressions qu’une même ancienneté rassemble. Toutes ces métaphores de chasse, de danse, de marine, de jeu, de guerre sont moins des propositions de la langue naturelle que des figurations de rêves. Elles disent toutes l’imprudence. Elles disent toutes : “Il n’a pas cherché à échapper au danger qui s’offrait. Il est sorti de sa cache. Il a démissionné de son poste. Il a quitté son rang. Il a escaladé les murs de la prison. Il a rejoint la spontanéité souveraine de la nature.” C’est la rétention du souffle avant la détente musculaire du saut. La brusque rencontre de ce qui apparaît dans l’éclair, au cours de l’orage, entre nuit complète, lumière aveuglante, coups de tonnerre et roulement, tous désynchronisés, peut en procurer une image extraordinairement concentrée et brève.1»
Dans la mythologie grecque, Boutès, fils de Téléon et de Zeuxippe, prit part à l’expédition navale des Argonautes pour s’emparer de la Toison d’or. La légende parle d’une île mystérieuse, dont le chant des créatures ailées attira les marins lesquels périssaient au moment d’en atteindre les rives. On racontait que les navigateurs qui passaient le long de ces côtes se bouchaient les oreilles avec de la cire pour ne pas être déroutés et mourir. Même Orphée le musicien ne voulut rien entendre de ce chant continu. Ulysse le premier souhaita l’entendre, mais il prit la précaution de se faire attacher les pieds et les mains au mât de son navire pour ne pas succomber au chant des sirènes. Seul Boutès, envoûté, sauta par-dessus bord.