La Mère Royaume et autres héroïnes urbaines

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La SAMAH a récemment offert au Musée d’art et d’histoire (MAH) une toile d’Erich Hermès représentant la Mère Royaume (fig. 1), célèbre héroïne de l’Escalade, la tentative manquée du duc Charles-Emmanuel Ier de Savoie de s’emparer de Genève par surprise dans la nuit du 11 au 12 décembre 1602. Resté propriété de la famille de l’artiste depuis sa création en 1920, le tableau a longtemps orné la vitrine d’un confiseur de la place à l’approche de la commémoration annuelle de l’événement, parmi les traditionnelles marmites en chocolat. Cette nouvelle effigie de l’une des personnalités les plus populaires de l’histoire genevoise est l’occasion de mettre en parallèle la destinée de la Genevoise avec celle d’autres femmes qui s’illustrèrent dans la défense de leur cité à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne.

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La Mère Royaume

Fig. 1. Erich Hermès (Ludwigshafen am Rhein, Allemagne, 1881 – Genève, 1971), La Mère Royaume, Genève, 1920. Huile sur toile, 90,5 x 65,5 cm. © MAH Genève, photo : F. Bevilacqua, inv. BA 2023-9.

Selon un procédé métonymique qui se met en place dans le dernier tiers du XIXe siècle, c’est le contenu de la marmite plutôt que le récipient lui-même qui est déversé sur l’assaillant.

Catherine Royaume, figure emblématique de l’Escalade

Née à Lyon vers 1542, Catherine Cheynel épouse en 1564 le potier d’étain Pierre Royaume. Fuyant les persécutions contre les huguenots, le couple s’établit définitivement à Genève en 1572. Seize ans plus tard, Pierre Royaume obtient la charge de graveur de la monnaie de la République et la famille s’installe dans un logement de fonction au-dessus de l’ancienne Porte de la Monnaie. C’est en assommant un Savoyard à l’aide d’une marmite jetée de sa fenêtre lors de cette mémorable nuit de décembre 1602 que la Mère Royaume, alors âgée d’une soixantaine d’année, entre dans l’histoire. Si le Cè qu’è laino, chanson en patois écrite quelques jours après l’événement, rapporte aussitôt le fait – sans toutefois en nommer l’auteure1 –, l’anonymat est formellement levé une soixantaine d’années plus tard, grâce à la première représentation de l’épisode : la scène y est située à l’aplomb de la « porte de la monnoye », dans le logement que les descendants de l’héroïne occuperont jusqu’au début du XVIIIe siècle (fig. 2).

Représentation de l'Escalade

Fig. 2. Attribué à François Diodati (1647-1690), gravure dite de la Vraye représentation de l’Escalade, vers 1667, détail. Eau-forte et burin, 233 x 397 mm au trait © Bibliothèque de Genève, inv. 46P 1602 20 w.

Fig. 3. Attribué à Fred Boissonnas (1858-1946), Fêtes du Centenaire de l’entrée de Genève dans la Confédération : groupe de l’Escalade, 1914. Diapositive noir/blanc au gélatino-bromure, montée sur verre, 90 x 90 mm © Bibliothèque de Genève, inv. ijd e 1914 f d09x09 25.

Le personnage gagne progressivement en popularité au cours du dernier tiers du XIXe siècle, notamment par le biais d’une production iconographique exponentielle2, mais aussi comme figure récurrente du cortège historique commémorant la victoire genevoise (fig. 3), dont la première édition remonte à 18673. Au moment où se mettent en place, dans le contexte de la construction des identités nationales européennes, de nouvelles traditions patriotiques, les Genevois font de l’Escalade – qui faillit coûter sa souveraineté à la « Rome protestante » – le mythe fondateur de leur indépendance, tandis que la Mère Royaume se voit érigée en héroïne nationale (fig. 4). Cette notoriété grandissante s’explique aussi par l’aspect plaisant de l’épisode, qui permet de transposer sur un mode comique la violence de la bataille4, tout en ménageant les susceptibilités politiques et confessionnelles. La femme à la marmite de la porte de la Monnaie va ainsi être amenée à jouer un rôle de premier plan dans la mémoire collective de cette fameuse nuit de 1602, jusqu’à en devenir le symbole même.

La Mère Royaume

Fig. 4. Noël Fontanet (1898-1982), La Mère Royaume, 1934. Carte postale (détail), typographie noir/blanc sur papier fort, 145 x 110 mm © Bibliothèque de Genève, inv. jds 18 169.

Des femmes « qui tantost valent gens de guerre5»

Sans véritable impact sur l’issue des combats, le geste de la Mère Royaume, pour anecdotique qu’il puisse paraître, n’en constitue pas moins une image forte, celle de la lutte de l’ensemble d’une communauté pour la préservation de sa liberté politique et confessionnelle. Cet acte symbolique s’inscrit dans la continuité du rôle actif joué depuis toujours par les femmes lors d’épisodes de siège. Car si en Occident, dans une société fondée sur la distinction des rôles masculin et féminin, les femmes sont en principe exclues de l’exercice de la guerre, l’état de siège – auquel se rattache l’attaque par surprise, comme à Genève – est l’un des rares cas de force majeure où elles peuvent, à titre exceptionnel, assumer une fonction qui les place à égalité avec les hommes dans la défense de la cité. Mettant en péril leur espace domestique, leur famille et leur intégrité physique, le siège permet aux femmes d’outrepasser temporairement les normes de genre au nom de l’intérêt collectif.

La relation du siège de Montauban faite par Hector Joly, ancien ministre du culte et témoin oculaire de l’événement, permet de prendre la mesure de l’étendue du périmètre d’action des femmes lors de ce type d’épisodes guerriers. D’août à novembre 1621, Louis XIII tente vainement de s’emparer de ce bastion du calvinisme, parfois appelé « la petite Genève ». L’auteur souligne la résistance acharnée de la population montalbanaise, et plus encore, celle des femmes : « Que ne feront elles pas, quand parmi l’apprehension naturelle de la perte de leurs biens, de leur honneur, de leurs maris & enfans, se mesle l’interest de la Religion ? en telles occasions il les faut conter pour autant de soldats, & des plus hardis6. »

Sous sa plume, on voit les femmes contribuer aux pénibles travaux de consolidation et de réparation des fortifications, s’accoutumant « à la gresle des mosquetades, qui y tomboit bien dru7 », mais également aller à la rencontre de l’ennemi, lui jetant des pierres8ou faisant usage des armes qui leur tombent sous la main9, et n’hésitant pas à s’aventurer hors de l’enceinte protectrice des remparts pour descendre dans les tranchées adverses incendier les gabions et saboter les canons : « Le Regiment de Navarre va faire la retraicte au moulin de l’Abbadie de peur de la rencontre de ces lutins qui vont ainsi de nuict troublans le repos des soldats fatigués, & nous laisse tellement maistres de ces tranchees & gabionnades que les femmes eurent loisir d’y venir mettre le feu, & une d’entre elles monter sur l’un des canons & l’encloüer10. »

Ilustration du siège de Péronne

Fig. 5. Épisode du siège de Péronne. Illustration tirée de l’article « Une héroïne française. La statue de Marie Fouré », Le Petit Parisien, Supplément littéraire illustré, no 443, 1er août 1897, p. 248.

En 1897, la ville picarde de Péronne élève une statue en hommage à Marie Fouré, dont la tradition rapporte qu’elle s’empara d’un étendard ennemi lors du siège de la ville en 1536 par les troupes impériales du comte de Nassau.

Mais si chroniqueurs et historiens sont nombreux à témoigner de la bravoure du sexe dit faible – par exemple lors du siège de Péronne (1536), où « les femmes mesmes faisoyent de leur plein gré la charge & le devoir des soldats11 » (fig. 5) –, les protagonistes féminines ne sont que rarement individualisées. Certaines de ces nouvelles amazones – pour utiliser un cliché littéraire du temps – ont cependant échappé à l’anonymat. Au nombre de ces exceptions figurent naturellement des femmes de haute lignée, que leur condition autorise à prendre les armes à défaut d’homme12, mais aussi des figures populaires, à l’image de la Mère Royaume.

En dépit d’envergures et de contextes très éloignés, les épisodes ayant pour héroïne les trois personnalités mises en lumière ici présentent de nombreuses analogies avec l’entreprise du duc de Savoie sur Genève et sa postérité jusqu’à aujourd’hui. Ils permettent de dégager une certaine communauté de destin entre ces femmes appelées à devenir l’incarnation du sentiment patriotique et identitaire de leur cité.

Guebwiller, 1445 : Brigitte Schick, « une vaillante femme à qui le sort de la cité tenait à cœur »

De la première de ces héroïnes, on ne sait que peu de choses, si ce n’est que son intervention a permis de sauver la petite ville alsacienne de Guebwiller d’une tentative d’échelage nocturne dont le scénario n’est pas sans évoquer l’Escalade genevoise. Dans la nuit du 13 au 14 février 1445, veille de la Saint-Valentin, une bande de soldats désœuvrés appartenant à l’armée de mercenaires appelés Armagnacs ou Écorcheurs, qui ravage l’Alsace où elle a pris ses quartiers d’hiver, tente de franchir les murailles de la bourgade. À cette fin, elle s’est munie d’échelles démontables similaires à celles qui seront utilisées à Genève cent cinquante ans plus tard, et qui, comme ces dernières, ont été en partie conservées – circonstance exceptionnelle pour ces fragiles engins d’assaut.

Pancarte de rue Brigitte Schick

Fig. 6a-b. Comme à Genève, où la Mère Royaume est honorée par une rue du quartier des Pâquis, le cadastre guebwillerois perpétue le souvenir de l’héroïne de l’assaut nocturne de 1445. Dans la rue qui porte son nom, la maison natale de Brigitte Schick, rénovée en 1994, a reçu une peinture murale d’Alfred Mattauch (1925-2009). © MAH, photos : C. Borel.

Par cette nuit d’hiver où la surveillance s’est relâchée en raison du froid, les assaillants en grimpant font tomber des pierres, dont la chute réveille les gardes qui se sont mis au chaud dans les étuves. À leurs cris, les habitants s’éveillent et accourent. Selon la chronique13, Bridt (Brigitte) Schick, « une vaillante femme à qui le sort de la cité tenait à cœur », s’empare de bottes de paille qu’elle enflamme et jette par-dessus le mur dans le fossé « avec force hurlements », provoquant l’effroi des ennemis qui s’enfuient précipitamment (fig. 6a-b), « non sans une intervention spéciale de Dieu » : les fuyards voient en effet « la glorieuse mère de Dieu et le saint évêque et martyr Valentin, nimbés d’une clarté éclatante, aller et venir sur la muraille pour bien montrer qu’ils avaient pris la ville et ses habitants sous leur protection », leur inspirant « une terreur prodigieuse, aussi forte que celle qu’aurait pu leur causer une armée en ordre de bataille ».

Le lendemain, les échelles que les soldats ont abandonné dans leur fuite sont « suspendues dans l’église paroissiale, en éternel souvenir14 », tandis que les autorités de la ville prennent l’engagement solennel « de célébrer et d’honorer éternellement le jour de la Saint-Valentin », pratique qui a survécu jusqu’à nos jours à travers la traditionnelle messe d’action de grâce de la Saint-Valentin, où la mémoire de l’héroïne est toujours évoquée.

Beauvais, 1472 : « nostre chiere et bien-amée Jeanne Laisné »

Si la renommée de la vaillante Alsacienne ne paraît pas avoir dépassé le cadre de sa région, la figure emblématique de la ville de Beauvais, Jeanne Laisné, passée à la postérité sous le nom de Jeanne Hachette15, était quant à elle appelée à devenir l’une des plus fameuses héroïnes du XVe siècle, jouissant d’un prestige presque égal à celui de Jeanne d’Arc.

Le 27 juin 1472, Charles le Téméraire, qui a envahi le Nord du Royaume de France, met le siège devant Beauvais. C’est sans doute à l’occasion de cet épisode des hostilités opposant le duc de Bourgogne à Louis XI que l’on trouve la reconnaissance officielle la plus éclatante du rôle joué par les femmes en temps de siège. À la suite de l’échec des Bourguignons, le roi édicte deux ordonnances qui témoignent de sa gratitude envers la résistance exemplaire des « Femmes et Filles de la ville de Beauvais », auxquelles il accorde d’importants privilèges16. Celles-ci s’étant rendues « aux crenaulx et à la deffense de la muraille de ladicte ville, et illec en très grant audace, constance et vertu de force, largement, oultre existimacion du sexe feminin, mirent la main à la besoingne », permettant de « rebouter » les assaillants, Louis leur accorde le droit de marcher devant les hommes lors de la procession annuelle qu’il institue en l’honneur de sainte Agadrème, dont l’intercession a protégé la ville. En les autorisant à se « parer, vestir et aourner de tels vestemens, atours, paremens, joyaulx et aornemens que bon leur semblera », il les dote également de privilèges somptuaires d’ordinaire réservés aux nobles.

Illustration du Siège de Beauvais et du défilé historique

Fig. 7. Auguste Belin (1821-1890), Jeanne Hachette au siège de Beauvais. Illustration tirée de l’Histoire de France publiée par Louis-Pierre Anquetil, Paris 1851, p. 224.

Une vision romantique de l’accueil réservé aux écheleurs bourguignons par l’héroïne de Beauvais.

Fig. 8. Défilé du cortège historique de Jeanne Hachette à Beauvais, 25 juin 1922. Agence de presse Meurisse, photographie, négatif sur verre, 13 x 18 cm. © Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographies, Meurisse, 98580.

Mais le roi récompense plus spécialement le haut fait de sa « chiere et bien-amée Jeanne Laisné, fille de Mathieu Laisné, demeurant en nostre ville de Beauvais », « pour la consideration de la bonne et vertueuse resistance » faite « à l’encontre des Bourguignons, nos rebelles et desobeissans subgects ». Dûment informé que la jeune fille « gagna et retira devers elle ung estendart ou banniere desdicts Bourguignons » (fig. 7), le roi, qui a déjà « traicté, conclud et accordé » son mariage avec un certain Colin Pilon (vraisemblablement en payant sa dot), exempte « de grace especiale » le couple d’impôt leur vie durant ainsi que de l’obligation « de guet et de garde-portes, quelque part qu’ils facent leur demourance en nostre dict royaume ». Si l’étendue des privilèges concédés à Jeanne Laisné peut surprendre, il ne faut pas oublier qu’en s’emparant du drapeau qu’un assaillant s’apprête à planter sur le rempart, la jeune Beauvaisienne empêche la prise de possession symbolique de la ville – une action d’éclat d’ailleurs souvent rapportée à des personnages féminins (voir fig. 5 et note 24). Son intervention est d’autant plus méritoire que selon le « Discours véritable » d’un témoin de l’événement, elle l’accomplit « sans autre baston ou ayde17», c’est-à-dire seule et sans arme, la hachette qu’on lui attribue étant du ressort de la légende18.

Comme à Genève, la figure de l’héroïne de Beauvais a vu sa popularité s’accroître au fil du temps, inspirant de nombreux artistes. Son souvenir est au cœur des festivités commémorant, chaque dernier week-end de juin, la délivrance de la ville. Sous le nom de Fêtes Jeanne Hachette, celles-ci trouvent leur forme actuelle dans la première moitié du XXe siècle. À la procession religieuse, qui retrouve sa place en 1920, vient s’ajouter l’année suivante un grand défilé en costumes historiques (fig. 8). Comptant aujourd’hui près de mille figurants et une cinquantaine de chevaux, ce dernier est d’une ampleur comparable au cortège de l’Escalade genevois.

Castellane, 1586 : « une brave Judith »

La troisième protagoniste connaît son heure de gloire lors d’un épisode de la huitième guerre de Religion présentant de nombreux points de convergence avec l’Escalade genevoise, bien qu’ici les rôles soient inversés : c’est un corps d’armée huguenot, placé sous la conduite de François de Bonne, seigneur de Lesdiguières, et de son cousin Nicolas du Mas, baron d’Allemagne-en-Provence, qui tente de surprendre la petite ville catholique de Castellane le 30 janvier 1586.

Illustration du siège de Castellane

Fig. 9. Gustave Doré (1832-1883), Le Siège de Castellane-la-Vaillante, 1857. Illustration tirée de l’article d’H[enri] de Jonquières-Antonelle, « Les gloires nationales. Le siège de Castellane-la-Vaillante, en 1586 », Journal pour tous, no 103, 21 mars 1857, pp. 815-816.

Fig. 10. Castellane, 437e fête du Pétardier, 29 janvier 2023 : la « brave Judith » jetant son cuvier de poix brûlante. © Verdon-info.

Ainsi qu’à Genève, l’événement a été mis en chanson peu après les faits. Si le texte original en provençal est perdu, la traduction française19, connue sous le titre de Chanson du pétard, est toujours entonnée par les habitants de la ville lors de la commémoration annuelle de l’événement. Le premier couplet montre que les Castellanais interprètent eux aussi leur victoire comme une manifestation de la protection divine – contre la « race Calvine » en l’occurrence : « En l’an mil cinq cent / Huitante-six de grâce / Mille cinq cents brigands / Par une folle audace / Sont venus d’un plein sort / Tous, d’un commun accord / Castellane surprendre / Mais Dieu qui du péché / Connaît les plus cachés / L’a bien voulu défendre ». Seize ans avant la mésaventure du pétardier Picot, resté dans l’histoire genevoise pour avoir tenté en vain d’ouvrir la porte Neuve avec son engin explosif, il est aussi fait usage du pétard contre l’une des portes de Castellane, la porte de l’Annonciade, réputée plus faible. Mais celle-ci ayant été murée et doublée d’un remblai, les efforts des artificiers demeurent tout aussi inutiles20.

L’insuccès de l’attaque est toutefois en grande partie redevable aux femmes de la cité, qui, « déguisées la plupart sous des habits militaires, se montrèrent avec ardeur, et affrontèrent le péril de la guerre, […] jetant des pierres, et tout ce qui leur tombait sous la main21 ». L’une d’elles, connue sous le nom de Judith Andrau, est passée à la postérité pour avoir étendu raide mort le capitaine des pétardiers en jetant par-dessus la porte un cuvier à lessive empli de poix brûlante (fig. 9) : « Une brave Judith / S’armant de son courage / Par sa valeur défit / L’ennemi plein de rage / La Mothe est écrasé / Sous la poix embrasée / D’une lourde machine / Alors levant la voix / Ils disent à la fois / Le ciel nous extermine22 ». Échaudés – au propre comme au figuré – par cette résistance imprévue, Lesdiguières et le baron d’Allemagne, blessé d’une balle dans le dos alors qu’il s’approchait pour voir l’effet des pétards, lèvent le camp le lendemain.

À Castellane également, la mémoire de l’héroïne du siège de 1586 s’est conservée intacte, les habitants célébrant chaque année depuis lors celle à qui ils doivent leur victoire à l’occasion de la Fête du Pétardier. Depuis un peu plus de deux décennies, une reconstitution historique en costumes d’époque (fig. 10) est venue étoffer les traditionnelles messe d’action de grâce et procession à travers la cité.

La marmitte de l'Escalade

Fig. 11. La « vraie fausse » marmite de la Mère Royaume, présentée à l’ancien Arsenal parmi les trophées de l’Escalade autour des années 1870 pour symboliser le geste de l’héroïne genevoise. Suisse, XVIIe siècle (?). Fonte de fer, haut. 17,2 x diam. 16 cm, 2,745 kg. © MAH, photo : F. Bevilacqua, inv. 1000.


Du battoir à linge à la marmite…

Quelles conclusions tirer de ces quelques témoignages d’héroïsme féminin lors d’épisodes de siège ?

Chez les commentateurs contemporains et leurs successeurs, ces hauts faits suscitent, on l’a vu, un sentiment d’étonnement mêlé d’une réelle admiration. Mais celle-ci se teinte souvent en filigrane d’une connotation narquoise à l’égard des victimes de ces actions d’éclat d’un type particulier. Ainsi à Beauvais la fière armée du Téméraire ne peut-elle être que mortifiée d’une défaite en partie imputable aux femmes, comme l’explicite l’ordonnance royale de juin 1473, qui souligne que grâce à leur aide, « lesdicts Bourguignons finalement furent reboutez et se despartirent tous honteusement de au-devant de ladicte ville23 ». L’inversion des rôles, ou renversement parodique, étant un puissant ressort de dérision, celui qui est vaincu par les femmes est toujours susceptible de raillerie. Par surcroît, le détournement d’objets domestiques – marmite (fig. 11), cuvier à lessive ou encore battoir à linge24 –, mués en armes redoutables sous l’effet de la détermination de leurs utilisatrices, inflige au soldat de métier une mort doublement déshonorante : si ces anecdotes ont été jugées dignes d’être rapportées – à l’instar de Genève, où le geste de la Mère Royaume intègre d’emblée le récit de l’événement , n’est-ce pas qu’elles participent de la dérision de l’ennemi vaincu, d’autant plus moqué qu’il a inspiré une crainte légitime ?

Quoi qu’il en soit, ces quelques exemples de bravoure féminine permettent d’inscrire la Mère Royaume dans la longue chaîne des femmes qui depuis toujours s’engagent pour la défense de leur ville et de leur liberté. Car comme conclut le pasteur Joly, témoin du siège de Montauban : « Quand elles se coiffent de resolution, ou qu’un zele de Religion les anime, aucune entreprinse ne leur semble ny trop haute, ny trop hazardeuse ; elles scavent mesprifer la mort & tout, aussi constamment que les hommes, & quelquefois au delà25. »

Notes

  • 1.

    « On Savoiard, uprai de la Mounia / Y fu tüa d’on grand coup de marmita / Qu’onna fenna li accouilla dessu / I tomba mort, frai & rai étendu » (Un Savoyard près de la Porte de la Monnaie / Fut tué lui d’un grand coup de marmite / Qu’une femme balança et planta sur sa tête / Il tomba mort, tout froid et raide étendu). Cé qu’è laino, strophe 2. Voir Joël Aguet, « Cé qu’è laino ». Une chanson genevoise rendue à ses origines, Genève 2020, pp. 118-119.

  • 2.

    Voir Corinne Walker, Dominique Zumkeller, La Mère Royaume. Figure d’une héroïne, XVIIe – XXIe siècle, Genève 2002.

  • 3.

    Après une première édition en 1793-1794 lors du rétablissement de la fête de l’Escalade. Sur l’historique des cortèges de l’Escalade, voir Richard Gaudet-Blavignac, « Escalade, cortèges, proclamation et Compagnie de 1602 », Genava, L, 2002, pp. 219-244. Réunissant plus de huit cents figurants costumés à pied et à cheval, la manifestation, organisée chaque deuxième dimanche de décembre, compte actuellement parmi les plus importantes reconstitutions historiques d’Europe.

  • 4.

    Toujours friands de détails pittoresques, différents guides touristiques font allusion à la marmite dite de la Mère Royaume, alors exposée à l’ancien Arsenal parmi les trophées de l’Escalade : « an iron saucepan with which an old woman knocked down a soldier on that eventful night » (une marmite en fer avec laquelle une vieille femme abattit un soldat lors de cette nuit mouvementée). B. Prior, Geneva its Lake and the Surrounding Country […], Genève, 1868, p. 36.

  • 5.

    [Hector Joly], Histoire particulière des plus mémorables choses qui se sont passées au Siège de Montauban ; & de l’acheminement d’iceluy. Dressé en forme de Journal, Leyde 1622, p. 61.

  • 6.

    Ibid., p. 54.

  • 7.

    Ibid., p. 5.

  • 8.

    « Je vis là pour la premiere fois de ma vie, des femmes dans le combat jettans des pierres contre nous avescques beaucoup plus de force et d’animosité que je n’eusse pensé […] ». [Auduin] de Chantérac (éd.), Journal de ma vie. Mémoires du maréchal de Bassompierre, tome 2, Paris 1873, p. 322.

  • 9.

    « Nos femmes neantmoins viennent sur ce tragique theatre, l’une deffend la barricade à coups de pique, l’autre jette des grenades & dit que ce sont presens d’amour qu’elle envoye à l’ennemi. » [Hector Joly], op. cit., p. 93.

  • 10.

    Ibid., pp. 176-177.

  • 11.

    Bernard de Girard, Histoire générale des roys de France […], éd. Paris 1615, tome second, livre XXXII, p. 1451.

  • 12.

    Pour s’en tenir à un seul exemple, Agrippa d’Aubigné rapporte que lors du siège de son château de Bannegon par le gouverneur du Bourbonnais en 1569, la veuve de Jean des Barres, Marie de Barbançon, montrant l’exemple du courage à ses soldats, « prit sa place sur la brèche la plus dangereuse, une demi-pique en la main ». Alphonse de Ruble (éd.), Histoire universelle par Agrippa d’Aubigné, tome 3, Paris 1889, livre 5, chap. XX, p. 151.

  • 13.

    Xavier Mossmann, Chronique des Dominicains de Guebwiller […], Guebwiller 1844, pp.423-424, pièce justificative XIV.

  • 14.

    Philippe Legin (dir.), Frère Séraphin Dietler · Chronique des Dominicains de Guebwiller 1124-1723, Guebwiller 1994, pp. 129-130.

  • 15.

    Le nom de Hachette donné à « ceste Dame Capitainesse de ces genereuses Amazones de Beauvais » paraît utilisé pour la première fois dans l’Histoire de Navarre d’André Favyn, Paris 1612, livre X, p. 547.

  • 16.

    [Emmanuel] de Pastoret, Ordonnances des rois de France de la troisième race […], vol. 17, Paris 1820, pp. 581-584.

  • 17.

    L. Cimber, Archives curieuses de l’histoire de France, depuis Louis XI jusqu’à Louis XVIII […], série 1, tome 1, Paris 1834, p. 118.

  • 18.

    La tradition de la hachette n’est pas antérieure à la seconde moitié du XVIIIe siècle. Pierre-César Renet, Beauvais et le Beauvaisis dans les temps modernes. Époque de Louis XI et de Charles le Téméraire (1461- 1483). Siège de Beauvais. ꟷ Jeanne-Hachette, Beauvais 1898, pp. 591-593. Comme le rappelle l’auteur, le terme de « baston » recouvre alors toutes sortes d’armes d’hast, mais aussi des armes à feu (« bâtons à feu »).

  • 19.

    Traduction littérale due à Joseph Laurensi (1719-1808), historien de Castellane.

  • 20.

    « Les plus braves soldats / De leur infanterie / S’avancent à grands pas / Dressent leurs batteries / Pendant que d’autre part / On tirait le pétard / Pour abattre une porte / Laquelle incontinent / Devant sauter avant / Pour être la moins forte ». Chanson du pétard, couplet 7.

  • 21.

    [Joseph] Laurensi, Histoire de Castellane […], rédigée en 1775, Castellane 1898, chapitre V, p. 99.

  • 22.

    Chanson du Pétard, couplet 9. La première mention de l’identité de cette femme semble apparaître dans un article publié en 1857 livrant un récit romancé de l’action de cette « pauvre vieille femme », qui aurait pris en charge l’ensemble des opérations de défense de la cité ; mais comme le pressent l’auteur lui-même, le prénom de Judith pourrait simplement faire allusion à la Judith biblique, qui délivra sa ville de Béthulie du siège des Assyriens en décapitant le général Holopherne. Voir H[enri] de Jonquières-Antonelle, « Les gloires nationales. Le siège de Castellane-la-Vaillante, en 1586 », Journal pour tous, no 103, 21 mars 1857, pp. 815-816.

  • 23.

    [Emmanuel] de Pastoret, op. cit., p. 582.

  • 24.

    C’est l’arme que l’on prête à Catherine Ségurane (Catarina Segurana), lavandière niçoise qui aurait, selon la tradition, assommé un soldat turc avec son battoir à linge avant de s’emparer de son étendard lors du siège de la ville en 1543 par les troupes de François Ier et de Soliman le Magnifique.

  • 25.

    [Hector Joly], op. cit., Leyde 1922, p. 54.

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