L’Orient avant l’orientalisme

Le peintre genevois Jean-Étienne Liotard (1702-1789) a vécu à Istanbul de 1738 à 1742. Pendant ce séjour, il est l’auteur de nombreuses œuvres, peintures et gravures. Installé à Péra (l’actuelle Beyoğlu), le quartier franc de la ville, il représente des personnages, des intérieurs, des moments de la vie stambouliote.

#3, janvier 2023

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Au XVIIIe siècle, les Européens vivant dans la capitale de l’Empire ottoman portent l’habit « turc » et suivent les modes locales. Lady Montagu, femme de l’ambassadeur anglais Edward Wortley Montagu, qui réside dans la ville entre 1716 et 1718 et fait dans ses lettres un portrait précis et souvent appréciateur du mode de vie ottoman, considère que le costume turc est « très seyant ». Ses lettres serviront, par la suite, de source d’inspiration à de nombreux peintres et auteurs européens. Liotard fera un portrait d’elle en costume turc en 1756.

Inspiration de la vie stambouliote

Né à Genève dans une famille huguenote, Liotard s’est fait un nom surtout par ses portraits. Il séjourne longtemps à Paris, à Londres, à Vienne, et peint l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche (1762), Marie-Antoinette (1771, œuvre perdue) ainsi que Jean-Jacques Rousseau (1770), en plus de nombreuses personnalités genevoises. Il est aussi l’auteur de nombreux autoportraits.

Dame et sa servante au bain (1738-1742, inv. 1936-0017) fait partie des œuvres que lui inspire son séjour à Istanbul. Ce pastel, dont il existe d’autres versions conservées dans divers musées du monde, représente une femme habillée en costume turc, avec sa servante, les deux chaussées de cothurnes, à l’entrée d’un hammam ou d’une salle de bains privative. Le peintre rend la scène avec une précision photographique : chaque petit détail de la tenue des deux femmes est reproduit avec soin, des broderies aux doigts des mains comme des pieds colorés au henné, aux bijoux et aux ceintures. L’origine des deux femmes est indiquée diversement selon les sources et les versions de l’œuvre : en effet, il y est question parfois de « femme turque », parfois de « femme franque ». Cela nous indique qu’à l’époque où Liotard réalise son sujet, la différence vestimentaire, comme déjà mentionné, n’est pas un enjeu, les Européens s’habillant à la manière des autochtones. Liotard lui-même, d’ailleurs, se représente habillé en Turc, avec une longue barbe et portant un caftan (Autoportrait, dit « à la longue barbe », 1751-1752, inv. 1843-0005), dans une œuvre qu’il lègue à la Bibliothèque publique de Genève, première collection d’art de sa ville. Tenue qu’il gardera pendant quelque temps après son arrivée à Vienne en 1743.

La fascination pour l’Orient

Nous sommes donc encore à l’époque de ce que le chercheur français Maxime Rodinson (1915-2004) appelait La Fascination de l’Islam (1980) qui caractérise l’époque des Lumières. Liotard nous montre ce monde dans lequel il a vécu pendant quatre ans sans aucun exotisme. Au contraire, il nous le fait voir dans son quotidien. Une des toiles les plus connues de cette période est le portrait du spécialiste de l’Orient anglais Richard Pococke (1740), qu’il a rencontré dans la capitale ottomane. Pococke est représenté en costume turc, avec turban, caftan et robe longue, un livre en caractères arabes dans sa main; à droite, on entrevoit la ville et le palais de Topkapi tout au fond. D’autres personnalités anglaises sont portraiturées par Liotard, habillées à l’orientale : John Montagu (1739), John Manners (1740) ou William Ponsonby (1742-43). C’est dans les scènes d’intérieur, de la vie des femmes, que Liotard cependant excelle. C’est le cas de Femme au tambourin vêtue à la turque (1738-1743, inv. 1939-0008) ou de Dame pensive sur un sofa (inv. 1930-0002), réalisé après son retour d’Istanbul en 1749. Si les détails nous permettent de nous replonger dans l’ambiance de la vie ottomane à l’époque, les représentations sont sobres, d’une précision ethnographique. Véritables documents, ces œuvres sont très éloignées de cet « Orient inventé par lOccident » critiqué par Edward Said dans son célèbre ouvrage L’Orientalisme, paru en anglais en 1978. Pour Said, au XIXe siècle, les représentations de l’Orient, qu’elles soient littéraires, picturales ou qu’elles émanent de la recherche académique, sont des projections de ce que l’Occident veut voir en Orient. Elles servent à donner une légitimation intellectuelle à la domination qui se met en place.

En peinture, comme le dit la spécialiste française Christine Peltre, l’orientalisme comme courant artistique coïncide avec la multiplication des voyages en Orient, rendus plus faciles par les innovations technologiques dans le domaine des transports, mais aussi par la conquête. L’orientalisme pictural est un phénomène du XIXe siècle, qui y assouvit son désir d’exotisme et d’érotisme, à travers les représentations de harems, de bains turcs et de danseuses, mais aussi de paysages, de vues de villes et de fantasias arabes.

L’Orient avant l’orientalisme

Tout autre est l’apport de Liotard, dont les représentations d’Orientaux – voire d’Européens habillés alla turca – nous donnent une vision de la vie des classes aisées de la capitale ottomane, loin de toute fantaisie. L’Orient avant l’orientalisme en quelque sorte, l’Orient documenté et vécu, plutôt que l’Orient fantasmé. On lui a reproché la froideur de ses portraits, son incapacité à représenter les émotions, ce qui a nui à sa renommée : ici, dans un monde souvent montré comme exotique et étrange, cela devient une vertu, une capacité à saisir les scènes de vie avec sobriété, sans romance. Mais Liotard est aussi marqué par la vision du XVIIIe siècle, un siècle curieux des civilisations du monde et ouvert à certains de leurs usages et modes de vie.

Dame et sa servante au bain

01/04

Jean-Étienne Liotard (1702-1789), Dame et sa servante au bain, 17381742. Pastel sur parchemin, 710 x 530 cm. Achat, 1936, inv. 1936-0017

Jean-Étienne Liotard, « Autoportrait dit à la longue barbe »

02/04

Jean-Étienne Liotard (1702-1789), Autoportrait, dit « à la longue barbe », 1751-1752. Pastel sur papier marouflé sur toile, 970 x 710 mm. Legs 1789, inv. 1843-0005

Dame pensive sur un sofa

03/04

Jean-Étienne Liotard (1702-1789), Dame pensive sur un sofa, 1749. Pastel sur parchemin, 235 x 190 mm. Dépôt de la Fondation Gottfried Keller, Berne, inv. 1930-0002

Femme au tambourin vêtue à la turque

04/04

Jean-Étienne Liotard (1702-1789), Femme au tambourin vêtue à la turque, 1748-1753. Huile sur toile, 63,5 x 48,5 cm. Don de la Société auxiliaire du Musée, 1939, inv. 1939-0008

Bibliographie

  • Christopher Baker et al. (dir.), Jean-Étienne Liotard, 1702-1789, Édimbourg, National Galleries of Scotland, 2015.
  • Jean-Étienne Liotard, Costumes turcs, Paris, (éditeur non identifié), 17.
  • Renée Loche, Jean-Étienne Liotard, Genève, Musée d’art et d’histoire, 1976.
  • Renée Loche et Marcel Roethlisberger (dir.), L’Opera completa di Liotard, Milan : Rizzoli Editore, 1978.
  • Lady Mary Montagu, L’Islam au Péril des Femmes. Une Anglaise en Turquie au XVIIIe siècle, Paris : François Maspero, 1981.
  • Christine Peltre, Orientalisme, Paris : Terrail, 2004.
  • Maxime Rodinson, La Fascination de l’Islam, Paris : François Maspero, 1980 (rééditions).
  • Edward W. Said, L’Orientalisme, L’Orient créé par l’Occident, trad. française par Catherine Malamoud, Paris : Seuil, 1980 (rééditions).
  • Claire Stoullig et al. (dir). Jean-Étienne Liotard 1702-1789 dans les collections des Musées d’art et d’histoire de Genève, Genève : Musée d’art et d’histoire, Paris : Somogy, 2002.

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