Le musée du futur

L’idée d’un musée du futur est à la mode. The Future of the Museum, Museum of the Future… nombreuses sont aujourd’hui les publications, les rencontres, les occasions de réflexion sur la nécessité d’une refonte de l’institution muséale. Mais si le thème est dans l’air du temps, les réponses aux questions qu’il pose semblent aussi volatiles et insaisissables que cet air du temps lui-même. C’est alors que s’impose un constat : personne ne sait exactement ce qu’est, conceptuellement, un musée…

#3, janvier 2023

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Le post-musée

Lorsque lICOM (Conseil international des musées) se réunit à Kyōto en septembre 2019, il ne fait quaccoucher d’une longue et épineuse définition, qui a longtemps fait débat avant d’être adoptée en août 2022.

Peut-être faut-il donc simplement faire un pas de côté et tenter de penser non pas le musée du futur mais, plus radicalement et plus cavalièrement peut-être, le post-musée : un autre type d’espace aux contours encore incertains que le Musée d’art et d’histoire de Genève et l’entreprise de réinvention dans laquelle il s’est engagé permettent sans doute d’imaginer.

Pour le dire de façon très générale, j’ai l’impression que le post-musée sera comme une loupe qui amplifiera et remettra en question les paramètres mêmes de notre expérience muséale actuelle. Nous avons en effet tendance à prendre pour argent comptant ce qu’est un musée : une institution bien visible, solide, incarnée. Un sas, également, qui doit nous permettre de passer de l’espace de la rue, où nous sommes perpétuellement sollicités comme consommateurs, à celui de l’exposition, où un autre état d’esprit, aimanté par une forme de contemplation désintéressée, doit prévaloir (souvent avec des espaces intermédiaires, pour adoucir cette transition : cafés, boutiques, librairies). Ainsi conçu, le musée traditionnel semble extrêmement dirigiste : il impose une précompréhension de ce quest un objet dart, suspend la minute de suspense, le choc, la surprise potentielle. À titre personnel, j’ai toujours rêvé d’un musée aux contours plus mobiles, où l’on pourrait entrer presque par erreur, sans s’en rendre compte, ou pour de mauvaises raisons, espérant y faire autre chose (flâner, travailler, rencontrer des gens, se cacher, s’amuser…) et où on l’on se retrouverait soudain enchanté par d’autres expériences.

C’est cette utopie muséale que j’ai essayé de résumer, lors d’une conversation avec András Szántó, en émettant l’idée que le post-musée serait plus de l’ordre du software que du hardware. Que veut dire cette formule ? Sans prétendre en déployer ici toutes les implications, esquissons quelques pistes :

  • La relation au lieu : si le hardware est le cadre physique, le bâtiment – souvent imposant, volontiers grandiose, parfois intimidant –, le software est le jeu dans lequel ce bâtiment entre, la somme de ses possibilités de réinvention, au gré des propositions curatoriales. Le post-musée devra transformer et reconfigurer le génie du lieu, comme le software se greffe sur le hardware pour en multiplier les possibilités.
  • La relation aux objets : plutôt que disoler lobjet de tout contexte pour en proposer une appréciation purement esthétique, un musée-software s’attachera à le connecter à une pluralité de mondes. Cela s’impose particulièrement pour une collection comme celle du MAH, dont la majeure partie est composée d’objets à valeur d’usage. Que se passe-t-il quand on les mélange à des œuvres d’art ? Quelles interactions se créent ? Quelle vie investit alors tous ces artefacts, par résonnance partagée ? En faisant cohabiter différents régimes dexistence de l’objet, en mélangeant les valeurs usuelles et les valeurs esthétiques, le post-musée pourrait s’attacher à favoriser cette mise à plat paradoxale où tout devient saillant pour le regard et l’esprit. Il abolit les hiérarchies que la modernité fétichise. Il renoue avec une liberté curatoriale que les premiers musées, gérés par les artistes eux-mêmes, savaient exploiter. Il assure l’existence d’un « quotient schizophrénique », cest-à-dire la capacité dune œuvre dart à être une chose et son contraire, à multiplier les interprétations, à faire rayonner sa polysémie.
  • La relation au visiteur : le post-musée fera en sorte de déjouer le cadrage muséal traditionnel pour jouer avec le spectateur, son esprit et son corps. Il tentera de le faire entrer graduellement dans l’intensité d’une expérience artistique. Pour qu’il y ait exposition et rencontre avec des œuvres, il faut un certain état d’esprit. L’idée d’un musée-software consiste justement à faire advenir cet état d’esprit de manière plus souple, plus graduelle, plus progressive, peut-être déjà avant la visite physique du musée, en activant à distance des expériences, des images mentales, en créant autour de l’exposition tout un contexte, une atmosphère qui existera déjà à l’état gazeux, avant de gagner petit à petit en intensité.

Ainsi conçu, le post-musée serait comparable au geste du prestidigitateur qui vous met dans les conditions parfaites pour que la magie et le merveilleux adviennent. Il est le lieu d’une confiance partagée, d’une « suspension volontaire de l’incrédulité » ; il favorise, par des dispositifs souples, mobiles, surprenants, une complicité entre le curateur et le visiteur. La visite au musée devient alors simultanément tour de magie, expérience initiatique, cheminement en soi et hors de soi.

Peut-être le post-musée sera-t-il une formidable machine pour l’abolition des frontières pratiques et esthétiques : un catalyseur, un multiplicateur d’appréciations des lieux et des œuvres. Réunir ici ces idées, ces aperçus, ces propositions peut sembler d’autant plus nécessaire que le MAH s’impose comme l’un des musées les plus transhistoriques et patrimoniaux qui soient. Il a en lui la richesse et l’énergie d’un passé qui ne demande qu’à se manifester de nouveau. Il a pour lui une solidité institutionnelle qui lui permet de se repenser profondément tout en conservant de solides fondations dans la vie genevoise et sa tradition culturelle. Il constitue donc à la fois un point d’attache et une rampe de lancement : en un mot, le laboratoire idéal pour imaginer sereinement ce que pourrait devenir notre expérience muséale à l’avenir.

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