Première femme au monde à barrer un voilier en compétition olympique aux Jeux de Paris de 1924 et première femme à naviguer en équipage féminin avec Hermine de Saussure sur le Léman ou la Méditerranée, Ella Maillart donne d’emblée le ton à une existence hors norme. Viendront ensuite ses grands reportages, entrepris avec la même audace : elle réalise d’autres premières exceptionnelles, osant aller, selon Peter Fleming qui l’accompagnait de Pékin aux Indes, « là où nulle femme blanche ne s’était encore aventurée ». C’est ainsi qu’elle rejoint Kaboul en compagnie d’Annemarie Schwarzenbach au volant d’une Ford décapotable. « Parlons de l’impossibilité de vivre de compromis ou de remplir le destin tracé par notre sexe. Sortir de soi. Aimer. Se vouer à quelque chose1 », écrit-elle dans son journal le 21 juillet 1939.
Le corps d'Ella - Libre comme l'eau !
« À la lecture de cette lettre, rien ne laisse deviner que je suis une fille, mais je demeure persuadée que la chose en soi est sans importance, tant il est vrai que tous les marins se ressemblent et que je suis marin d’abord et avant tout. » C’est en ces termes qu’Ella Maillart postule un emploi sur un voilier anglais en 1925. La Suisse sportive de l’époque décrit déjà la Genevoise née en 1903 comme un « cas extraordinaire ». Cent ans plus tard, les historiens du sport la considèrent comme l’exception féminine qui a peut-être, plus que d’autres, ouvert la voie aux futures championnes olympiques en voile, ne devant sa sélection ni à sa richesse ni à son mariage mais uniquement à sa détermination et à un talent hors du commun.
Ce n’est pourtant pas le goût du risque qui anime Ella Maillart. Elle est à la recherche d’une existence « intelligente », loin d’une époque qu’elle qualifie de fragile et fiévreuse. La compagnie des gens du large lui a permis de se figurer la vraie vie – la vie pure – à laquelle elle aspire. Ses années de jeunesse passées à naviguer ont forgé son attitude face à l’existence. Son indépendance, elle l’a obtenue à force de braver les codes et de défier les contraintes. Avec une manière unique d’être au monde, cette femme aux yeux de mer avance comme une loutre dans l’existence.
Elle ne s’est pas contentée de vivre avec son temps, elle a écrit l’Histoire. Rien n’est donc plus révélateur que de scruter la galerie des portraits d’Ella Maillart en navigatrice où s’illustrent les rapports eau-corps-société pour observer l’impressionnante révolution vestimentaire et pigmentaire menée par les femmes entre les deux guerres, lorsque la crainte était que le sport n’altère leur féminité et ne les rende viriles, que leur pureté ne soit affectée par un dévoilement excessif de leur corps et que la mixité ne conduise au mélange des sexes.
Lorsqu’elle représente la Suisse aux compétitions olympiques de voile, Ella Maillart est non seulement la plus jeune concurrente mais aussi la seule femme. Le règlement des régates impose aux hommes le port du nœud papillon ou de la cravate et aux femmes une tenue de « yachtwoman » : pas de pantalon mais une jupe et des bas blancs, afin de ne pas dévoiler leurs jambes ; le comble de la laideur, selon Coco Chanel ! Dans ce sport qui se dit mixte alors, la promiscuité qu’imposent les espaces réduits d’un bateau inspire néanmoins de la gêne.
Naviguer en catégorie individuelle ou en équipage féminin n’est pas un but en soi, mais devient incontournable pour Ella Maillart dès lors qu’elle ne veut plus se contenter d’un rôle secondaire. Ses croisières réalisées avec Hermine de Saussure et d’autres amies ont été très médiatisées. Seules à bord et donc libres, elles arborent en Méditerranée tuniques et bronzage d’athlètes grecques ou, en Atlantique, empruntent le vestiaire masculin des marins pêcheurs. Des éléments qui ont davantage retenu l’attention que l’excellence de leurs compétences nautiques.
La manière dont certains hommes écrivent à Ella Maillart est aussi révélatrice : « Il m’est très agréable de savoir que mon 6m50 se trouve en des mains si maternelles, si soucieuses de ses dessus comme de ses dessous ! »2 Et lorsqu’elle se met en tête d’entretenir elle-même le bateau en prêt, le rappel à l’ordre est immédiat : « Je regrette néanmoins que vous ayez eu à exécuter le travail de peintre en bâtiment qui ne devrait pas faire partie des attributions d’une charmante yachtwoman. »3 L’attitude masculine qui consiste à s’approprier un corps féminin non seulement par le regard, mais aussi par les mots est significative, même si la retenue veut que l’on s’adresse à elle en parlant à la troisième personne : « J’ai du plaisir à voir la silhouette de pur-sang (…) les cheveux au vent. Et je ne crains pas son aspect solide et vigoureux parce que je la sais capable d’être très femme, souple et mœlleuse, quand il le faut. (...) Maudit soit celui qui nie qu’elle n’est plus fraîche que toutes les fleurs du Petchili », est-il écrit par un admirateur dans un mot d’accompagnement d’un œuf de Pâques « à croquer par ses jolies dents »4 .
Certaines salutations ne manquent pas de familiarité non plus : « Cher Petit Haricot », « Chère Petite Folle », « Petite Herbe », « My-dear-Enigma », « Dear Rolling Stone », « Dear Number One », etc. Un photographe lui envoie un article (hélas non conservé) comparant femmes et types de voiles et décrit les diverses sensations dérivant des sinusoïdes de celles-ci. Un célèbre écrivain n’hésite pas à formuler une demande pour le moins explicite : « Il paraît qu’il existe une bonne photo de vous en tenue d’Ève. Pourquoi ne me l’avez-vous jamais envoyée ? Vous êtes jeune. Votre visage et votre corps ont un charme que vous connaissez. » Dans sa lettre suivante, évoquant des photos qu’il lui retourne, il écrit : « Elles sont exécrables. Ce ne sont pas celles que j’attendais. J’aimais bien celle où vous étiez sur un toit, en hiver ? ? ? ?, et où vous étiez à moitié nue… Ceci n’est pas à cause de la nudité, mais parce que c’était vous. »
Figures émancipatrices pour les femmes, adulées par des hommes, admiratifs de ce qu’ils n’osaient pas faire, celles qui suivaient leur instinct étaient néanmoins considérées comme des figures mineures. Instituée de son temps comme une « vagabonde des mers », cette navigatrice, exceptionnellement douée et éminemment moderne qu’a été Ella Maillart, est bien davantage une véritable Égérie.
Texte écrit par Carinne Bertola
Ancienne conservatrice du Musée du Léman, Carinne Bertola est MA en sociologie de l’Université de Genève et PhD en muséologie et histoire des sciences et techniques du MNHN de Paris. Elle publie Ella Maillart Navigatrice. Libre comme l’Eau aux éditions Glénat (à paraître, 2024). Pour MAGMAH, elle signe un article sur un aspect singulier de la vie d’Ella Maillart: le regard des hommes sur son physique de femme athlète.
Notes
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