Joko, un jalon essentiel dans l'histoire du portrait animal

Tout visiteur qui a planté son regard dans le portrait de L’Orang-outan Joko par Jacques-Laurent Agasse (1767-1849) s’en souvient à vie. Découvrir Joko, le contempler, être scruté par cet animal peint grandeur nature est en soi une expérience. Pourtant, considérer ce tableau comme un portrait ne va pas de soi. Il suffit d’ouvrir les ouvrages consacrés au genre du portrait : les portraits d’animaux n’y figurent pas. 

#4, juillet 2023

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Joko, star Londonienne

La vie de Joko est connue. Alors qu’il vit à Bornéo, il y est capturé pour être emmené en Angleterre en 1817. Il est exhibé à Londres, à l’Exeter Exchange, un bâtiment qui héberge depuis 1773 une ménagerie privée faisant concurrence à la ménagerie royale, installée dans la Tour de Londres au XIIIe siècle. En 1818, Edward Cross (1774-1854), un entrepreneur au sens commercial aiguisé, rachète l’Exeter Exchange et le rebaptise pompeusement Royal Grand National Menagerie. Or pour que l’affaire marche, il faut des animaux rares et spectaculaires. Quand Agasse fait son portrait, Joko est la coqueluche du public. L’artiste fréquente volontiers la ménagerie de Cross, y trouvant ce dont il bénéficiait dans sa jeunesse à Paris : l’équivalent de la Ménagerie du Jardin des Plantes.

La réussite de Cross a son revers, car les animaux souffrent de conditions de vie déplo[1]rables et les critiques finissent par pointer – la Society for the Prevention of Cruelty to Animals a été fondée en 1824. L’Exeter Exchange ayant été démoli en 1829, l’entrepreneur doit trou[1]ver un autre lieu; il ouvre les Surrey Zoological Gardens à Kennington, dont l’architecture de fer et de verre anticipe la modernité du Crystal Palace. Ce nouveau zoo fait concurrence au Royal Zoo de Regent’s Park, inauguré en 1828. Le portrait de Cross, peint par Agasse en 1838 (coll. part.), raconte cette réussite.

Œuvre représentant un orang-outang

Fig. 1 L’orang-outan Joko, 1819. Jacques-Laurent Agasse (1767-1849) Inv. 1920-0016.

Les animaux modèles

Ce contexte concurrentiel permet de comprendre l’orientation d’Agasse, artiste genevois installé outre-Manche en 1800. Non content de représenter les chevaux des riches Anglais, à commencer par ceux de Lord Rivers, son premier mécène, le peintre entrevoit une seconde spécialité: le portrait de pensionnaires des ménageries qui parlent à une nation fière de ses conquêtes. Car posséder et exhiber des animaux exotiques est preuve de domination de l’Empire britannique sur le monde.

La modernité consiste à représenter l’animal seul, pour lui-même, en lui appliquant les règles d’un portrait d’homme. Albrecht Dürer avait inventé le Tierstück – songeons à son célèbre Lièvre (1502, Vienne, Albertina) – et, à sa suite, nombreux ont été les artistes à mettre à profit l’arrivée en Europe d’animaux exotiques pour saisir leurs caractéristiques : Rembrandt van Rijn dessine un éléphant exhibé à Amsterdam (vers 1637, Londres, British Museum); Clara, un rhinocéros qui fait le tour de l’Europe de 1741 à 1758, séduit Jean-Baptiste Oudry (1749, Schwerin, Staatliches Museum) puis Pietro Longhi (1751, Venise, Museo del Settecento Veneziano, Ca’ Rezzonico et Londres, National Gallery); Agasse peint même l’une des trois girafes offertes par le pacha d’Égypte Méhémet Ali (1827, Londres, Royal Collections).

Que suis-je?

En ce temps-là, les primates posent de nouveaux défis. Transformés en animaux de compagnie, les petits singes apparaissent tôt dans la peinture occidentale. Enchaînés, ils symbolisent le démon que tout chrétien doit vaincre. Au XVIIIe siècle, leurs corps souples, leurs facéties burlesques investissent les décors appelés « singeries », comme au château de Chantilly. À la fin du XVIIIe siècle et au début du siècle suivant, l’arrivée des grands singes en Occident change la donne. Elle nourrit bien sûr la réflexion darwinienne sur les origines de l’homme et l’évolution des espèces. Quant au public, il a enfin accès à de « nouveaux » animaux. Après Joko à Londres, Jack arrive lui aussi de Bornéo à Paris en 1836 : installé à la Ménagerie du Jardin des Plantes, il attire les foules, avant de connaître une mort prématurée en 1837. L’artiste Dantan Jeune a sculpté son buste (fig. 2). Sa coiffure est celle d’un homme qui porterait une couronne de lauriers, avec des favoris le long des joues ; présenté sur piédouche, il devient un portrait quasi humain. Le zoologiste Geoffroy Saint-Hilaire, qui étudie Jack, en dit qu’il n’est « ni singe ni homme ». Il est probable que c’est cette même indécision qui a guidé Agasse lorsqu’il a peint le portrait de Joko. Mais, alors que Dantan a supprimé le corps trop animal, Agasse a peint son sujet en pied, grandeur nature. Et très intelligemment, il a représenté la tête de face, pour nous confronter à ce qui est bel et bien… un visage. Que suis-je ? semble nous dire Joko. Un singe ou un homme ?

Un siècle plus tard, un autre sculpteur, François Pompon, l’un des plus grands animaliers de l’histoire de l’art, modèle en marbre noir le portrait d’un orang-outan dans cette même ménagerie (1930, Dijon, Musée des beaux-arts). L’animal est réduit à sa tête. Pompon, qui aime styliser, supprime toute pilosité au profit d’une surface lisse. Il atténue même les renflements peauciers, qui caractérisent les orangs-outans mâles adultes et que Dantan avait transformés en favoris. En conséquence, c’est le regard du singe qui est privilégié, un regard qui se plante dans le nôtre, celui d’un être désormais sûr de lui-même, qui n’a plus besoin de convaincre les hommes de leur nature commune.

Tête d'un orang outan sculpté en bronze

Fig. 2 Jean Pierre Dantan, (dit Dantan Jeune), Portrait de l'orang-outang, dit « Jack », 1836. Bronze, H. 42 ; l. 28 ; Pr. 23 cm. Musée Carnavalet, Histoire de Paris, inv. S164.

Texte d'Emmanuelle Héran

Conservatrice en chef responsable des sculptures du domaine national du Louvre et des Tuileries depuis 2016, Emmanuelle Héran a entamé sa carrière au musée d’Orsay avant de prendre les rênes de la programmation des expositions à la Réunion des musées nationaux – Grand Palais. Cette spécialiste de la sculpture s’est notamment illustrée en organisant l’exposition Beauté animale aux Galeries nationales du Grand Palais (Paris, 2012). Pour MAGMAH, elle s’est penchée sur la mode du portrait animalier et plus précisément sur la pratique du Genevois Jacques-Laurent Agasse.

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