Femmes et genre dans la préhistoire

#3, janvier 2023

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Le Musée d’art et d’histoire renferme quelques trésors dont ces statuettes cycladiques en marbre blanc, aux lignes épurées, datant de l’extrême fin du IVe millénaire et du IIIe millénaire avant notre ère. Si celles-ci sont d’une grande beauté et d’une surprenante modernité, elles s’inscrivent dans une tradition venant du fond des âges où, il y a plus de 30’000 ans avant le présent [soit avant 1950, NDLR], les premières figurines féminines en ronde-bosse sur pierre, ivoire ou encore modelées dans l’argile, sont apparues sur le continent eurasiatique. Cette tradition va se poursuivre durant toute la Préhistoire et un peu au-delà avec ces statuettes cycladiques. Ce sont en très grande majorité des femmes qui sont dépeintes, ou plutôt certains canons de femmes. Au Paléolithique, il s’agit notamment de représentations aux formes très généreuses, comme les Vénus de Lespugue ou de Willendorf, dont l’ampleur des seins, du ventre et des fesses paraît presque exagérée. Néanmoins, la plupart présente des caractères sexués moins développés.

Par la suite, certaines pièces afficheront des femmes bien en chair, comme la Dame aux Fauves de Çatal Höyük en Anatolie ou encore la Dame endormie découverte à Malte et peu ou prou contemporaine des statuettes cycladiques. Au contraire, sur d’autres, seuls les caractères sexués principaux, comme les seins, le pubis ou les hanches arrondies sont façonnés sur des supports plutôt minces. C’est le cas des statuettes cycladiques féminines qui se distinguent également par leurs bras croisés sous la poitrine.

Célébration de la féminité? Culte religieux?

Que nous disent ces représentations sur les femmes de la Préhistoire?

Selon une interprétation courante, il s’agirait de statuettes destinées à célébrer la féminité, la fécondité et la capacité des femmes à procréer. On serait tenté de voir, dans la foule d’images féminines évoquant la procréation, l’indice d’une prédominance sociale des femmes et d’une grande estime envers elles. Mais le lien entre la représentation féminine et sa considération dans la société ne va jamais de soi, comme le montrent, par exemple, les observations ethnographiques effectuées sur des peuples de chasseurs-cueilleurs ou d’agriculteurs subactuels : même si les figurines féminines sont nombreuses, la domination masculine s’y exerce à divers degrés, tout comme dans nos sociétés industrielles où les représentations visuelles du corps des femmes restent encore une forme de contrôle à leur égard. Aussi, l’abondance de ces statuettes ne saurait être interprétée comme le signe d’une prééminence des femmes ou d’une égalité entre les sexes.

Peut-on alors envisager que ces figurines traduisent une religion honorant une déesse féminine? C’est une hypothèse qui eut un certain succès, lorsque certains voyaient dans le culte de cette «Déesse Mère » ou «Grande Déesse » la preuve de sociétés matriarcales ou matristiques, c’est-à-dire dirigées par les femmes ou avec elles. Cette théorie n’a aucun fondement ni archéologique ni ethnologique : le matriarcat n’existe pas et n’a jamais été observé et seules quelques sociétés, minoritaires, ont développé des systèmes matrilinéaires (filiation maternelle) ou matrilocaux (résidence du couple marié dans le village de l’épouse). De plus, les indications recueillies par l’archéologie du genre montrent au contraire que la domination masculine pourrait avoir été une réalité dès la Préhistoire.

Figurine

Idole féminine cycladique, Cycladique ancien II

Fugurine

Idole masculine Cycladique, (2400- 2200 av. J.-C.). Cycladique ancien II et III Île d'Amorgos. Inv. 006148

Quand le patriarcat se lit dans les ossements

Faisons le point sur cette question. Chez les chasseurs-cueilleurs du Paléolithique et du Mésolithique, les informations sur les différences homme/femme sont rares. Signalons cependant que les squelettes masculins de ces périodes présentent des microtraumatismes au niveau de leur coude droit, qui pourraient résulter du lancer d’armes de jet, lances, javelots, arcs et flèches. Ces marqueurs osseux n’apparaissent pas chez les femmes. Ils confirmeraient une division du travail où l’usage de l’armement était réservé aux hommes, pour la chasse ou la guerre. À ce propos, l’homme de Lascaux, qui semble affronter un bison, est parfois interprété comme la victime malheureuse d’une scène de chasse. Ces faits sont loin d’être anodins car le monopole des hommes sur les armes létales est une constante des sociétés humaines : il est considéré par les anthropologues comme un des fondements de la domination masculine.

Pour les sociétés agricoles qui se développent au Néolithique puis à l’âge du Bronze, les données, plus nombreuses, proviennent d’individus enterrés dans de grands cimetières. Parmi eux, hommes et femmes se distinguent selon leurs origines, leur alimentation, leur rôle. Les analyses chimiques ou génétiques de leurs ossements montrent que les femmes ont une alimentation moins riche en protéines animales et sont d’origines plus variées que les hommes ; leurs déplacements peuvent résulter de mariages patrilocaux où l’épouse vient résider chez son mari. Le rapt de femmes est également une hypothèse sérieuse. En effet, plusieurs fosses de massacres, où ont été jetés de nombreux individus tués probablement à coups d’herminette en pierre polie, se caractérisent par un faible nombre de jeunes filles en âge de procréer. À l’inverse, quelques hommes sont enterrés avec des herminettes et des flèches et certains d’entre eux ont été découverts avec la pointe du projectile qui les a probablement tués. Comme dans les périodes plus anciennes, le monopole des armes reste donc aux hommes et, avec les mariages patrilocaux et une alimentation masculine plus riche, on peut sérieusement envisager l’existence d’un patriarcat au Néolithique.

L’identité féminine résumée en figurines

Alors comment expliquer la prépondérance du féminin dans l’art mobilier préhistorique ?

Parfois, ces figurines évoquent quelques moments de la vie des femmes. Des dessins de femmes enceintes ou en train d’accoucher, trouvés dans plusieurs grottes, vont dans ce sens. Les statuettes cycladiques sont plutôt minces mais l’une d’elles, découverte à Naxos, présente un ventre rebondi tout à fait caractéristique d’une grossesse avancée. Des représentations de mères à l’enfant sont connues en Europe centrale et méridionale, en Anatolie. Plusieurs d’entre elles donnent le sein ; parfois, l’enfant semble emmailloté dans une sorte de porte-bébé rigide. Ces statuettes pourraient donc avoir joué un rôle dans l’éducation des filles. Certaines sont d’ailleurs considérées comme des poupées à visée pédagogique pour les plus jeunes.

Trouvées fréquemment dans des tombes, les statues cycladiques, quant à elles, ont été interprétées de diverses manières : guides vers les enfers, protectrices, substituts de servants, etc. À l’origine, ces statuettes étaient peintes et des colliers, des bracelets, des diadèmes, parfois la chevelure et le costume, y étaient représentés. Des bijoux semblables ont été retrouvés dans les sépultures contemporaines de femmes de haut rang. Il se pourrait que ces figurines aient servi à établir les canons de beauté à suivre par les femmes dans une société hiérarchisée où l’apparence était un élément central de l’identité féminine.

Comme disait l’Ecclésiaste : rien de nouveau sous le soleil !

Texte de Anne Augereau

Spécialiste de la condition des femmes au Néolithique, la préhistorienne française Anne Augereau est archéologue de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap). Dans ses analyses des rapports de genre, l’autrice de Femmes néolithiques : le genre dans les premières sociétés agricoles (CNRS Éditions, 2021) se base sur des traces matérielles pour tenter d'identifier des catégories sociales et leurs parcours de vie. Dans la collection du MAH, elle a choisi des statuettes cycladiques pour s’interroger plus largement sur ce que ces œuvres nous disent des femmes de la Préhistoire

BIBLIOGRAPHIE

- Anne Augereau, Femmes néolithiques. Le genre dans les premières sociétés agricoles, Paris : CNRS Éditions, 2021.

- Marija Gimbutas, The Language of the Goddess: Unearthing the Hidden Symbols of Western Civilization, préf. Joseph Campbell, San Francisco : Harper & Row, 1989.

- Jean Guilaine, Femmes d’hier. Images, Mythes et Réalités du féminin néolithique, Paris : Odile Jacob, 2022.

- Christophe Darmangeat, Le Communisme primitif n’est plus ce qu’il était. Aux origines de l’oppression des femmes, 3e édition, Toulouse : Smolny, 2022.

- André Leroi-Gourhan, Préhistoire de l’art occidental, Paris: Éditions d’art Lucien Mazenod, 1965.

- Maria Mina, Anthropomorphic Figurines from the Neolithic and Early Bronze Age Aegean. Gender Dynamics and Implications for the Understanding of Early Aegean Prehistory, British Archæological Reports, International Series, Oxford : John and Erica Hedges Ltd., 2008.

- Alain Testart, La Déesse et le Grain. Trois essais sur les religions néolithiques, Paris : Éditions Errance, 2010.

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