TM : Vous évoquez votre capacité à changer de style. Vos expositions ressemblent souvent à des expositions de groupe ou à des collections et celle qui nous occupe aujourd’hui évoque nettement cette idée. Vous êtes par ailleurs vous-mêmes un grand collectionneur.
WD : Je viens justement de passer à côté d’une pièce de monnaie du XVI e siècle aux enchères… Je m’intéresse beaucoup à la numismatique. Pour moi, ce n’est pas du tout pathologique, mais au contraire très rationnel sur le plan économique d’acheter une chose dont la valeur ne dépend pas du système bancaire ! J’ai toujours été collectionneur. Plus jeune, j’avais l’ambition d’être le meilleur du monde dans un domaine quelconque, mais aussi de cultiver le plaisir de collectionner, d’amasser, d’arranger… Comme je m’ennuyais un peu, je me suis tourné vers les étiquettes de fromage à tartiner : ça ne coûtait pas cher, c’était plat, toujours au même format. Et quel capital social ! Mes amis se sont mis à croire que j’étais fou. Pour très peu d’argent, je pouvais enfin me construire une image intéressante (rires). Mon choix s’est naturellement porté vers La Vache qui rit: un bon nom, une bonne image, et une bonne histoire. Elle commence en 1924. Et de fil en aiguille, je finis par payer cher des étiquettes parce qu’elles sont anciennes… Acheter ces étiquettes m’a aussi permis de rentrer dans une sorte de jeu social, d’être presque un touriste dans des foyers prolétaires, car la tyrosémiophilie (le fait de collectionner les étiquettes de fromages) est un passe-temps socialement marqué. Entre deux expositions, me voilà donc dans des conventions de tyrosémiophiles, dans des petits villages, à faire l’acquisition de collections entières, parfois seulement pour deux ou trois pièces que je n’avais pas. La Vache qui rit a même cherché à acheter tout cela ; l'entreprise n'a pas la totalité de ses propres archives ! Ainsi, des représentants de la compagnie se sont retrouvés plus d’une fois devant une veuve souhaitant liquider la collection de feu son mari, seulement pour s’entendre dire « vous arrivez trop tard, il y a un Belge qui est venu et qui a tout acheté ! » (rires). C’est fou qu’ils n’aient rien conservé. À l’inverse, je suis plutôt un hoarder ; je garde tout, mes anciens passeports, des boîtes d’emballage de Colgate, de Quality Street… je ne peux pas jeter ! Mais ce que j’aime plus que tout lorsque je vais dans des conventions de tyrosémiophiles, c’est l’anonymat que cela procure. Contrairement à ce qui se passe dans un salon d’art contemporain, personne ne me connaît, personne ne m’arrête ! La valeur des objets que je collectionne n’a finalement pas tellement de conséquences sur mon enthousiasme…
TM : Docteur Fauvel, et si nous offrions à Wim le diagnostic qu’il rêvait d’entendre sur sa propre personne ?
AF : Ce qui est intéressant ici, c’est qu’autant votre œuvre n’a pas été qualifiée de folle, autant vos amis vous ont qualifié de fou quant à votre pratique de collectionneur ! Dans l’étude des pathologies, on fait souvent la différence entre collectionner et accumuler. Wim n’est pas du côté de l’accumulation pathologique, car il y a une notion de plaisir, alors que la pratique des accumulateurs compulsifs a pour toile de fond la souffrance. La notion de partage compte aussi. L’accumulateur compulsif ne donne pas accès à ce qu’il accumule ; au contraire, il en a honte, il ne sort plus de chez lui, et n’y invite plus personne. C’est véritable repli social, là où Wim étend son horizon relationnel, rencontre des gens, fait de nouvelles expériences identitaires… Il faut ensuite interroger ce qui est collectionné, et là on retrouve la relativité dont parlait Wim. Pendant longtemps, une collection a été considérée comme normale uniquement si elle pouvait avoir une valeur sociale, transcrite en termes économiques (avec une cote), scientifiques (comme dans le cas des cabinets de curiosités), esthétiques, etc. Aujourd’hui, les classifications ont évolué : une collection d’objets de peu de valeur ne sera pas considérée comme pathologique par la psychiatrie, car on s’est rendu compte que les cotes étaient extrêmement variables. Wim semble donc totalement normal, du moins en 2023… En 1923, ç’aurait été autre chose (rires) ! Il reste un détail à relever : vous avez dit, à un moment, « je ne peux pas jeter ». Ce « je ne peux pas » est peut-être un petit indice pathologique. Le collectionneur est capable de se séparer de certains objets pour enrichir ou compléter sa collection. Celui qui n’est pas capable de jeter se rapproche de l’accumulateur…
WD : Me voilà donc « borderline », ça me va (rires) !
AF : J’ai aussi entendu le mot « rationalisation » à plusieurs reprises, comme une sorte d’auto-excuse pour expliquer un comportement, et c’est intéressant. Mais la façon de collectionner de Wim se rapproche aussi de la question de la transmission historique, de l’attitude du curieux qui collectionne un objet en fonction de ce qu’il dit d’une histoire collective. C’est une attitude ancienne mais qui revient à la mode, particulièrement dans notre monde flottant et relatif, où les gens se demandent ce qui a de la valeur pour eux. À ce niveau il y a peut-être autant de valeur dans une étiquette de Vache qui rit et ses transformations au fil des années, que dans un tableau qui a une cote. La manière de flotter entre les genres, les catégories et les pratiques, caractéristique du travail de Wim (est-ce que c’est de l’art ? est-ce que c’est une collection ? une accumulation ?) est en tout cas particulièrement intéressante.
WD : Je sais que certaines personnes se font presque une mission de leur collection. C’est le cas de mon père qui rassemble tout ce qui a trait à sa région, son village, avec l’idée que si lui ne le fait pas, qui le fera ? J’ajouterai aussi l’idée que la collection crée une illusion de contrôle ou de maîtrise : on organise sa collection comme on veut, on la met en place, en ordre… On recrée ainsi un microcosme sur lequel on a tout pouvoir, ce qui n’est jamais le cas dans le monde réel. Mais fondamentalement, cela me fait plaisir !
AF : Le collectionneur maitrise son monde. L’accumulateur, lui, est dépassé par ce qu’il accumule. Cependant on pourrait se demander si les médecins n’ont pas vu les choses à l’envers ; il est peut-être aujourd’hui plus rare de ne rien collectionner du tout. Instagram permet cette collection des images, Tinder, celle des amants...Tout dépend de ce qu’on voit comme une collection. On pourrait donc renverser l’équation : qui, aujourd’hui, ne collectionne rien ? Qui ne veut rien garder, n’avoir aucune trace, qui n'a pas l’idée de créer une série ?
TM : Nous parlions tout à l’heure du tatouage. Wim a souvent évoqué le fait que des gens qui consacrent une part significative de leurs revenus à tatouer leur corps devaient être aussi considérés et respectés que des collectionneurs d’art par exemple.
AF : C’est un cas tout à fait significatif, car il y a eu des collections de tatouages. Dans le regard du XIXe siècle, le tatouage est un stigmate, un signe de dégénérescence sociale. Les gens qui se tatouent détériorent leur corps, et ils apparaissent donc comme profondément malades. Mais on trouve aussi des médecins, des avocats, des gens socialement très bien placés qui collectionnent des peaux tatouées. On récupérait les corps des condamnés à mort, et on confectionnait des livres de peau. Aujourd’hui, le regard s’est complètement inversé : ce qui était légitime au XIXe, c’était de collectionner les tatouages des autres, et d’avoir des collections qu’on s’échangeait ! Aujourd’hui, on trouve normal de se tatouer, y compris chez les femmes (ce qui était l’ultime tabou au XIXe). Les gens collectionnent donc quelque part le tatouage dans leur chair, mais les collections de peaux tatouées sont devenues taboues. Nous sommes choqués par cette appropriation du corps de l’autre. Il y a encore dix ans, on pouvait acheter des peaux tatouées sur eBay, aujourd’hui c’est du domaine du darknet. Où est l’art ? Le tatouage en est devenu un. Où est la pathologie ? En faire la collection en est désormais une. Quant à la question de savoir ce qui advient si on se met à collectionner les tatouages des autres, mais avec leur consentement… et d’en faire une œuvre d’art…
TM : C’est justement la question que pose Wim avec Tim Steiner. Une partie de l’œuvre consiste presque en contrats, démarches légales, et négociations.
WD : L’œuvre, le dessin et même l’exposition du corps de Tim ont moins attiré l’attention que la vente de sa peau...Là on a touché au tabou !