En 2013, le Musée d’art et d’histoire accueille un cycle de musique de chambre sur le thème du voyage en Europe, orchestré par le Quatuor de Genève. La deuxième étape nous conduit en Bohême, le 17 mars…
Après Paris, c’est en Bohême que nous conduit la deuxième escale du Voyage musical européen, dans les pas d’Anton Dvořák (1841-1904), Bedřich Smetana (1824-1884) – tous deux natifs de Bohême – et de Leos Janáček (1854-1928), originaire de Moravie. Leur activité de compositeur se déploie à une époque où les deux provinces thèques sont sous la domination de l’Empire austro-hongrois, peu concerné par le sort des minorités des confins de ses frontières. Engagés politiquement à des degrés divers pour la défense des intérêts de leur peuple, ils en porteront la culture hors des frontières de la double couronne, s’inspirant dans leur composition de leur langue, de leur terre et de leur culture.
Le vingt minutes, une œuvre qui introduit le concert sera consacré à L’Orage à la Handeck du peintre genevois Alexandre Calame (1810-1864). Cette vision des éléments déchaînés dans ce coin des Alpes bernoises, datée de 1839, est considérée comme la première peinture «nationale» suisse.
Ainsi nous entendrons, d’un côté, l’expression d’une culture qui, dominée politiquement par une autre, puise dans ses racines un souffle expressif qui porte aux yeux du monde une identité propre. D’un autre côté, nous regarderons comment, dans un pays multiculturel, le besoin de se constituer une identité collective confère, aux Alpes en général et à la représentation de la nature alpestre en particulier, un statut de symbole national.
Smetana, le fondateur de l’école nationale de musique
C’est Bedřich Smetana qui va fonder une école nationale de musique tchèque. Issu d’un milieu aisé, il fréquente les cercles intellectuels et s’enthousiasme pour les idées révolutionnaires. Il compose des œuvres dédiées à l’insurrection de Prague de 1848, suite à laquelle la Bohême obtient, dans une charte ratifiée par Vienne, la reconnaissance de l’égalité civile et administrative des Tchèques et des Allemands. Ses opéras, chantés en tchèque – dont la fameuse Fiancée vendue – et inspirés par la tradition locale, confèrent à cet art un caractère populaire. Son Libuše, glorification de la nation tchèque, inaugure en 1872 le Théâtre national construit grâce à une souscription publique. On reprocha cependant à Smetana son «wagnérisme» et la complexité de son écriture symphonique: d’aucuns auraient voulu en fait de musique nationale une imitation des danses et des chansons folkloriques. C’est frappé de surdité qu’il imagine le poème symphonique à tableaux Ma Patrie (Má vlast, 1874-1879) dont la pièce la plus célèbre est Vltava, véritable incarnation du «sentiment tchèque».
Le Quatuor De ma vie, joué au musée le 17 mars, est écrit à la même période. Smetana décrit ainsi cette autobiographie sonore: «Premier mouvement: goût pour l’art dans ma jeunesse, atmosphère romantique, nostalgie indicible… puis, dès le prologue, l’avertissement du malheur futur, et la note « mi » du finale longtemps tenue c’est le sifflet funeste et strident qui s’est déclenché dans mes oreilles en 1874, marquant le début de ma surdité. Le deuxième mouvement, quasi polka, me transporte à nouveau dans le tourbillon joyeux de ma jeunesse alors que je composais une multitude de danses tchèques et que j’avais moi-même une réputation de danseur infatigable. Le troisième mouvement est une évocation de mon premier amour (…). Le quatrième est la prise de conscience de la réelle force d’une musique nationale, période de joie, jusqu’au moment de l’interruption brutale provoqué par la surdité.»
Antonín Dvořák, de l’art national au patrimoine universel
D’origine modeste, destiné à l’origine par ses parents à la carrière de boucher, Antonín Dvořák a su tirer de la musique populaire de son pays, à la suite de Smetana, les traits fondamentaux d’un art national original et le hausser au rang de patrimoine universel. Contrairement à Janáček qui développa des formes nouvelles, il est resté plutôt traditionaliste et classique.
Son génie s’exprime dans une inventivité mélodique perpétuelle: chaque sensation se traduit en motif musical. Si Dvořák n’avait pas le sens politique de Smetana, il avait toutefois une indéniable intuition de l’importance de son rôle d’artiste.
Sa piété profonde se traduisait, comme celle de Calame, par un sentiment intense de la nature. Le Quatuor à cordes n°11 en ut majeur, Les Cyprès, dont des extraits seront joués dimanche au musée, atteste de cette importance de la relation à la nature. À l’origine, il s’agit d’un cycle de lieder pour piano et soprano composé par Dvorak en 1865 sur des poèmes d’amour tirés d’un recueil éponyme écrit par Gustav Pfleger-Moravsky, pour une de ces élèves dont il était tombé amoureux. Il les retravailla et en tira une version pour quatuor à cordes qui fut créé en 1888.
Janáček, de l’art national aux formes nouvelles
L’œuvre de Leoš Janáček ne sera reconnue que tardivement, peu avant la fondation de la première République tchèque, en 1918. Son écriture trouve ses racines dans le rythme, les intonations de la langue et les particularités harmoniques de la musique populaire morave. Ses recherches sur la transposition musicale de la langue tchèque ont fait de la littérature une de ses sources d’inspiration.
Son Quatuor n°1 de 1923 que le Quatuor de Genève interprétera est tiré de la Sonate à Kreutzer, nouvelle de Tolstoï publiée en 1889 dont le titre fait référence à l’œuvre éponyme de Beethoven jouée par des protagonistes de l’histoire. C’est le récit d’un drame conjugal dans un milieu bourgeois russe, de la progression de la jalousie au crime. Janáček s’inspire du personnage de l’épouse, jeune femme pure, prisonnière d’un mariage sans amour et victime de la jalousie maladive de son mari. Le sort de la femme-martyr était déjà au cœur des opéras Jenufa et Katia Kabanonva. Chacun des instruments est une voix qui, de la plainte au cri, dépeint dans l’enchaînement des motifs les tourments de la jeune femme, sa vie malheureuse, les émois provoqués par un jeune violoniste, la tyrannie du mari, la peur, le doute, l’agonie.
Calame et la peinture «suisse»
Alexandre Calame est un véritable Confédéré. Né à Corsier-sur -Vevey, puis élevé à Cortaillod, il s’installe à Genève avec sa famille en 1824. Il y devient élève, puis rival de François Diday.
Son Orage à la Handeck est considéré comme l’acte de naissance de la peinture nationale suisse. Primé au Salon de Paris en 1839, remarqué l’année d’avant à celui de Genève, le tableau est acheté par souscription publique pour le Musée Rath, qui est aussi une école de dessin. Le Gouvernement bernois avait acheté à Calame une Vue prise de la Handeck l’année précédente pour l’école des beaux-arts afin qu’elle servît de modèle aux artistes en formation.
Cette union des Alpes et de la nation helvétique trouve son origine dans un célèbre poème d’Albrecht von Haller, Die Alpen, écrit en 1728 et traduit en français en 1749. Un siècle plus tard, le peintre Rodolphe Tœpffer livre un véritable plaidoyer dans De l’artiste et de la Suisse alpestre (1837) et Du paysage alpestre (1843) pour la représentation de la haute montagne comme iconographie nationale… Il couvre Calame d’éloges pour cette vision grandiose et tourmentée de ce coin touristique des Alpes bernoises dont la dramaturgie est renforcée par les dimensions de la toile. Le grand format, d’ordinaire plutôt réservé à la peinture d’histoire, est ici manifeste de la prééminence du genre du paysage dans la conception des artistes suisses.
Les Alpes sont encore la colonne vertébrale de la peinture de paysage de Ferdinand Hodler qui vint de Berne à pied jusqu’à Genève pour copier Calame.
Dimanche 17 mars à 11h
Musée d’art et d’histoire
Quatuor de Genève
Dvořàk – Les Cyprès (extraits) de Dvořàk, Janàček – Quatuor n°1 « Sonate à Kreutzer » de Janàček et Quatuor n°1 « De ma vie » de Smetana
Prix: CHF 20.- et CHF 15.-, libre jusqu’à 18 ans
Réservation: Espace Ville de Genève, Maison des arts du Grütli, Cité Seniors, Genève Tourisme et sur place une heure avant le concert