Veyrier, un site emblématique de l’archéologie dans la région genevoise
L’histoire des découvertes effectuées sur le site paléolithique de Veyrier permet d’évoquer bon nombre de savants et de chercheurs impliqués non seulement dans la mise au jour et l’étude de ce site et des objets qui y ont été trouvés, mais également dans l’ensemble des découvertes réalisées dans la région genevoise au XIXe siècle. Beaucoup d’objets qui constituent les collections archéologiques du Musée d’art et d’histoire en sont issus.
Les recherches à Veyrier se déroulèrent en quatre phases: les pionniers, la deuxième vague du XIXe siècle, la surveillance du site et les dernières tentatives de fouilles (1928-1976).
La deuxième vague du XIXe siècle
Le 30 septembre 1867, Alphonse Favre (1815-1890), éminent géologue et professeur à l’Université de Genève, guide pour le Club jurassien une course destinée à présenter la découverte de Taillefer; il trouve alors une couche sombre charbonneuse dans laquelle il récolte quelques silex et des restes de faune. Le savant, connu pour la rigueur de ses travaux – notamment la carte géologique du canton – donne alors une description très juste et précise de la chronologie des occupations à Veyrier. Comme nombre de ses contemporains, il conserve dans son «cabinet de curiosités» les objets qu’il recueille. Ils seront donnés au Musée d’histoire naturelle par son fils Ernest. Mais les pièces archéologiques ont ensuite été transférées au Musée archéologique.
En 1868, Favre indique l’emplacement de ses découvertes à François Thioly (1831-1911), chirurgien-dentiste, politicien lui aussi, célèbre avant tout pour ses talents d’alpiniste. C’est à ce titre qu’il connaît particulièrement bien le Salève, où il a exploré diverses grottes. Dès janvier 1868, Thioly loue au carrier Jean Fenouillet l’emplacement repéré par Favre, suit la couche identifiée par ce dernier, entreprend des travaux de déblaiement et pénètre sous trois gros blocs qui forment un espace vide, abri dont il lève un rapide croquis. Pionner de véritables fouilles – même sommaires selon les critères actuels – Thioly recueille quatre à cinq-mille silex, des objets en bois de renne, des pointes de sagaies ou des aiguilles à chas, et surtout un magnifique bâton perforé présentant sur une face «un animal herbivore dont la tête est armée de cornes rejetées en arrière [un bouquetin], et de l’autre un rameau de fougère». Thioly remarque, avec un à-propos saisissant pour l’époque, des pièces en cours de fabrication, «preuve que les instruments en os se fabriquaient, comme ceux en silex, dans la caverne même». Il récolte également des éléments de parures, tels que perles, dents ou coquilles marines perforées, à partir desquelles il déduit l’existence d’un commerce à grande distance.
De l’annonce de la découverte de la station Favre et de la fouille de l’abri Thioly découlent de sérieux problèmes diplomatiques entre deux chercheurs concurrents: Thioly et Hippolyte Jean Gosse (1834-1901), professeur de médecine légale, grand passionné d’archéologie et personnage central de la constitution de nos collections d’archéologie régionale. La famille de Gosse possédait une propriété à Mornex, sur le Petit Salève; cette résidence influença peut-être le goût de Gosse pour l’archéologie du pied de cette montagne. En parallèle à ses activités médicales et politiques – il fut membre du Conseil municipal et du Grand Conseil – Gosse assuma longtemps la fonction de conservateur tour à tour ou conjointement de plusieurs musées genevois: le Musée historique, le Cabinet des antiquités, le Musée épigraphique, la salle des Armures, et surtout le Musée académique dès 1863 (ou 1864), puis le Musée archéologique dès sa création en 1872, jusqu’à sa mort en 1901. C’est à lui que l’on doit d’avoir rassemblé, du vivant de leurs inventeurs, le maximum de données concernant les découvertes anciennes faites à Veyrier, données qu’il collectait en échangeant une abondante correspondance avec les différents acteurs, comme nous l’apprennent les archives léguées par sa fille au Musée d’art et d’histoire en 1929. On ne peut que déplorer que Gosse, malgré toute l’énergie investie, n’ait jamais publié sa synthèse des données sur les abris de Veyrier.
Pour en revenir au conflit qui l’oppose à Thioly, Gosse prétend avoir connu l’abri avant la visite d’Alphonse Favre, bien que Thioly précise dans ses articles que l’abri était invisible, recouvert de blocs détachés ultérieurement, et qu’il ne l’a trouvé qu’en suivant la couche de terre noire repérée par Favre. On peut déduire de cette controverse que Gosse connaissait sans doute l’emplacement de la station Favre et le niveau noir riche en mobilier, qu’il avait probablement récolté des objets archéologiques et des os, mais qu’il ignorait la présence de l’abri lui-même.
Une attestation, en date du 16 janvier 1868, établie par le carrier Fenouillet, éclaire ce conflit entre les deux chercheurs d’un jour particulièrement amusant: elle stipule que les objets découverts jusqu’au 12 janvier 1868 n’ont été remis qu’à Favre, Gosse et Alexandre Rochat (un ingénieur spécialiste de la géologie du bassin lémanique), ajoutant qu’à partir de cette date la carrière est louée par la commune à Thioly. Elle précise enfin que toute autre personne en possession d’objets de cette carrière les aurait volés… Et le carrier de signer l’attestation d’une croix!
S’étant donc fait devancer par Thioly, qui a loué l’emplacement de l’abri qu’il entend fouiller, Gosse loue à son tour, dès avril 1868, une zone à proximité du gisement exploité par son concurrent. Les deux hommes – qui avaient déjà été en compétition dans la recherche d’antiquités lacustres – ne se contentent pas de joutes verbales: l’Almanach du vieux Genève 1958 relate qu’ils en sont venus aux mains le jour où leurs souterrains respectifs dans la carrière Fenouillet se sont rejoints!
En 1916, Alfred Cartier (1854-1921), directeur du Musée Fol et du Musée archéologique puis premier directeur du Musée d’art et d’histoire, publie une synthèse très détaillée des différentes découvertes effectuées à Veyrier, corrélées précisément aux pièces des collections du MAH; il y émet l’hypothèse que c’est parce que Gosse n’avait pas accès aux collections rassemblées par Thioly – complémentaires de celles qu’il avait lui-même réunies – qu’il renonça à une publication partielle des données de Veyrier. En mai 1897 cependant, le Musée archéologique, par l’entremise de son conservateur – Gosse lui-même! –, peut enfin acheter une grande partie de la collection Thioly. Mais cet achat est hélas intervenu trop tard pour permettre à Gosse, mort en 1901, de finaliser la publication du site. Un lot de deux cents pièces que Thioly a conservées n’intégrera les collections qu’à la mort de ce dernier, en 1911, rachetées à sa veuve par Burkhard Reber.