S’ils pouvaient parler…

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Chaque 29 février, les collections du MAH se réveillent en secret

Nous sommes dans quelque sous-sol –discret à défaut d’être secret– où s’alignent, dans de sombres couloirs fermés par de lourdes grilles que vient parfois illuminer l’éclat blafard d’un néon, des armoires coulissantes dont les entrailles bardées de rayonnages croulent sous le poids d’un patrimoine mal aimé.

Peu de gens savent que, chaque 29 février, se produit dans les lieux qui conservent des objets d’ordinaires inanimés, un curieux phénomène… Ces derniers prennent vie et se voient dotés de l’étrange pouvoir de parler entre eux. Tous les quatre ans, durant vingt-quatre heures, les pièces des collections conservées dans les dépôts débattent, commentent l’actualité, se disputent ou se disent des mots doux. Ces échanges bissextiles se doivent d’être efficaces: tout ce qui ne sera pas dit ce jour devra attendre quatre ans pour s’exprimer.

Cette année, toutes les conversations ne tournent qu’autour d’un seul sujet: leur avenir. Ils ont appris que le musée, où ils auraient enfin dû trouver une digne place, ne serait pas agrandi et que leur longue hibernation n’était pas près de prendre fin. Les instruments de musique sont les plus affectés par la nouvelle. La toute petite voix aigrelette d’une pochette en forme de bateau commente ainsi: «C’était trop beau pour être vrai… Nous formons un si bel ensemble, qui aurait pu être présenté in extenso tant nous sommes petites. La minutie nécessaire aux luthiers pour nous donner vie saute aux yeux! Les visiteurs en étaient si surpris au temps où j’étais exposée au Musée des instruments de musique de la rue François-Le-Fort…»

Violon pochette, XVIIe siècle. Forme : manche long. Long. 44,2 cm; larg. 11,4 cm; ép. 5,2 cm ©MAH, photo : E. Marconi, inv. IM 0025
Violon pochette, XVIIe siècle. Forme : manche long. Long. 44,2 cm; larg. 11,4 cm; ép. 5,2 cm
©MAH, photo : E. Marconi, inv. IM 0025

« Sans doute, répond la voix vibrante et profonde la basse de viole de Nicolas Bertrand. Mais on ne vous aurait jamais entendues en concert et aucun fac-similé n’a jamais été réalisé d’après l’une d’entre vous. De nous tous, c’est sans doute vous qui êtes les plus coutumières de l’obscurité. Votre nom de «pochette» traduit bien votre destin… Plus souvent dans la poche des maîtres à danser que sous les ors des salons.» Une autre pochette, en forme de violon miniature s’insurge: «Nous sommes certes moins brillantes qu’une basse de viole mais combien de «tombeaux» ont-ils été composé pour tes sept cordes, tandis que nous autres faisions voleter les jupons au son du menuet? Ce sombre séjour te sied bien mieux qu’à nous.»

«C’est durant des leçons de danse que vous faisiez voleter des jupons! On ne vous vit jamais au bal que je sache. Voyez la tête sculptée qui orne mon manche! Ne suis-je pas d’allure royale. Moi je paraissais à la Cour», répond la basse de viole. «Mais, moi aussi, Mônsieur de la Viole de Gambe, je paraissais à la Cour comme mon nom l’indique», ajoute la Musette de Cour d’un ton nasillard par-dessus son bourdon. À côté, la vielle à roue de Nicolas Lambert, renchérit avec nostalgie: «Nous en avons fait des fêtes galantes!»

« Quand la noblesse française s’amusait à jouer au berger et à la bergère! Vous n’êtes tous deux ni plus ni moins que des phénomènes de mode», rétorque un violon baroque enroué dont la corde de mi est cassée. «Nous autres violons sommes nés au XVIe siècle et sommes encore joués aujourd’hui». La viole de Bertrand regarde son cousin avec dédain: «Précisément, il suffit d’aller au concert pour voir un violon… Quel besoin aurais-tu d’être sous vitrine? Tes congénères baroques faits par Stradivarius sont toujours joués, eux! Si tu ne méritais pas d’être dans l’ombre, ce serait aussi ton cas.» «Tu oublies que moi, je suis dans mon jus. La position de mon manche est d’origine, on ne m’a pas modifié… je suis un vrai objet de musée», se défend le violon, rassemblant sa fierté. «JE suis un vrai objet de musée, objecte la viole de gambe. Sans moi et mes congénères conservés dans les musées, on ne pourrait plus jouer Marais, Forqueray, Sainte-Colombe… Que de copies ont pu être réalisées grâce à moi! J’ai même une sœur encore jouée aujourd’hui, elle appartient à un musicien qui s’appelle Christophe Coin. Il est venu me voir il y a quelques années car il devait faire restaurer ma sœur…»

Cor à trois pistons, dit "nouveau cor Sax", Adolphe Sax, v. 1865 ©MAH, photo: E. Marconi, inv. IM 0536
Cor à trois pistons, dit « nouveau cor Sax », Adolphe Sax, v. 1865
©MAH, photo: E. Marconi, inv. IM 0536

La déception et la frustration font monter le ton dans la discussion. Tous les instruments s’en mêlent. Les cuivres à piston déplorent que sous prétexte de leur invention tardive, ils soient toujours considérés comme trop «jeunes» pour être exposés. Ceux fabriqués par Adolphe Sax rappellent à grandes salves que ce dernier est né il y a déjà 202 ans! Les violes d’amour vibrent par sympathie. Les guitares jouent des sérénades avec l’énergie du désespoir, tirant de longs sanglots aux violons. La clarinette d’amour souffle les premières mesure de l’andante du concerto pour clarinette de Mozart afin d’adoucir les mœurs. Tandis que le cor anglais de Brod lui fait remarquer sèchement que la pièce a été composée pour une clarinette de basset

La cacophonie est à son comble quand la harpe Naderman fait soudain résonner quelques accords dissonants. Ses collègues ne sont guère coutumiers de ces sonorités qui ne sont pas sans rappeler William Blank. Puis c’est très mélodieusement qu’elle s’exprime: «Silence ! Silence ! La seule chose que vous devriez jouer c’est un requiem! Nous sommes tous logés à la même enseigne… Je me voyais déjà exposée, dans une section consacrée à la musique au temps de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791). À mes côtés, se serait trouvée la flûte Doelling. Vous le savez, j’ai été fabriquée à Paris l’année où le jeune viennois y composa son concerto pour flûte et harpe en 1778. C’est Marie-Antoinette qui me mit à la mode dans la capitale française et la harpe qu’elle jouait était elle aussi de la main de Naderman. Ah, la petite Marie-Antoinette! Mozart l’avait rencontré enfant en 1762. Dans un autre dépôt, un dessin de Jean-Étienne Liotard la représente cette même année. Elle a sept ans…

Harpe à pédales, Jean-Henri Naderman, v. 1780. Haut. 163,5 cm; larg. 78 cm; prof. 38 cm ©MAH, photo Y. Siza, inv. IM 0309
Harpe à pédales, Jean-Henri Naderman, v. 1780. Haut. 163,5 cm; larg. 78 cm; prof. 38 cm
©MAH, photo Y. Siza, inv. IM 0309


Toi, la clarinette en si bémol de Theodor Lotz, tu aurais permis d’évoquer la collaboration entre Mozart, Lotz et Stalder et les liens étroits entre compositeurs, facteurs et interprètes. Quand on pense que du prolifique facteur de la Cour impériale de Vienne on ne connait au monde plus que quatre instruments et que la seule clarinette est parmi nous! Vous, les violons de Mittenwald , vous n’auriez pas figuré loin: Leopold Mozart possédait un Stainer, Wolfgang, un de Klotz. Et le pianoforte Baumann de la Fondation de la Ménestrandie nous aurait tenu compagnie… Mozart jouait le même chez le Prince-Archevêque Colloredo à Salzbourg. Il est jouable, lui! Il me semblait déjà entendre Pierre Goy interpréter les variations sur Ah vous dirais-je Maman peut-être écrites à Paris suite au décès de la mère de Wolfgang, toujours en 1778… Je sais que tous, comme moi, vous vous êtes vu exposés. Vous avez vibré à l’idée de regards curieux et admiratifs portés sur vous. Vous avez imaginé les soins attentionnés des restaurateurs qui vous auraient remis en état. Les plus idéalistes ont même pensé à l’effet que ça leur ferait d’être à nouveau entendu, ne serait-ce que sous forme d’enregistrement et même juste pour quelques notes… Ah, le pincement de doigts fins sur les cordes, les bras de l’interprète autour de moi, le ballet des pieds sur les pédales… même la clef d’accord tournant les chevilles me manque furieusement…»

La harpe fait encore entendre quelques notes d’une triste mélodie avant que l’implacable silence ne reprenne son règne sur le royaume de l’ombre.

Nous serions ravis de vous entendre

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