Auguste Rodin, Eugène Carrière, Puvis de Chavannes. Ces trois artistes français font l’objet d’une exposition, en février 1896, au Musée Rath. Pour l’occasion, le contenu de deux salles de la collection permanente est déplacé et entreposé dans les sous-sols du bâtiment. Il aura fallu l’énergie enthousiaste et la conviction engagée de deux personnalités genevoises importantes pour mettre sur pied cette manifestation: Auguste Baud-Bovy, peintre, et Mathias Morhardt, poète, critique d’art et écrivain. Cent quatre-vingt-trois œuvres sont présentées parmi lesquelles quarante-trois bustes, dessins et photographies de Rodin. Dans cette exposition – l’une des premières principales de sa carrière et la première qui lui est consacrée en Suisse –, la postérité aura retenu la volonté de l’artiste d’exposer, aux côtés de ses sculptures et de ses dessins, des photographies de ses œuvres; dès lors, il n’aura de cesse de confronter ces différents media, la photographie lui paraissant essentielle dans la perception, la diffusion et la compréhension de sa production.
À la suite de cette exposition, les liens privilégiés de Mathias Morhardt avec Rodin vont encourager l’artiste à donner à la Ville de Genève le portrait sculpté L’Homme au nez cassé. La commission du musée exprime alors son souhait d’acquérir en outre Le Poète. Et Rodin propose qu’il reçoive également, en don de sa part et pour la modique somme impliquée par le coulage en bronze du modèle en plâtre, La Muse tragique. Conçue en 1895 comme l’un des éléments du Monument à Victor Hugo (qui ne verra d’ailleurs pas le jour, entouré des trois muses pourtant intégrées au projet initial), elle fera couler beaucoup d’encre dans la presse genevoise et romande, avec quelques échos dans la presse étrangère.
Entrée au musée en 1897, après le coulage en bronze par la maison Griffoul à Paris, la Muse sera rapidement entreposée dans les réserves puis, sur pression d’une commission ad hoc, présentée dans les galeries des beaux-arts; pour être, quelques mois plus tard et à la faveur du prétexte de la tenue d’une exposition municipale, reléguée à nouveau dans les sous-sols. Par la suite, elle intégrera la présentation permanente avant d’être érigée sur la promenade de l’Observatoire. Elle est désormais exposée sur le péristyle de l’étage des beaux-arts.
Ces disgrâces consécutives révèlent le malaise qu’elle provoqua non seulement auprès du public, mais également auprès de certains initiés. Un échange haut en couleur se fera dans les journaux locaux et se reflète même jusque dans le journal du directeur du musée. Aux articles de soutien signés par Mathias Morhardt répondront des lignes assassines, parfois anonymes. Dans La Tribune de Genève du 3 août 1897, on pouvait lire: «[…] et pour ma part, je ne vois en cette créature qu’une échappée d’un hôpital de pestiférés, à la face, aux mains, aux seins rongés de pustules gangrenées, au cou goitreux, aux membres démesurés et convulsionnés.» Mathias Morhardt répond, dans le même organe de presse, le 8 août: «C’est l’une des œuvres les plus parfaites et les plus complètes qui soient sorties de la main d’un artiste. Et je dirai plus. Je dirai que le grand artiste pourra, sans doute, terminer les parties qui manquent encore à son œuvre. Jamais, je crois, il ne retrouvera l’accent impérieux dont il a, dans son premier mouvement d’enthousiasme, imprégné cet admirable morceau. Aussi, prétendre que la Femme accroupie ne se comprend plus lorsqu’elle est séparée du monument de Victor Hugo, c’est un peu comme si on disait que les frises du Parthénon n’ont plus de signification depuis qu’elles ne sont plus sur l’Acropole.»
Une histoire mouvementée donc, qui révèle bien les aléas – faveurs et disgrâce – qu’a pu connaître l’une des pièces majeures de notre collection.
Texte publié suite à l’Entretien du mercredi du 14 novembre présenté par Isabelle Payot Wunderli.