Un fauteuil signé Yves Boucard entre dans les collections
Imaginez un bouquetin fièrement campé sur ses pattes arrière observant au loin le panorama qui s’étend devant lui. Imaginez à présent que ce dernier s’élance depuis un rocher escarpé et qu’un artiste décide de s’inspirer à la fois de sa force et de son agilité pour le sculpter dans le bois. Le fauteuil Bouquetin créé en 2000 par le Suisse Yves Boucard figure cette transformation d’un animal alpin en objet du quotidien. Il est le fruit d’un regard attentif porté sur un environnement vivant et d’une volonté de rendre l’habitat aussi poétique qu’étonnant. Le Musée d’art et d’histoire a le privilège de recevoir en donation ce siège qui prend place au deuxième étage de la Maison Tavel. Il s’agit de la première œuvre de cet artiste à entrer dans les collections.
Du mimétisme
De la joue du fauteuil s’élève une longue corne recourbée digne d’un caprin adulte des plus aguerris. Cet arrondi majestueux est supporté par quatre pieds qui s’affinent pour reposer avec délicatesse sur le sol. L’artiste Yves Boucard (Morges, 1953*) pousse le mimétisme avec l’animal sauvage jusqu’à resserrer les appuis arrière du siège, comme ceux d’un bouquetin qui évolue avec assurance le long des parois abruptes. Pour créer ce meuble, il a découpé et irrégulièrement jointé des planches en noyer massif non rabotées autour d’un cœur composé d’un collage de deux feuilles de contreplaqué bouleau. Par cet assemblage, le fauteuil – à mi-chemin entre le meuble et la sculpture – reprend la corpulence robuste de l’animal et sa silhouette élancée.
Une finition irréprochable
Haut de 126 cm, le Bouquetin a été ouvragé à la tronçonneuse, instrument que le Vaudois qualifie de «poétique», puis à la meuleuse à disque. Il a ensuite travaillé à la scie afin d’obtenir des effets de matière, des éraflures et des entailles visibles, par exemple, sur la partie frontale de la corne. À l’inverse, il a lissé l’assise pour un rendu plus homogène, bien que toujours marquée de stries qui favorisent les jeux de lumière. Quant à la teinte rocailleuse du siège, elle résulte d’un mélange de différentes tonalités de blancs et de gris, recouvert de deux couches de vernis protecteur. Selon l’artiste, par la très grande rigueur d’exécution et de finition, jamais un vêtement ne s’accroche à ses réalisations !
Le charme de la dissymétrie
Si Yves Boucard a retenu les contours d’un bouquetin pour modèle, pourquoi n’a-t-il sculpté qu’une seule corne ? La réponse se trouve au Musée national suisse de Zurich, où un second fauteuil du même nom est conservé. Les sièges ont en effet été fabriqués en miroir, dans un souci de reproduire les deux attributs de l’animal. Il faut donc former la paire pour qu’un dialogue s’instaure entre les contreparties inversées. Ces Bouquetins illustrent parfaitement la variété des formes célébrée par l’artiste pour qui le charme de l’irrégularité est fondamental. Leurs accoudoirs, par exemple, ne sont pas de la même hauteur: celui qui porte l’ondulation ample du cou, de la tête et de la corne forme le point de départ d’un mouvement circulaire ascendant. L’absence d’angles droits est même un signe distinctif du travail d’Yves Boucard dans lequel «tout est déséquilibre, dissymétrie, molestage[1]».
Une force primitive
Depuis de nombreuses années, Yves Boucard façonne un univers peuplé d’animaux, de plantes et de quelques rares personnages aux allures fantasques. Avec le Bouquetin, il remonte dans le temps: à travers le dessin de ce bovidé, difficile de ne pas songer aux peintures de l’art pariétal représentant la grandeur du règne animal. Du bois sculpté par l’ébéniste se dégage une indéniable force primitive, comme «une présence millénaire[2]», métamorphosant le siège en un objet totémique sans âge. L’artiste, qui se définit volontiers comme un artisan, préfère pour sa part désacraliser son œuvre en lui infligeant un coup de pied amical et ainsi rappeler sa fonction première, à mille lieues de ces considérations abstraites.
Un nom pour chacun
À l’instar du Bouquetin, les meubles d’Yves Boucard ont la particularité d’être uniques, datés, estampillés, répertoriés et surtout nommés; le créateur se plaît à baptiser chacune de ses œuvres de patronymes évocateurs, qu’il s’agisse de commodes, armoires, secrétaires, tables de travail, paravents, consoles ou porte-revues. Champignon mignon sert ainsi à désigner un fauteuil en forme de bolet, Chaises pour douce pensée un ensemble aux dessins floraux, Cœur à cœur une méridienne dont le dossier magnifie l’emblème de l’amour. Influencé par des artistes britanniques qui puisent leur inspiration dans la nature, comme Tony Cragg, Richard Deacon, ou encore Richard Long, l’artiste soigne l’expressivité des lignes, insufflant une étrange animation aux formes organiques, comme si, à tout instant, elles allaient prendre vie, déambuler et converser dans «Le jardin de Boucard[3]».
Inclassable et flamboyant !
Présenté depuis 1988 à la Galerie Latham à Genève, Yves Boucard a exposé à Londres, Hambourg, Lyon, Bruxelles, New York, Chicago, et figure depuis plusieurs décennies dans les collections publiques. S’il a développé ses activités dans différentes métropoles internationales, telles que Vancouver, Rio de Janeiro, San Francisco ou encore Paris, c’est bien dans sa Suisse natale qu’il s’établit dès 1983, au centre de la commune de Lonay au-dessus de Morges, non loin des vignobles et des forêts. Il adopte alors un langage libéré dans lequel il déploie une esthétique qui allie précision et onirisme. Relevant autant des savoir-faire de l’ébénisterie du XVIIIe siècle que du design moderne, ses meubles singuliers appartiendraient à un courant original que Stephan Berg a choisi d’appeler avec pertinence et fantaisie le «postmodernisme flamboyant[4]».