La photographie occupe une place particulière au sein de la collection du Cabinet d’arts graphiques. N’ayant pas fait l’objet d’une politique d’acquisition à part entière, elle constitue une «collection cachée» à l’intérieur de celle, plus vaste, des estampes. En identifier les plus belles pièces, découvrir celles dont on ne soupçonne pas même l’existence relève ainsi, par certains aspects, du défi. C’est pourtant ce défi qui a été relevé, depuis 2011, grâce à l’exploitation des inventaires anciens et du progiciel MuseumPlus.
Dévoiler une collection
Si l’art de l’estampe s’exprime grâce à toutes sortes de matrices – bois, cuivre, pierre lithographique, etc. – servant à l’impression de belles feuilles, celui de la photographie se manifeste a priori lui aussi par l’entremise de matrices bien spécifiques – plaques métalliques, négatifs sur verre, négatifs souples, fichiers numériques, etc. – servant de point de départ à de beaux tirages. Toutefois, et c’est là l’un des intérêts du Cabinet d’arts graphiques, certaines photographies ne sont pas identifiées comme telles, parce qu’elles ne constituent pas toujours l’œuvre en soi, mais tiennent un rôle prééminent à l’intérieur d’éditions, de portfolios, de livres d’artistes ou d’éditions multiples. La photographie n’est donc pas seulement faite de tirages sur papier photosensible, mais elle peut être imprimée selon les procédés de l’héliogravure ou ceux de l’imprimerie, comme l’offset. Ces pièces-là sont à considérer, non comme de la photographie au sens classique du terme, mais plutôt comme des «œuvres photographiques». Or, même sous ce terme générique, elles n’ont pas toujours été reconnues et donc répertoriées comme telles. Par conséquent, l’identification de ces œuvres a fait, et fait encore, l’objet d’une recherche spécifique, révélant combien l’inventaire s’avère précieux pour tout projet lié à la mise en valeur d’un patrimoine.
Cet ensemble photographique, pour ainsi dire «invisible à l’œil nu», a été mis au jour grâce à une étude approfondie de l’inventaire existant, ainsi qu’à une consultation des œuvres dans les réserves. Au fil des mois, la remarquable collection qui dormait au sein du Cabinet d’arts graphiques s’est petit à petit dévoilée. Ce fonds, bien que quantitativement modeste, démontre que la photographie a non seulement contribué et participé aux grands mouvements artistiques du XXe siècle, mais s’est également affirmée comme un art à part entière depuis son invention en 1839.
Cette investigation ne pouvait être menée que conjointement par le pôle Beaux-arts et le secteur Inventaire et documentation scientifique du musée, et grâce à un réel partage des connaissances et des compétences. Il a ainsi été possible, dès le début des travaux, de s’accorder sur une définition de la photographie qui tiendrait compte de l’hétérogénéité des œuvres, et de considérer celles-ci d’un point de vue plus large. Telle une chasse aux papillons rares, et afin de ne manquer aucun spécimen, il a été décidé que serait prise en considération toute œuvre réalisée avec un appareil photographique, quel que soit le support sur lequel aura été fixé l’image, l’instrument de travail de l’artiste l’emportant ainsi sur tout autre critère technique.
Toutefois, comment repérer ces «papillons rares» au sein d’une collection d’estampes, de multiples et d’éditions estimée à plus de 300’000 pièces, sachant que les anciens inventaires pouvaient ne pas avoir indiqué leur présence et que certains fonds anciens n’avaient pas encore été inventoriés? Il a fallu procéder par étapes, en partant de l’existant: l’examen de l’ancien fichier papier a constitué la première de ces étapes.
À ce jour, et après plus de deux ans de travail, près de 1500 entrées portent désormais la mention «photographie» dans la collection du Cabinet d’arts graphiques recensée dans la base de données. Pourtant, cet inventaire ne saurait être exhaustif. Seul un récolement des albums et des éditions pourra le compléter, et seule une attention particulière à ce médium sera à même d’identifier de nouvelles pièces. Ce qui permettra, à l’avenir, de distinguer les œuvres qui donnent à la photographie une place centrale, ou du moins essentielle, de celles dans lesquelles cette technique n’est qu’un moyen d’expression secondaire. Ce récolement offrira en outre la possibilité de vérifier l’état de conservation des œuvres et les éventuels besoins en matière de conditionnement.
Un inventaire peut en cacher un autre
Il convient également de relever que d’autres collections, au sein du Musée d’art et d’histoire, conservent des photographies. Nous pensons notamment aux collections d’archéologie et à celles des arts appliqués, sans oublier le fonds historique de la photothèque. En ce sens, l’achèvement de cette première «campagne de reconnaissance» de la collection photographique du Cabinet d’arts graphiques suscitera sans doute d’autres recherches. Ainsi, une mise à niveau des inventaires faciliterait l’organisation de projets transversaux, accompagnés de publications, de rencontres et d’expositions et, par conséquent, relancerait l’intérêt pour la photographie auprès du grand public, des amateurs, des mécènes, des artistes et des spécialistes. Une meilleure identification des contenus des collections permettrait aussi d’établir une politique d’enrichissement raisonnée, selon des critères fondés sur la connaissance réelle du potentiel de chaque domaine.
Présences photographiques: une constante remise en question des définitions
En 2014, trois ans après le début de l’identification de la collection photographique du Cabinet d’arts graphiques, la démarche constitue encore un work in progress. Mais, s’il ne fallait mettre en valeur qu’un seul des aspects les plus réjouissants de ce travail de longue haleine, il suffirait de mentionner le fait que la très grande majorité des œuvres sélectionnées à ce jour en vue de leur exposition d’ici 2016, n’a jamais été montrée au public.
Néanmoins, parmi celles-ci, il en est une que le public connaît et qui, contre toute attente, contrevient à la définition fixée en amont de ce projet: le Rayogramme de Man Ray a en effet été réalisé sans appareil photographique, puisque l’œuvre est née par insolation directe du papier photosensible, et c’est par conséquent le support qui l’emporte ici sur toute autre considération, contrairement à la règle fixée. Ne faut-il pas toujours une exception à la règle? Cette pièce acquise en 1968 ne pouvait, quoi qu’il en soit, échapper à la sélection, car le réel est toujours là, même si la photographie est aussi paradoxale que le réel lui-même: ces ombres portées, devenues blanches alors que le reste de la surface a été noirci par l’action de la lumière, sont bien les silhouettes distantes de la main réelle de l’artiste et celles, toutes aussi réelles, d’objets choisis. Leurs présences «photographiques» sont, comme le veut l’étymologie – et en définitive la seule définition invariable du mot photographie – une «écriture de la lumière».
Texte rédigé en collaboration avec Geneviève Laplanche et publié dans Genava. La revue des Musées d’art et d’histoire de Genève n° 61, 2013