Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Genève voit naître plusieurs artistes au talent satirique avéré, tels Jean Huber l’Ancien ou Wolfgang-Adam Töpffer. La France est alors le premier modèle de l’art «sérieux» pour les Genevois, mais ce sont les productions anglaises qui nourrissent leur verve comique et parfois férocement critique à l’égard des mœurs, de la politique ou de la religion de leur temps. Si le lien entre les artistes locaux et leurs illustres contemporains anglais, tel William Hogarth, a souvent été souligné par les historiens de l’art, jamais il n’a été présenté au public sous la forme d’une exposition. Avec Satires! Caricatures genevoises et anglaises du XVIIIe siècle, le Cabinet d’arts graphiques se propose de combler cette lacune.
Caricature ou satire?
La satire, et, plus largement, la caricature, existe probablement depuis la naissance de l’homme. La formalisation de la satire intervient toutefois à l’époque romaine. D’abord genre littéraire, elle définit un mélange de registres et de formes dans un même ouvrage. Satura désigne à l’origine un pot-pourri de différents légumes et viandes; l’adjectif satur signifie quant à lui «rassasié», «chargé», «abondant», «saturé», et s’inscrit donc dans un même champ sémantique du verbe italien caricare («charger», «exagérer») à l’origine du terme «caricature». Le poète latin Lucilius (2e s. av. J-C) est souvent cité comme «l’inventeur» du genre, parce qu’il l’emploie dans un but critique. Les Satires de Juvénal (1er-2e s. ap. J.-C.) restent également célèbres, l’auteur y fustigeant avec un humour corrosif la dépravation de son époque. Sur le plan visuel, la charge se manifeste depuis la plus haute antiquité, l’archéologie révélant des exemples de graffitis ou de figurines grotesques de l’Égypte pharaonique à la Grèce classique.
Qu’elle soit littéraire ou visuelle, la satire est un type particulier de caricature, dont les visées sont critiques et dénonciatrices. Au-delà d’un simple effet humoristique ou moqueur, la satire affiche généralement un point de vue politique ou moral. Ses procédés sont toutefois ceux de la caricature au sens large: l’exagération, vers le haut comme vers le bas; l’accentuation de certains traits physiques ou moraux jusqu’au ridicule; la juxtaposition d’éléments antinomiques; l’animalisation, la végétalisation ou la chosification; l’emploi d’un registre du «bas corporel» (scatologie, sexualité, excrétions diverses); le renversement carnavalesque…
Une double tradition
Le genre satirique développé par les artistes anglais au XVIIIe siècle emprunte aux deux traditions majeures de l’art occidental, l’Italienne et la Hollandaise. Parmi les prédécesseurs insignes de la caricature moderne se trouve en effet Léonard de Vinci et ses visi montruosi («visages monstrueux»), dont on ne sait s’ils sont le fruit de l’observation de physionomies réelles ou d’un effet de charge. Quoi qu’il en soit, ces figures outrées connaissent une diffusion considérable par la gravure dans les siècles suivants. Hogarth lui-même revendique explicitement cette filiation, reproduisant l’un de personnages de Vinci en bas à droite de sa planche Caracters and Caricatures (1743). En Italie, Les Carrache, Le Guerchin ou le Bernin produisent également des dessins satiriques, singeant parfois des personnes réelles – y compris le pape. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, la plume de Giovanni Battista Tiepolo donne vie à de nombreux personnages burlesques, tandis que Pier Leone Ghezzi poursuit avec succès la tradition des Carrache dans son atelier romain. Les touristes, au premier rang desquels les Anglais, nombreux alors dans la Ville éternelle, contribuent à la diffusion de ses portraits-charge. Ces figures cocasses nourriront la fibre satirique britannique au même titre que les exemples plus anciens.
Au nord, l’iconographie de la Nef des fous, de l’Apocalypse, de la Tentation de Saint Antoine ou des vices et des vertus donne lieu à une production largement marquée par la caricature via l’animalisation, l’outrance et le grotesque (Jérôme Bosch, Matin Schongauer). Les scènes de genre à nombreux personnages telles que celles de Breughel l’Ancien, les allégories des cinq sens ou les vues d’auberges d’Adriaen Van Ostade comportent également nombre d’éléments caricaturaux. Les Gobbi et les Balli de Jacques Callot, inspirés par les personnages burlesques de la Commedia dell’arte et les bossus employés à la Cour de Florence, deviennent rapidement célèbres. De même, les caricatures du bohémien Wenceslas Hollar, très largement influencé par Vinci. Au XVIe siècle apparaissent également les représentations des Cris, cette imagerie populaire des métiers de rue diffusée à bon marché par l’estampe. Poursuivie par des artistes aussi célèbres que François Boucher, cette tradition verse parfois dans la satire sociale.
Outre ces représentations «chargées», les artistes du XVIIIe siècle connaissent les recherches menées sur la caractérisation des personnages et les études sur la physionomie. Le Traité des proportions du corps humain (1528) d’Albrecht Dürer, la Méthode pour apprendre à dessiner les passions (1698) de Charles le Brun ne sont certainement en rien étrangères au sculpteur Franz Xaver Messerschmidt , dont les fameuses «têtes de caractères» comportent une charge comique indéniable. Viendra ensuite la physiognomonie, science antique théorisée dans les années 1770 par le Zurichois Johann Kaspar Lavater, très en vogue à la fin du siècle, et immédiatement parodiée, entre autres, par le physicien allemand Lichtenberg.