Pas besoin d’un dessin, exposition événement au MAH, s’accompagne d’un catalogue, qui inclut un dialogue entre Jean-Hubert Martin et Marc-Olivier Wahler.
Le commissaire y explique, entre autres, sa méthode de travail au moment de poser un œil neuf sur la collection et de révéler la richesse du patrimoine genevois. L’entretien qui suit est à retrouver en intégralité dans le catalogue édité par le MAH.
Du plaisir de la découverte
Marc-Olivier Wahler: Quand tu es venu au musée pour la première fois avec cette exposition en tête, quelle a été ta réaction quand tu as visité les salles et, surtout, les réserves?
Jean-Hubert Martin: J’avais visité le MAH il y a assez longtemps, et j’avais un certain nombre d’œuvres en tête: des «pépites», par exemple La Fontaine personnifiée d’Agasse, et des peintures beaucoup moins connues, mais que je repère toujours. Elles sont souvent considérées comme atypiques, et c’est justement ce qui m’intéresse. J’ai commencé par regarder le bâtiment et je me suis retrouvé devant un de ces musées typiques, comme il y en a beaucoup dans les grandes villes en France: un édifice très pompeux avec une façade sculptée, de grands escaliers solennels, une espèce de trompette de la renommée au-dessus de la porte qui crie la gloire de l’art, tout un apparat de décors et d’ornements qui date d’un autre temps et qui est si déconnecté de la vie d’aujourd’hui. Ma première impression fut que repenser l’accès de ce musée qui va s’agrandir allait être difficile, car l’architecture est très présente. Elle ne correspond pas à ce que l’on a envie d’offrir à un jeune public, pour l’attirer et qu’il s’y sente bien. Pour ce qui est des réserves, c’est pour moi toujours un plaisir de les visiter, car on y voit les objets comme on aimerait les montrer au public, de manière complètement déhiérarchisée. C’est un peu comme si on entrait dans le grenier de la maison familiale, qui n’a plus été visité depuis un certain temps et où l’on découvre des objets inattendus.
MOW: As-tu une technique pour appréhender ces réserves?
JHM: Non. J’essaye d’être le plus ouvert et attentif possible. Évidemment, il y a des choses sur lesquelles je passe tout de suite parce que je ne vois pas comment je pourrais les utiliser ; j’ai des schémas en tête qu’il est assez difficile de décrire. Je m’arrête sur des objets dont je sais qu’ils peuvent éventuellement entrer dans une séquence en gestation. Dans une exposition, j’essaye d’éveiller le regard et la curiosité des gens, de sortir de la banalité, de leur montrer des choses qui suscitent l’attention, la curiosité, l’interrogation.
MOW: Comment définis-tu cette curiosité, cette particularité de la forme ou du contenu?
JHM: Je m’intéresse beaucoup aux «creux» de l’histoire de l’art, à ce qu’elle ne nous montre pas ou qui est atypique. Toute période a des tropismes et c’est incroyable comme nous sommes façonnés par le goût dominant. J’essaye justement d’y échapper. Je prends un exemple: on parle beaucoup, depuis des décennies, de la nature morte, des vanités. Pour cause, il y a des choses absolument passionnantes dans ce genre académique. Or, à côté, se trouve l’énorme ensemble d’œuvres qui traitent de la chasse, par exemple, dont on parle beaucoup moins. Pourquoi? Parce que la nature morte est à la mode? Maintenant que l’on parle beaucoup plus du vivant d’une manière générale, on va sans nul doute s’intéresser à la chasse en peinture et ressortir des tableaux absolument formidables. Voilà ce que j’essaye d’éviter en tentant de repérer des œuvres qui sont d’une certaine qualité d’exécution formelle, qui témoignent d’une créativité, d’une originalité, et qui ne sont pas immédiatement classables.
MOW: Pour toi, l’interprétation est extrêmement importante parce qu’elle participe de la dynamique de l’œuvre; elle la met en lien avec son voisin dans l’accrochage. L’œuvre n’est plus forcément destinée à être vue comme une fenêtre ouverte sur le monde, mais comme partie intégrante d’un flux avec d’autres éléments. En ce qui me concerne, j’ai imaginé ce concept pataphysique du quotient schizophrénique: plus le nombre d’interprétations d’une œuvre est élevé, plus celle-ci gagne en densité. Comment parlerais-tu de l’interprétation?
JHM: Tout d’abord, les conservateurs de musées d’art sont quasiment toujours des historiens de l’art et pas des anthropologues. Ils ont tendance à considérer que le premier paramètre de leur interprétation d’une œuvre est la chronologie, une règle devenue loi. Or, ils ne se rendent pas compte que les accrochages qui respectent presque toujours la chronologie donnent déjà une interprétation. Il n’y a qu’à écouter les conférenciers qui, très souvent dans les musées, parlent devant un tableau sans forcément en parler. Ils décrivent ce qui l’a précédé et ce qu’il annonce: or, tout placer dans un continuum est une première interprétation d’une œuvre. Au marché aux puces, on est en dehors de tout continuum. Il faut connaître ce à quoi l’on a affaire.
Il n’y a pas d’interprétation qui soit fausse. N’importe qui peut interpréter une œuvre à sa manière, avec son propre univers mental, ses références, son système de pensée et ses tropismes… Cela est difficile à accepter pour beaucoup de conservateurs de musées qui pensent que l’interprétation savante, dite scientifique, est la seule valide. On dit aussi très souvent que l’interprétation juste est celle qui correspond au contexte de création de l’œuvre; cela est parfaitement justifié. Mais il ne faut pas oublier que dès que l’œuvre voyage dans le temps et dans l’espace, elle s’enrichit d’autres interprétations qui correspondent à ce que nous pensons, nous, aujourd’hui. Elles ne sont ni fausses, ni négligeables ou méprisables. Elles ont leur validité.
MOW: Donc, l’exposition parle plus de notre temps, finalement, que du temps de l’œuvre?
JHM: Exactement, parce que tout objet qui est touché par notre regard, même s’il a 2000 ans, devient contemporain. Il n’y a rien de provocant ou d’inadmissible dans le fait de donner aujourd’hui une interprétation à une œuvre qui a 2000 ans. Après tout, les archéologues le font avec des œuvres appartenant à des civilisations qu’ils ne connaissent, justement, qu’à travers les objets découverts sous terre ; ils ont beaucoup d’imagination. Évidemment, on imaginait différemment le rôle ou la fonction d’un objet il y a cent ans. Les interprétations changent.
MOW: Il faut donc faire confiance à l’intelligence du visiteur?
JHM: Absolument. Je trouve intéressant lorsque des gens me disent qu’ils repèrent des références à la bande dessinée ou au cinéma quand ils viennent voir mes expositions. C’est formidable. Dans l’exposition, je propose des clés de lecture. Et il y a également quelques chapitres qui touchent à des questions peu ou mal traitées par les historiens de l’art jusqu’à récemment, comme le freudisme. L’apparition de cette théorie dans l’interprétation des œuvres est relativement récente, tout comme l’approche féministe. Qui aurait pu penser que le féminisme, qui est en gestation depuis quelques décennies mais qui éclate en ce moment, allait transformer à ce point notre goût et notre manière d’appréhender les œuvres d’artistes femmes? Il y a aussi la sexualité, qui a toujours été traitée de façon très pudique. Le titre L’Enlèvement d’Hélène que l’on utilisait toujours pour la peinture ancienne, alors qu’il s’agit d’un viol, relève d’une belle hypocrisie. D’ailleurs, les grandes collections de peinture des musées, y compris à Genève, parlent énormément de tout ce qui touche aux relations amoureuses.
Cet entretien est à retrouver en intégralité dans le catalogue de l’exposition Pas besoin d’un dessin, disponible en français et anglais. L’ouvrage est en vente au MAH, sur le site de la boutique en ligne et dans les bonnes librairies.