L’artiste suisse auprès de Jean Tinguely et de Martin Barré
Depuis la fin du mois de novembre, la salle beaux-arts dédiée à l’art moderne et contemporain accueille Dead Line. Mosset, Barré, Tinguely, une sélection d’œuvres provenant de la Fondation Gandur pour l’Art (FGA) et du Musée d’art et d’histoire (MAH). Elle propose un dialogue entre collections et artistes, en rassemblant les travaux du sculpteur suisse Jean Tinguely (1925-1991), du peintre français Martin Barré (1924-1993) et de l’artiste contemporain suisse Olivier Mosset (né en 1944). Riche en échos formels, cette confrontation inédite offre d’intéressantes pistes de réflexion sur les rapports entre peinture et œuvre en trois dimensions, sur la question des limites de l’œuvre, sur les différentes acceptions de la ligne (horizontale, verticale, courbe, brisée, parallèle, infinie, d’horizon, de fuite…).
De passage dans la salle du musée en cours d’accrochage en compagnie de Justine Moeckli, assistante conservatrice au MAH, et d’Eveline Notter, conservatrice à la FGA, Olivier Mosset s’est confié sur les liens qui l’unissaient à Jean Tinguely et à Martin Barré, deux artistes qui, chacun à leur manière, ont marqué son parcours.
Comment a eu lieu votre rencontre avec Jean Tinguely?
Je suis passé le voir tout simplement! Quand on est jeune, car je suis parti très jeune de la maison, c’est le genre de choses que l’on fait! Une fois arrivé à Paris en 1963, j’ai pris le bottin téléphonique et, sous la profession «artiste», j’ai trouvé l’adresse de Jean Tinguely, dont j’avais déjà vu des œuvres à la Kunsthalle de Berne. C’était impasse Ronsin
[XVe arrondissement], un lieu intéressant car il y avait une série d’ateliers dont un occupé autrefois par Constantin Brancusi. Mais Jean n’était pas là… Je suis alors tombé sur un artiste américain James Metcalf, qui m’a indiqué qu’il était en voyage. Sur ce, il a proposé de m’héberger dans son atelier contre services rendus pour son travail. Lorsque Jean est revenu, de Tokyo je crois, j’ai commencé à travailler pour lui pendant près d’une année avant de retourner à Lausanne.
Comment votre collaboration s’est-elle poursuivie?
En 1964, il était à Lausanne pour l’Exposition nationale (Expo 64) et il a fait appel à moi pour poser une laque sur sa sculpture mobile Eurêka, qui menaçait de rouiller encore plus en extérieur. Puis je l’ai contacté à mon tour lorsque, quelques mois plus tard, je suis reparti à Paris à la mort de mon père. Je m’étais inscrit à l’École du Louvre, où les cours sur l’art ancien m’ont un peu perdu – l’art contemporain, là-bas, c’était Cézanne! J’ai notamment contribué aux décors d’un ballet pour Roland Petit, L’Éloge de la folie (1966), avec Niki de Saint-Phalle et Martial Raysse. Peu après, je l’ai encore assisté pour ses projets dans le cadre de l’Exposition universelle de Montréal en 1967, pour les pavillons français et suisse.
Comment avez-vous fait la connaissance de Martin Barré?
Nous nous sommes rencontrés au début des années 1970, car nous avions tous les deux exposé chez Daniel Templon (Paris). Le groupe JANAPA, formé alors par Christian Bonnefoi, Antonio Semeraro et Pierre Dunoyer, que je connaissais bien, voulait constituer un autre groupe avec Martin Barré. Nous nous sommes alors côtoyés; il habitait à Saint-Germain, je n’habitais pas loin, rue de l’Échaudé… Son atelier était tout petit, raison pour laquelle ses toiles de l’époque sont de petit format. Ensemble, on prenait des cafés, on parlait de tout et de rien, peut-être de galeries mais jamais de peinture. Il était très modeste. D’ailleurs, il ne m’a jamais parlé de ce tableau, un rond noir à la bombe aérosol sur une toile blanche (63-0, 1963), qu’il avait réalisé quelques années avant que je commence ma série des cercles en 1966!
Comment définiriez-vous votre relation avec l’un et l’autre?
J’étais très jeune lorsque j’ai rencontré Tinguely, aussi mon rôle se limitait à travailler pour lui. Notre relation était en quelque sorte celle entre un maître et son apprenti. D’autres gens l’assistaient, mais mes rapports avec lui étaient plus complexes – sans doute ressentait-il une certaine rivalité, ce qui était tout à fait ridicule! Il était Tinguely, moi je n’étais rien du tout… Tout le contraire de Daniel Spoerri (né en 1930), pour lequel j’ai travaillé par la suite, qui avait un côté très paternaliste. Avec Barré, nous avions des rapports de collègues, même si j’étais un jeune peintre.
Qu’évoque pour vous la vision de vos œuvres ici au Musée d’art et d’histoire, entourées de celles de Martin Barré et de Jean Tinguely?
Qu’on aurait pu m’attendre au Musée d’art moderne et contemporain de Genève (Mamco), et que je suis passé directement du côté des morts! (rires) Mais pourquoi pas! Aujourd’hui je suis à la retraite, et il est vrai que l’art contemporain, notamment tout ce que j’ai pu faire avec Daniel Buren, Niele Toroni et Michel Parmentier, fait désormais partie de l’Histoire… Et après tout, je figurais dans le nouvel accrochage de cette salle auprès de John Armleder et de son piano [Furniture Sculpture 77, 1985], il y a quelques années. En ce qui concerne cette machine de Tinguely [immobilisée pour des raisons de conservation], on dit toujours qu’il est dommage de ne pas voir ses machines en marche, dont le son est d’ailleurs très important. Mais Jean avait un avis plus complexe sur le sujet. Je me souviens d’une conversation avec lui sur sa fontaine qui se trouve à Bâle (1977): il était ravi de la voir emprisonnée sous la glace!
Votre Cimaise – sculpture en cinq éléments (2003) trône au milieu de la salle, empêchant à dessein d’appréhender l’accrochage dans sa globalité. Pouvez-vous nous en dire plus?
C’est une idée que j’ai eu pour une exposition au Consortium, à Dijon [1993]. Les idées ne tombent jamais du ciel, mais là je ne me souviens plus comment celle-ci m’est venue! Je sais que c’était après les Toblerones [sculptures réalisées d’après les barrages anti-char suisses]. J’ai dû me dire en voyant des cimaises dans une exposition que cela ressemblait à une sculpture… derrière laquelle on pouvait se cacher. Ad Reinhardt disait bien «la sculpture, c’est ce sur quoi l’on bute lorsqu’on recule pour regarder la peinture»! Comme ici, elles sont habituellement construites puis détruites à la fin de l’exposition, à l’exception peut-être d’une série en métal qui vient d’être exposée, à Paris [VHN Gallery]. Pour aller plus loin, j’avais récupéré les maquettes de ces cimaises, qui avaient été utilisées pour préparer un accrochage au Musée Migros d’art contemporain (Zurich). C’est en manipulant ces petits formats que j’ai imaginé [basculer et empiler] les cimaises pour la Biennale de Lyon [2003]. Depuis, je varie leur configuration et leur nombre à l’envie, comme ce fut le cas au Musée d’art contemporain de Lyon en 2010. Lors d’une exposition à Grenoble, elles étaient présentées en étoile par exemple.
Le Musée d’art et d’histoire tient-il une place particulière pour vous?
J’ai enseigné à l’École supérieure des beaux-arts – aujourd’hui appelée HEAD (Haute École d’Art et de Design) –, qui a l’avantage d’être accolée au MAH. À l’époque, j’avais été très impressionné par l’exposition d’art minimal de la collection Panza di Biumo [au Rath en 1988], organisée par l’Amam [Association des amis du musée d’art moderne, aujourd’hui Association des amis du Mamco]. Cette société œuvrait pour la création d’un musée d’art contemporain à Genève et cette collection a depuis été acquise par plusieurs musées américains, ce qui est bien dommage…