Entretien avec Jakob Lena Knebl
Marcher sur l’eau/Walk on the Water est la première d’une série d’expositions carte blanche initiée au MAH par le directeur Marc-Olivier Wahler. Née en 1970 à Linz (Autriche), l’artiste Jakob Lena Knebl en est la commissaire.
Jakob Lena Knebl, vous êtes une plasticienne, une performeuse et une curatrice. Pourriez-vous nous parler de vous, de votre parcours?
J’ai commencé mes études en art et en design très tardivement, à l’âge de 30 ans. Jusque-là, j’avais travaillé pendant dix ans auprès de personnes âgées. J’ai étudié la «sculpture textuelle» avec Heimo Zobernig à l’Académie des beaux-arts de Vienne. J’ai également suivi le cours de design de mode de Raf Simons, à l’Université d’arts appliqués de Vienne. Dans mon travail, je mets en relation le design et l’histoire de l’art, tous deux agents de la construction de l’identité, du corps et de l’espace social.
Marcher sur l’eau est la troisième fois que vous vous confrontez à un musée et à ses collections dans leur ensemble. Comment tout cela a-t-il démarré?
En 2017, le Mumok, à Vienne, m’a invitée à intégrer mon travail à la collection permanente de manière à créer des nouvelles façons de voir et comprendre ce qui est exposé. En tant qu’artiste-commissaire, mon inspiration est rendue visible par le contexte, celui du musée et l’histoire de l’art et du design. Cette année, j’ai pu monter une exposition au musée Lentos, à Linz, là aussi en travaillant sur la collection, puis à la Galerie Crone à Vienne, mais cette fois avec des artistes contemporains.
Présenter une collection sous un jour nouveau, la rendre accessible à un public éloigné de l’art est pour moi une démarche qui a du sens, sur le plan politique – à l’Académie des beaux-arts de Vienne, j’enseigne également dans le domaine de la médiation. Mon but est d’attirer de nouveaux visiteurs au musée, en ayant recours à l’humour, à la sensualité – je ne veux pas être didactique, je vois plutôt cela comme une invitation. Grâce à l’humour, le public se sent plus libre de se rapprocher des œuvres, d’aller plus avant dans le propos. En outre, j’aimerais que les visiteurs soient séduits par la scénographie, qu’ils y prennent part au lieu de garder leurs distances.
Il existe des artistes qui disent ne pas tenir compte des réactions du public, ce qui n’est clairement pas votre cas. En quoi est-ce important pour vous?
L’influence que peut avoir l’art sur un large public m’a toujours intéressée. Je suis convaincue qu’il y a une dimension politique à cela.
Comment savez-vous si vous avez atteint votre but?
Les visiteurs me font souvent part de leur enthousiasme. À Vienne, il m’est arrivé d’être accostée dans la rue pour parler de l’exposition au Mumok. J’ai aussi fait beaucoup de visites guidées de mes expositions, avec des visiteurs qui revenaient plusieurs fois. Les réactions de la presse étaient également très bonnes. J’ai eu le sentiment de vraiment toucher le cœur des visiteurs, que j’étais parvenue à percevoir leurs réactions, et d’atteindre ainsi l’un de mes principaux objectifs.
Le fait que vous ayez travaillé dans un autre secteur avant d’entreprendre des études artistiques a-t-il un rapport?
Oui, et je pense que cela a à voir avec ma conscience de l’existence des classes sociales. L’art fournit une manière unique de trouver la solution à un défi. Il offre des moments d’émerveillement, de mutation. Mais il donne aussi une autre vision de notre histoire, à travers les œuvres. Avoir accès à celles de Joseph Beuys a eu une influence radicale sur moi. Finalement, je me vois comme une médiatrice. Sans oublier que je suis aussi enseignante.
Cette diversité a-t-elle rendu votre choix et votre processus créatif plus difficiles?
Pas nécessairement. Au Mumok par exemple, il y a des tableaux de Jackson Pollock et de Pablo Picasso et c’était formidable de pouvoir se moquer de ces icônes de l’histoire de l’art. À Genève, la collection est plus liée à la vie quotidienne: on peut y trouver aussi bien des couverts, des chaussures que des peintures.
Êtes-vous intimidée à l’idée de vous «attaquer» à une institution dans sa globalité?
Non. Je ressens de la curiosité et je suis interpellée au plus profond de moi-même. C’est une expérience transformatrice. À chaque fois, j’aborde un nouveau contexte et cela a un effet sur moi, cela influence mon travail. D’une certaine manière, c’est impressionnant, mais c’est aussi très satisfaisant de voir tous ces objets, d’apprendre à les connaître. Et, parfois, je ressens un lien très fort avec certains d’entre eux. C’est très stimulant de réfléchir à la manière de présenter des objets d’art.i
De quelle manière la collection du MAH diffère-t-elle de celles des autres institutions où vous êtes intervenue?
Les collections du Mumok et du Lentos relèvent respectivement de l’histoire de l’art du XIXe et du XXe siècle et de l’art contemporain. À Genève, la sélection est plus large, elle inclut, par exemple, les arts appliqués et elle remonte très loin dans l’histoire, jusqu’à l’Antiquité et la Préhistoire. Elle offre donc un vaste panorama de la société et cela me donne de nombreux contextes avec lesquels travailler.
Quel rapport entretenez-vous avec l’histoire de l’art? Il est clair que vous êtes volontiers irrévérencieuse, mais cela est révélateur d’un attrait profond…
Parallèlement à mes différentes interventions dans des musées, je fais également référence à l’histoire de l’art dans mes propres œuvres. Pour comprendre le présent, il est important de faire face au passé. Chaque rencontre une œuvre de l’histoire de l’art et son point de vue me fait un peu évoluer. Et cela est mon véritable but : changer constamment. Une vie passée à cultiver l’humour joue en cela un rôle essentiel.
Que pouvez-vous dire sur le titre de l’exposition au MAH, Marcher sur l’eau?
C’est une référence au retable de Konrad Witz qui montre Jésus marcher à la surface de l’eau dans la Rade de Genève, mais aussi à la chanson de Deep Purple, Smoke on the Water, qui a été écrite et enregistrée au bord du Léman, à Montreux. Le titre original de l’exposition était We walk on water [Nous marchons sur l’eau], qui fait référence à ces moments où l’on essaye quelque chose de nouveau. Va-t-on y arriver ? Sera-t-on capable de marcher sur l’eau?
Le corps humain, le genre et l’identité sont des sujets que l’on retrouve souvent dans votre travail. D’où proviennent-ils?
J’ai perdu tous les membres de ma famille et j’ai fait face à beaucoup de décès autour de moi; raison pour laquelle je me pose beaucoup de grandes questions sur la vie. Je m’interroge sur l’identité, le genre d’expériences que nous sommes susceptibles d’avoir dans notre vie et ce que nous pourrions en dire plus tard. Je suis donc en train d’élargir mon propre «rayon», pour proposer aux visiteurs d’autres perspectives, d’autres expériences et rendre visibles les choses qui nous entourent : nous devenons ainsi coproducteurs de notre identité. J’aime l’idée d’une relation humain-objet développée par Jorge Luis Borgès dans There are more things, une nouvelle que j’aime beaucoup. Le narrateur se rend dans un village où se trouve une maison qui appartenait à son oncle. Le nouveau propriétaire l’a entre-temps réaménagée de façon mystérieuse. Le narrateur s’y réfugie un soir par hasard, pour échapper à l’orage et se retrouve face à des choses qu’il est incapable de catégoriser. Il se met alors à réfléchir à la nature de ces objets: ces meubles terrifiants ont-ils été faits sur mesure pour un être monstrueux? Au moment où il veut fuir, il entend le propriétaire arriver. Il décide alors de rester par curiosité et de l’affronter. La morale de l’histoire est: si quelque chose ne vous est pas familier, quelle est votre réaction? Êtes-vous curieux d’apprendre de nouvelles choses ou préférez-vous fuir? Quand les choses sont sorties de leur contexte, il nous est difficile de nous appuyer sur nos préconceptions du monde. Tout cela a à voir avec l’identité, mais aussi avec la situation actuelle dans laquelle les politiques identitaires sont très fortes à droite comme à gauche.
Comment s’est passée votre collaboration avec les conservateurs du MAH?
J’ai eu une très belle série de rencontres en février 2020, parmi lesquelles des visites dans les réserves organisées par Dominik Remondino, responsable de la gestion de la collection. J’étais censée revenir en avril, et ensuite tous les mois. Mais, malheureusement, la pandémie y a mis un terme. J’ai fini par fouiller la collection en ligne, qui ne comprend pas encore l’ensemble des œuvres. Et le dialogue s’est poursuivi avec les conservateurs, qui m’ont proposé des objets et des œuvres d’art dans leur domaine de compétence. L’exposition résulte du mélange de ces trois approches de la collection.
Quelles sont les œuvres qui vous ont particulièrement touchée?
Je reste très impressionnée par Carlos Schwabe, que je ne connaissais pas avant de découvrir ses œuvres dans les réserves. Je n’arrivais pas à croire à l’année de leur exécution, parce qu’on dirait des illustrations de pulp magazines, des couvertures pour des livres de fiction gore! J’ai également été très touchée par les sculptures de Carl Angst, un artiste que je ne connaissais pas non plus. On en a inclus une très intéressante dans la boutique, une femme en mouvement.
Comment la pandémie a-t-elle affecté l’exposition? Son contenu aurait-il été différent en d’autres circonstances?
Non, le propos est resté intact, parce que je travaille sur des sujets publics et intimes qui sont toujours plus présents dans la société; l’identité, le corps, le genre, la sexualité. C’est le concept de l’extension du corps, lorsque la manière dont vous vivez révèle des choses à votre sujet: que tirez-vous d’une exposition lorsque vous visitez un musée? Qu’en ramenez-vous à la maison?
Cet entretien est une version abrégée de celui publié dans le catalogue de l’exposition à paraître au printemps.
Retrouvez Jakob Lena Knebl sur la page Soundcloud du MAH. L’artiste vous guide à travers l’exposition, avec un nouveau podcast chaque semaine (en français et en anglais).