L’Apocalypse n’a cessé d’inspirer les artistes
L’Apocalypse a donné lieu à de très nombreuses représentations iconographiques depuis sa rédaction au Ier siècle. Les églises orientales ayant longtemps écarté le texte
de leur canon, la majorité des images inspirées par cet ouvrage se trouve en Occident, récoltant un succès plus ou moins important selon les époques. Sans grande surprise,
les périodes de troubles majeurs – guerres, famines, épidémies – y sont plus favorables. Ainsi, plusieurs édifices des Ve et VIe siècles intègrent des mosaïques figurant l’Agneau
sur son trône, le tétramorphe ou la Jérusalem céleste, en réponse aux temps troublés
des invasions barbares. C’est toutefois dans l’enluminure et la sculpture carolingiennes, romanes et gothiques que se développe pleinement l’iconographie de l’Apocalypse
et du Jugement dernier. Le vitrail, la tapisserie et la peinture seront également
des supports privilégiés pour cette imagerie. Cette thématique, très prisée à l’époque médiévale, conserve son actualité dès les prémices de la Renaissance: chez les Flamands, les frères Van Eyck (Retable de l’Agneau mystique, installé en 1432) ou Hans Memling (Retable des deux saints Jean, 1474-1479) proposent des visions apaisées et spirituelles
du sujet; en Italie, Fra Angelico puis Luca Signorelli l’inscrivent dans les fresques
de la chapelle saint Brice de la cathédrale d’Orvieto (1447-1449/1499-1502).
Des Bibles xylographiques à la Chapelle Sixtine
C’est toutefois en Allemagne que l’iconographie apocalyptique connaît ses témoignages
les plus marquants: ainsi, à la fin du XVe siècle, la gravure sur bois s’épanouit, donnant naissance à de nombreuses bibles xylographiques. L’une des plus célèbres d’entre-elles
est celle de l’éditeur nurembergeois Anton Koberger (1483), parrain d’Albrecht Dürer.
Ce dernier publie en 1498 son Apocalypsis cum figuris, dont les 15 planches serviront
de modèle à Lucas Cranach et Matthias Gerung, qui érigeront l’Apocalypse en motif privilégié de propagande réformée. Si Dürer n’est pas inconnu des Français Jean Duvet (Apocalypse figurée, 1546-1555) et Bernard Salomon (illustrations de la Bible, 1554),
ces derniers donnent un caractère éminemment personnel à leurs réalisations, contribuant ainsi en faire évoluer l’imagerie. Si l’iconographie apocalyptique est fortement associée
aux artistes réformés du XVe siècle, la Divine Comédie de Dante, composée dans
les années 1310-1320 et inspirée notamment par l’Apocalypse de Paul, aura une influence capitale sur les artistes de la péninsule italienne. Au premier rang d’entre eux Michel-Ange, qui donne l’une des interprétations les plus grandioses du Jugement dernier sur le mur de l’autel de la chapelle Sixtine (fresque achevée en 1541). Les Guerres d’Italie
et leurs désastres ne sont certainement pas étrangers à l’inspiration du maître, dont l’œuvre sera immédiatement diffusée par la gravure.
Derniers sursauts
Les directions données par le Concile de Trente (1545-1563) en matière de représentation des sujets religieux, notamment l’exclusion de toute «indécence» ou «imagerie inhabituelle», contribuent largement au recul de l’iconographie apocalyptique aux XVIIe
et XVIIIe siècles. Certes, des éléments du Livre de la Révélation ou de ses sources
de l’Ancien Testament trouvent encore une expression chez certains artistes (le grand et
le petit Jugement dernier de Rubens dans les années 1616-1620, le Saint Michel archange de Guido Reni en 1635…), mais ils se distinguent largement des modèles médiévaux et
de la tradition protestante, respectant les préceptes de dignité et d’édification des croyants dictés par l’Église catholique. La relative stabilité imposée par les grandes monarchies européennes et l’avènement progressif d’une pensée basée sur la science et la raison contribuent en outre à l’obsolescence qui frappe alors la représentation des scènes
de l’Apocalypse. Celle-ci perdure toutefois chez les caricaturistes britanniques au cours
des guerres du XVIIIe siècle et lors de la Révolution française, dans la tradition
de l’imagerie satirique née à la Réforme, mais c’est bien au XIXe puis au XXe siècle
que le sujet connaît un regain d’intérêt dans le registre des beaux-arts.
Interprétations romantiques
En Angleterre, William Blake, William Turner et John Martin donnent une interprétation nouvelle à l’Apocalypse de Jean, mais aussi à certains textes inspirés par la Bible, La Divine Comédie de Dante (Blake, 1824-1827) et Paradise Lost de John Milton (Martin, 1825-1827). Les artistes romantiques se reconnaissent dans la figure de l’ange déchu et puisent aux sources de l’imagerie populaire, médiévale ou proto-renaissante, comme dans la littérature gothique en vogue. La fin du siècle, pressentant «l’Apocalypse joyeuse» à venir, convoque de manière visionnaire l’imagerie eschatologique comme dans l’Apocalypse de saint Jean d’Odilon Redon (1899), aussi introspective que fidèle au texte. L’horreur inédite des guerres et des catastrophes du XXe siècle réactive de manière exacerbée cette iconographie traditionnelle. Peut-être n’est-ce pas un hasard si l’ouvrage «superlatif» du XXe siècle – «le plus complexe», «le plus grand», «le plus lourd», «le plus cher»… –, édité par Joseph Forêt en 1961 et illustré par des artistes tels que Dalí, Buffet, Foujita, Mathieu et Zadkine, soit une version de l’Apocalypse?
L’exposition Visions Célestes, Visions funestes est à découvrir au Cabinet d’arts graphiques
jusqu’au 31 janvier 2016