Observer L’Hiver d’Alexandre Calame, n’est-ce pas entendre déjà l’adagio du Quintette à deux violoncelles de Schubert? Tout au moins au musée où, pour parodier Baudelaire, les images, les couleurs et les sons se répondent!
Vingt minutes, une œuvre
Les concerts qui se tiennent au musée sont précédés d’une présentation d’une œuvre des collections dont le thème fait écho à celui de la musique. Au jeu des regards croisés, dimanche 7 octobre dans le cadre du cycle «Autour de Schubert», le Quintette à deux violoncelles D 956 était introduit par L’Hiver d’Alexandre Calame.
Un quintette de saison
C’est début octobre 1828 que Schubert achève, moins de deux mois avant sa mort, la composition du Quintette à cordes en ut majeur. Contrairement à la forme classique – adoptée par Mozart ou Beethoven , à deux violons, deux alti et un violoncelle – il comporte un second violoncelle à la place du second alto, formation déjà usitée par Boccherini. La présence de deux violoncelles permet de renforcer les graves, tout en donnant la liberté à l’un d’eux de tenir un rôle mélodique important. Le Quintette K 515 de Mozart et l’Opus 29 de Beethoven sont cependant des références évidentes, ne serait-ce que par le choix de la tonalité de do majeur.
Ce quintette partage, avec les autres compositions tardives que sont la Symphonie en do majeur et la Sonate pour piano en Si bémol mineur, un premier mouvement à développement exceptionnellement long, constituant plus du tiers de la durée totale de l’œuvre. Cet allegro ma non troppo instaure un climat propice à recevoir l’adagio qu’Arthur Rubinstein qualifiait d’«entrée au paradis» et qui, selon ses dernières volontés, accompagna son ensevelissement.
Sans parler de testament musical, cette œuvre constitue une sorte de synthèse de l’influence des aînés – Mozart et Beethoven – et du style propre à Schubert, cette part de candeur, ces visions à la fois sombres et sereines, ces éclats lumineux. Œuvre d’une maturité fauchée par la mort qui pousse à rêver ce que le jeune viennois aurait encore pu composer s’il lui avait été donné de vivre.
Les Quatre Saisons de Calame: chronique d’un «bide» commercial
Occupant tout un mur de la salle du MAH dédiée à Calame et à son maître puis rival Diday, les Quatre Saisons ont une histoire rocambolesque. Louis Perret, un négociant de Neuchâtel, commanda deux pendants à Alexandre Calame. L’artiste proposa deux saisons, motif canonique qu’il n’avait jamais abordé jusqu’ici, mais Perret tenait à deux tableaux alpestres. Après négociation, Perret et Calame tombèrent d’accord sur l’arrangement suivant: le peintre fournirait deux petits paysages alpestres et quatre toiles dédiées chacune à une saison.
Le négociant comptait spéculer sur les Saisons: Calame avait la cote dans toute l’Europe et lui-même un épais carnet d’adresse et un certain savoir-faire commercial. Exposées à Neuchâtel en 1851, les toiles furent acheminées en Russie à l’automne, mais elles ne remportèrent pas l’enthousiasme escompté. Placer quatre tableaux inséparables s’avéra bien plus difficile que prévu, d’autant plus que Perret n’était pas prêt à revoir ses prétentions monétaires à la baisse et que les Calame se vendaient très chers.
Les Saisons revinrent donc en Suisse invendues, leur auteur, blessé de son insuccès, et le négociant, bientôt ruiné. Calame tenta d’aider Perret à vendre les toiles. En vain. Il lui proposa alors de les racheter au prix de vente, mais le marchand refusa. C’est seulement à la mort de ce dernier que Madame Calame, déjà veuve, acquit les toiles chez un créancier de Perret et les offrit au Musée Rath, où elles connurent enfin le succès!
Un thème cher aux romantiques
Des portraits d’Arcimboldo composés de végétaux de saisons aux personnifications antiques, des épisodes bibliques de Nicolas Poussin, aux putti de Boucher s’ébattant dans les cieux sur les plafonds de Versailles, l’iconographie des saisons a connu diverses expressions au fil du temps. Un point commun toutefois: la présence des éléments végétaux, que cela soit sous forme d’attributs, de décor ou d’éléments constitutifs comme chez Arcimboldo. De même, la dimension symbolique des saisons assimilées aux étapes de la vie de l’homme traverse les siècles. Avec le romantisme, la représentation des saisons sous forme de paysage gagne une dimension supplémentaire: au-delà des âges de la vie, elle incarne les états d’âme, les sentiments propres à ces différentes étapes.
L’hiver arrive…
Le Printemps est un paysage composé, un peu artificiel: d’immenses pins parasols, un bâtiment à colonnade pittoresque, un pique-nique bucolique sur nappe de velours attendant des amants étrangement absents… L’Été rayonne de chaleur, ébloui de la blondeur des blés murs. Il invite au repos, en compagnie des faneurs, sous un chêne trônant au centre de la composition. L’Automne, paysage familier d’un bouquet d’arbres qui se clairsèment, sans glorification des ocres des feuillages, s’ouvre sur un lac dont le bleu fané annonce déjà la chute à venir.
Puis vient l’hiver… Il fait nuit, le clair de lune perce les brumes du ciel, les grands arbres, toujours présents, tendent leurs branches noueuses et amaigries vers ce ciel fantastique. Entre leurs troncs sombres, le regard du spectateur, guidé dans le fond du tableau, découvre la noire silhouette de quelque clocher, une curieuse lueur se devinant à une fenêtre. Un tronc est brisé. Au sol, des branches mortes parsèment la neige blafarde. Un muret délimite, au centre, un cimetière à l’abandon, piqué çà et là de quelques croix bancales.
L’auteur genevois Henri Frédéric Amiel fut l’un des premiers admirateurs des Saisons, ainsi qu’en témoigne un passage de son Journal intime. Il décrivit la quatrième toile comme un «clair de lune d’hiver dans un cimetière d’Écosse». L’Écosse, terre de prédilection du romantisme fantastique.
Voyage d’hiver
L’hiver est la mort, chez Calame comme chez Schubert. En 1827, le musicien compose son dernier cycle de lieder, Die Winterreise, sur des poèmes de Wilhelm Müller racontant les errances d’un jeune homme blessé par un amour non partagé, voyageant, solitaire, au cœur de l’hiver.
« Eine Straße muß ich gehen,
Die noch keiner ging zurück. »
Je dois suivre une route dont personne n’est encore revenu.
Au détour d’un vers, on comprend que ce voyage est moins une fuite qu’une marche vers la mort. Ce que suggère le poème devient une évidence dans la musique du lied. Mais la mort, c’est aussi le repos, la paix, la libération dans la vision romantique. Et sans doute aussi dans celle d’un jeune homme qui se sait au seuil de la tombe. «Philosopher, c’est apprendre à mourir.» Mais quand on est Schubert et non Platon, nul doute que «composer, c’est apprendre à mourir». Le Quintette à deux violoncelles en ut majeur est la dernière étape de l’apprentissage.
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